BEL-AMI
MAUPASSANT, VIE ET OEUVRE
DOSSIER CRITIQUE

DOCUMENT 1
Jacques Vassevière :
" Bel Ami ", Balises, Nathan

 

La vie de Maupassant

LA JEUNESSE (1850-1871)

Guy de Maupassant est né le 5 août 1850 à Fécamp. Son père, Gustave de Maupassant, originaire d'une famille lorraine établie en Normandie et anoblie au XVIIIème siècle, avait obtenu le droit de porter la particule peu avant son mariage avec Laure Le Poittevin, qui appartenait à la bourgeoisie industrielle de Rouen. Le frère de Laure était un grand ami de Flaubert, ce qui a entretenu une légende selon laquelle Guy serait le fils du grand romancier, La famille Maupassant mène une vie aisée jusqu'à ce que des difficultés financières contraignent le père, qui menait l'existence d'un dandy, à occuper un emploi dans une banque de Paris : le jeune Guy passe donc l'année scolaire 1859-1860 au lycée Napoléon (aujourd'hui Henri IV). Mais les infidélités de Gustave de Maupassant conduisent à une séparation de fait (qui sera officialisée en 1863) et Laure va s'établir à Étretat avec Guy et son jeune frère Hervé. Un conte de 1884 évoque ainsi le drame d'un adolescent qui surprend une scène violente entre ses parents : " J'éprouvais le bouleversement qu'on a devant les choses surnaturelles, devant les catastrophes monstrueuses, devant les irréparables désastres, Ma tête d'enfant s'égarait, s'affolait. Et je me mis à crier de toute ma force, sans savoir pourquoi" (Garçon, un bock! .. ). De nombreux textes expriment par ailleurs l'horreur du mariage et de la paternité.

Mme de Maupassant confie l'éducation de Guy à un précepteur puis à une institution ecclésiastiques. Le régime sévère de la pension ne lui convient guère, il rêve de navigation, demande à sa mère un bateau, écrit des vers, dont certains sont jugés licencieux : à 18 ans, le jeune Maupassant, qui se montrait de plus en plus indiscipliné, est renvoyé de l'institution d'Yvetôt. Il achève sa scolarité au lycée de Rouen. Le poète Louis Bouilhet, son correspondant, lui fait connaître Flaubert, qui soumet ses premiers vers à une critique sévère.

Bachelier en juillet 1869, Maupassant entreprend (à Paris) des études de droit, interrompues par la guerre de 1870 : cette triste expérience, évoquée dans de nombreux récits, lui inspire un antimilitarisme radical. Il se fait affecter dans l'Intendance, puis remplacer en septembre 1871, avant la fin de son service militaire. Il ne terminera pas ses études.

LES ANNÉES D'APPRENTISSAGE (1872-1880)

" Sur la porte des Ministères, on devrait écrire en lettres noires la célèbre phrase de Dante: Laissez toute espérance, vous qui entrez ." En formulant ce jugement sans appel dans une chronique de 1882 (Les Employés), Maupassant synthétise une expérience de neuf années : en mars 1872, il entre au ministère de la Marine, " vaste bâtiment tortueux comme un labyrinthe et que sillonnaient d'inextricables couloirs, percés par d'innombrables portes donnant entrée dans les bureaux " (L'Héritage, 1884), qu'il quittera en décembre 1878 pour le ministère de l'Instruction publique. Il partage donc la vie des ronds-de-cuir (le mot apparaît à cette époque, Courteline en fait le titre d'un roman) et doit s'accommoder d'une hiérarchie tatillonne, d'un travail répétitif et d'un salaire insuffisant. Comme certains de ses héros (Bel-Ami, dans 1-4, ou M. Lantin dans Les Bijoux), il a dû rêver plus d'une fois de démissionner avec éclat de cet emploi abrutissant...

