GUY DE MAUPASSANT : LE ROMAN (1888)
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Le roman
Je n'ai point l'intention de plaider ici pour le petit roman qui suit. Tout
au contraire, les idées que je vais essayer de faire comprendre entraîneraient
plutôt la critique du genre d'étude psychologique que j'ai entrepris dans Pierre
et Jean.
Je veux m'occuper du Roman en général.
Je ne suis pas le seul à qui le même reproche soit adressé
par les mêmes critiques, chaque fois que paraît un livre nouveau.
Au milieu des phrases élogieuses, je trouve régulièrement
celleci sous les mêmes plumes :
"Le plus grand défaut de cette oeuvre, c'est qu'elle n'est pas un
roman à proprement parler."
On pourrait répondre par le même argument :
"Le plus grand défaut de l'écrivain qui me fait l'honneur de me
juger, c'est qu'il n'est pas un critique."
Quels sont en effet les caractères essentiels du critique ?
Il faut que, sans parti pris, sans opinions préconçues, sans
idées d'école, sans attaches avec aucune famille d'artistes, il comprenne,
distingue et explique toutes les tendances les plus opposées, les tempéraments
les plus contraires, et admette les recherches d'art les plus diverses.
Or, le critique qui, après Manon Lescaut, Paul et Virginie,
Don Quichotte, Les Liaisons dangereuses, Werther, Les Affinités électives,
Clarisse Harlowe, Emile, Candide, CinqMars, René, Les Trois
Mousquetaires, Mauprat, Le Père Goriot, La Cousine Bette, Colomba, Le Rouge
et le Noir, Mademoiselle de Maupin, NotreDame de Paris, Salammbô, Madame
Bovary, Adolphe, Monsieur de Camors, L'Assommoir, Sapho, etc., ose
encore écrire : « Ceci est un roman et cela n'en est pas un »,
me paraît doué d'une perspicacité qui ressemble fort à de l'incompétence.
Généralement ce critique entend par roman une aventure plus
ou moins vraisemblable, arrangée à la façon d'une pièce de théâtre en
trois actes dont le premier contient l'exposition, le second l'action et le
troisième le dénouement.
Cette manière de composer est absolument admissible à la
condition qu'on acceptera également toutes les autres.
Existetil des règles pour faire un roman, en dehors
desquelles une histoire écrite devrait porter un autre nom ?
Si Don Quichotte est un roman, Le Rouge et le Noir
en estil un autre ? Si MonteCristo est un roman, L'Assommoir
en estil un ? Peuton établir une comparaison entre les Affinités
électives de Goethe, Les Trois Mousquetaires de Dumas, Madame
Bovary de Flaubert, M. de Camors de M. O. Feuillet et Germinal
de M. Zola ? Laquelle de ces oeuvres est un roman ? Quelles sont
ces fameuses règles ? D'où viennentelles ? Qui les a établies ?
En vertu de quel principe, de quelle autorité et de quels raisonnement ?
Il semble cependant que ces critiques savent d'un façon
certaine, indubitable, ce qui constitue un roman et ce qui le distingue d'un
autre qui n'en est pas un. Cela signifie tout simplement que, sans être des
producteurs, ils sont enrégimentés dans une école, et qu'ils rejettent,
à la façon des romanciers euxmêmes, toutes les oeuvres conçues et exécutées
en dehors de leur esthétique.
Un critique intelligent devrait, au contraire, rechercher tout
ce qui ressemble le moins aux romans déjà faits, et pousser autant que
possible les jeunes gens à tenter des voies nouvelles.
Tous les écrivains, Victor Hugo comme M. Zola, ont réclamé
avec persistance le droit absolu, droit indiscutable de composer, c'estàdire
d'imaginer ou d'observer, suivant leur conception personnelle de l'art. Le
talent provient de l'originalité, qui est une manière spéciale de penser,
de voir, de comprendre et de juger. Or, le critique qui prétend définir le
Roman suivant l'idée qu'il s'en fait d'après les romans qu'il aime, et établir
certaines règles invariables de composition, luttera toujours contre un
tempérament d'artiste apportant une manière nouvelle. Un critique, qui mériterait
absolument ce nom, ne devrait être qu'un analyste sans tendances, sans préférences,
sans passions, et, comme un expert en tableaux, n'apprécier que la valeur
artiste de l'objet d'art qu'on lui soumet. Sa compréhension, ouverte à
tout, doit absorber assez complètement sa personnalité pour qu'il puisse découvrir
et vanter les livres mêmes qu'il n'aime pas comme homme et qu'il doit
comprendre comme juge.
