Sa femme, déchirée par une inavouable douleur, répéta:
"Non! non. Jamais je ne consentirai!"
Il reprit, s'impatientant:
"Mais il n'y a pas à discuter. Il le faut. Ah! le gredin, comme il nous a joués... Il est fort tout de même. Nous aurions pu trouver beaucoup mieux comme position, mais pas comme intelligence et comme avenir. C'est un homme d'avenir. Il sera député et ministre."
Mme Walter déclara, avec une énergie farouche:
"Jamais je ne lui laisserai épouser Suzanne... Tu entends... jamais! "
Il finit par se fâcher et par prendre, en homme pratique, la défense de Bel-Ami.
"Mais, tais-toi donc... Je te répète qu'il le faut... qu'il le faut absolument. Et qui sait? Peut-être ne le regretterons-nous pas. Avec les êtres de cette trempe là, on ne sait jamais ce qui peut arriver. Tu as vu comme il a jeté bas, en trois articles, ce niais de Laroche-Mathieu, et comme il l'a fait avec dignité, ce qui était rudement difficile dans sa situation de mari. Enfin nous verrons. Toujours est-il que nous sommes pris. Nous ne pouvons plus nous tirer de là."

GF p.356

Elle le regardait bien en face, et elle dit d'une voix irritée et basse:
"Depuis que tu as quitté ta femme, tu préparais ce coup-là, et tu me gardais gentiment comme maîtresse, pour faire l'intérim? Quel gredin tu es!"
Il demanda:
"Pourquoi ça? J'avais une femme qui me trompait. Je l'ai surprise; j'ai obtenu le divorce, et j'en épouse une autre. Quoi de plus simple? "
Elle murmura, frémissante:
"Oh! comme tu es roué et dangereux, toi!"
Il se remit à sourire:
"Parbleu! Les imbéciles et les niais sont toujours des dupes!"
Mais elle suivait son idée:
"Comme j'aurais dû te deviner dès le commencement. Mais non, je ne pouvais pas croire que tu serais crapule comme ça."
Il prit un air digne:
"Je te prie de faire attention aux mots que tu emploies."
Elle se révolta contre cette indignation:
"Quoi! tu veux que je prenne des gants pour te parler maintenant! Tu te conduis avec moi comme un gueux depuis que je te connais, et tu prétends que je ne te le dise pas? Tu trompes tout le monde, tu exploites tout le monde, tu prends du plaisir et de l'argent partout, et tu veux que je te traite comme un honnête homme?"
Il se leva, et la lèvre tremblante:
"Tais-toi, ou je te fais sortir d'ici."
Elle balbutia:
"Sortir d'ici... Sortir d'ici... Tu me ferais sortir d'ici... toi... toi?... "
Elle ne pouvait plus parler, tant elle suffoquait de colère, et brusquement, comme si la porte de sa fureur se fût brisée, elle éclata:
"Sortir d'ici? Tu oublies donc que c'est moi qui l'ai payé, depuis le premier jour, ce logement-là! Ah! oui, tu l'as bien pris à ton compte de temps en temps. Mais qui est-ce qui l'a loué?... C'est moi... Qui est-ce qui l'a gardé?... C'est moi... Et tu veux me faire sortir d'ici. Tais-toi donc, vaurien!

GF p 362/363

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