Ses antidotes sont de deux ordres. D'une part, les parties de plaisir, la "vie gaie avec les camarades", qu'il évoque avec nostalgie en 1890 dans Mouche, Souvenir d'un canotier: "Comme c'était simple, et bon, et difficile de vivre ainsi, entre le bureau à Paris et la rivière à Argenteuil. Ma grande, ma seule, mon absorbante passion, ce fut la Seine. [ ... ] Je l'ai tant aimée, je crois, parce qu'elle m'a donné, me semble-t-il, le sens de la vie " (cf. aussi Une partie de campagne et La Femme de Paul ). Au cours de cette vie très libre, il contracte "la grande vérole, celle dont est mort François 1er", qui l'emportera au terme d'une lente dégradation physique puis mentale. D'autre part, le travail littéraire : il fréquente Flaubert, Zola, Goncourt et ceux qui passent pour leurs disciples (Huysmans, Céard, Alexis, Mirbeau), écrit des récits, des pièces de théâtre et des vers (Une fille lui vaut des poursuites judiciaires pour outrage aux bonnes moeurs). Il prépare un roman qui sera Une vie, publie Le Papa de Simon et travaille à Boule de suif. Cette nouvelle, parue dans Les Soirées de Médan (1880) sous le patronage de Zola, parvenu à la notoriété avec L'Assommoir, connaît un vif succès, qui lui ouvre les portes des journaux. En juin 1880, Maupassant se met en congé de ministère pour se consacrer à la littérature.

LES ANNÉES FÉCONDES (1880-1890)

Flaubert est mort en mars 1880, mais Maupassant est maintenant lancé dans la carrière littéraire, En une dizaine d'années, il publie six romans, deux cents chroniques et trois cents récits (contes et nouvelles). Par le journalisme, il a accès, comme Bel-Ami, aux coulisses du monde politique. En 1881, envoyé en Algérie, par Le Gaulois, il découvre les vices du système colonial français et n'hésite pas à les révéler à ses lecteurs. Son pessimisme foncier est conforté par la lecture de Schopenhauer (en 1880) et par l'aggravation inéluctable de sa maladie, qui l'amène à multiplier les cures thermales et les voyages sur l'eau et au soleil (Maghreb, Italie). Cette vie errante lui permet aussi d'interrompre ses relations mondaines, car depuis qu'il est devenu célèbre il fréquente les salons, qui apparaissent au premier plan des derniers romans, Fort comme la mort et Notre cœur.

LA DÉCHÉANCE (1890-1893)

En 1890 et 1891, sa santé se dégrade rapidement, de nouveaux troubles apparaissent sans cesse, il éprouve des souffrances atroces et consulte un grand nombre de médecins. Les phases de grande activité et de dépression alternent, cependant que s'accentue son état de décrépitude physique et mentale. Le 31 décembre 1891, il écrit: " C'est la mort imminente et je suis fou. " Après avoir tenté de se donner la mort, il est interné le 7 janvier 1892 dans la maison de santé du docteur Blanche, où il meurt le 6 juillet 1893 dans un état de déchéance totale.

" La vie privée d'un homme et sa figure n'appartiennent pas au public ", avait-il écrit trois ans auparavant. Mieux vaut s'intéresser à l’oeuvre qu'à la vie de Maupassant.

L'oeuvre de Maupassant

Maupassant a touché à tous les genres, poésie, théâtre, contes et nouvelles, romans, mais c'est le conteur et le romancier qui sont passés à la postérité. La poésie ne fut pour lui qu'un péché de jeunesse (même si le recueil Des vers ne paraît qu'en 1880) et il s'essaya vainement au théâtre avant de condamner "cette convention fausse, odieuse pour les amateurs de la vérité vraie". En 1891, il s'opposait ainsi à l'adaptation de ses romans à la scène : " Le roman vaut par l'atmosphère créée par l'auteur, par l'évocation spéciale qu'il donne des personnages à chaque lecteur, par le style et la composition. Et on prétend remplacer cela par des gueules de cabotins et de cabotines, par le jargon et la désarticulation du théâtre, qui est loin de donner l'effet de l'écriture de l'oeuvre. " Tout un art poétique se lit dans ces quelques lignes...

DEVANCIERS ET DOCTRINE

Nous préciserons les goûts et les idées littéraires de Maupassant d'après l' Étude sur Gustave Flaubert (1884), l'étude sur Le Roman qui accompagne Pierre et Jean (1888), et L'Évolution du roman au XIXe siècle (1889).

Maupassant affirme que Manon Lescaut est à l'origine de "l'admirable forme du roman moderne": l'abbé Prévost a su nous transmettre "l'impression profonde, émouvante, irrésistible de gens pareils à nous, passionnés et saisissants de vérité." Stendhal est célébré en tant que "primitif de la peinture de mœurs " mais critiqué pour avoir "méconnu la toute-puissance du style". De même, Maupassant admire chez Balzac la "si géniale intuition" qui lui a permis de créer "une humanité tout entière si vraisemblable que tout le monde y crut et qu'elle devint vraie" mais regrette qu'il n'ait pas recherché la perfection. Au contraire, l'oeuvre de Flaubert lui apparaît comme une modèle et A. Vial cite cette confidence du romancier à une amie : "Chaque fois qu'il me semble avoir oublié mon métier, je relis ses livres. C'est le maître, le vrai maître. Nous autres, romanciers, nous devons y recourir sans cesse, comme au plus parfait et au plus harmonieux des artistes. Les livres de Flaubert sont dans la littérature ce que le Parthénon est en architecture : la plus parfaite expression de la beauté artistique. "

Son Étude sur Gustave Flaubert montre qu'il le considère non comme un plat réaliste mais comme un "observateur [ ... ] consciencieux" de la réalité qui sait "comprendre les causes qui amènent les effets", sans "phrases philosophiques", et surtout comme un "impeccable artiste" pour qui "la forme, c'était l'oeuvre elle-même" : "Il croyait au style, c'est-à-dire à une manière unique, absolue, d'exprimer une chose dans toute sa couleur et son intensité." Enfin, si Maupassant apprécie en Zola "une magnifique, éclatante et nécessaire personnalité", il récuse ses élaborations théoriques (et notamment le dogme de la reproduction intégrale de la réalité) : "Je ne crois pas plus au naturalisme et au réalisme qu'au romantisme. [ ... ] Je ne discute jamais littérature, ni principes" (lettre à Paul Alexis, 17 janvier 1877).

La doctrine esthétique de Maupassant tient en effet en quelques affirmations simples et cohérentes :

LES OEUVRES BRÈVES : RÉCITS ET CHRONIQUES

Maupassant a fait l'expérience du journalisme, en ce sens qu'il a beaucoup écrit pour les journaux : deux cents chroniques et trois cents contes et nouvelles témoignent de l'intense activité de celui pour qui la littérature était aussi un gagne-pain.

Formellement, la distinction entre conte et nouvelle paraît délicate. Louis Forestier note que les contes (comme Boule de suif relèvent d'une esthétique romanesque : le narrateur s'efface, les points de vue et les lieux sont multiples, la temporalité s'enrichit d'ellipses et de variations de rythmes. Au contraire, les nouvelles - de loin les plus nombreuses - prennent la forme d'un récit rétrospectif habilement composé qu'un narrateur-personnage (acteur ou témoin) adresse à un destinataire bien défini pour l'étonner ou le faire réfléchir.

Maupassant a multiplié ces courts récits qui avaient alors un public attitré dans les journaux comme le montre cette analyse de Jules Lemaire : "Dans ces dernières années, le conte, assez longtemps négligé, a eu comme une renaissance. Nous sommes de plus en plus pressés; notre esprit veut les plaisirs rapides ou de l'émotion en brèves secousses : il nous faut du roman condensé s'il se peut, ou abrégé si l'on n'a rien de mieux à nous offrir. Des journaux, l'ayant senti, se sont avisés de donner des contes en guise de premier-Paris", c'est-à-dire en première page, où figure normalement l'éditorial. (cité par L. Forestier dans son Introduction aux Contes et nouvelles de Maupassant, Pléiade, t. 1, p.XXXIII)

Le réalisme satirique (parfois cynique) de l'écrivain y brosse une série de portraits où voisinent paysans (La Ficelle, Aux champs), marins (En mer, Le Retour), employés (L'Héritage), petits-bourgeois (Une Partie de campagne), hobereaux normands (Première neige), aristocrates (Fini, Le Signe), colons (Allouma), artistes (Une soirée), canotiers (Mouche, La Femme de Paul), prostituées (La Maison Tellier), etc. Y sont évoqués "le fond vaseux de l'âme" (La Petite Roque), les médiocrités quotidiennes (Mots d'amour), la lâcheté des "honnêtes gens" (Boule de suif) mais aussi la vie difficile des humbles (Le Papa de Simon) et les héroïsmes inattendus (Un duel). Certains récits empruntent leur sujet à l'histoire des hommes, la guerre de 1870-1871 (Deux amis) ou la colonisation (Mohammed-Fripouille); d'autres trahissent à un drame intime (Le Horla, Fou ?, Garçon, un bock! ... ). Érotique, fantastique, tragique, satirique, grotesque, cette oeuvre multiforme aborde tous les registres.

LES ROMANS