Mais la plupart des critiques ne sont, en somme, que des
lecteurs, d'où il résulte qu'ils nous gourmandent presque toujours à faux
ou qu'ils nous complimentent sans réserve et sans mesure.
Le lecteur qui cherche uniquement dans un livre à satisfaire
la tendance naturelle de son esprit, demande à l'écrivain de répondre à
son goût prédominant, et il qualifie invariablement de remarquable ou de
bien écrit l'ouvrage ou le passage qui plaît à son imagination idéaliste,
gaie, grivoise, triste, rêveuse ou positive.
En somme, le public est composé de groupes nombreux qui nous
crient :
Consolezmoi.
Amusezmoi.
Attristezmoi.
Attendrissezmoi.
Faitesmoi rêver.
Faitesmoi rire.
Faitesmoi frémir.
Faitesmoi pleurer.
Faitesmoi penser.
Seuls, quelques esprits d'élite demandent à l'artiste :
Faitesmoi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le mieux, suivant votre tempérament.
L'artiste essaie, réussit ou échoue.
Le critique ne doit apprécier le résultat que suivant la
nature de l'effort ; et il n'a pas le droit de se préoccuper des
tendances.
Cela a été écrit déjà mille fois. Il faudra toujours le répéter.
Donc après les écoles littéraires qui ont voulu nous donner
une vision déformée, surhumaine, poétique, attendrissante, charmante ou
superbe de la vie, est venue une école réaliste ou naturaliste qui a prétendu
nous montrer la vérité, rien que la vérité et toute la vérité.
Il faut admettre avec un égal intérêt ces théories d'art si
différentes et juger les oeuvres qu'elles produisent, uniquement au point
de vue de leur valeur artistique en acceptant a priori les idées générales
d'où elles sont nées.
Contester le droit d'un écrivain de faire une oeuvre poétique
ou une oeuvre réaliste, c'est vouloir le forcer à modifier son tempérament,
récuser son originalité, ne pas lui permettre de se servir de l'oeil et de
l'intelligence que la nature lui a donnés.
Lui reprocher de voir les choses belles ou laides, petites ou
épiques, gracieuses ou sinistres, c'est lui reprocher d'être conformé de
telle ou telle façon et de ne pas avoir une vision concordant avec la nôtre.
Laissonsle libre de comprendre, d'observer, de concevoir
comme il lui plaira, pourvu qu'il soit un artiste. Devenons poétiquement
exaltés pour juger un idéaliste et prouvonslui que son rêve est médiocre,
banal, pas assez fou ou magnifique. Mais si nous jugeons un naturaliste,
montronslui en quoi la vérité dans la vie diffère de la vérité dans
son livre.
Il est évident que des écoles si différentes ont dû
employer des procédés de composition absolument opposés.
Le romancier qui transforme la vérité constante, brutale et déplaisante,
pour en tirer une aventure exceptionnelle et séduisante, doit, sans souci
exagéré de la vraisemblance, manipuler les événements à son gré, les
préparer et les arranger pour plaire au lecteur, l'émouvoir ou
l'attendrir. Le plan de son roman n'est qu'une série de combinaisons ingénieuses
conduisant avec adresse au dénouement. Les incidents sont disposés et
gradués vers le point culminant et l'effet de la fin, qui est un événement
capital et décisif, satisfaisant toutes les curiosités éveillées au début,
mettant une barrière à l'intérêt, et terminant si complètement
l'histoire racontée qu'on ne désire plus savoir ce que deviendront, le
lendemain, les personnages les plus attachants.
Le romancier, au contraire, qui prétend nous donner une image
exacte de la vie, doit éviter avec soin tout enchaînement d'événements
qui paraîtrait exceptionnel. Son but n'est point de nous raconter une
histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer à
penser, à comprendre le sens profond et caché des événements. A force
d'avoir vu et médité, il regarde l'univers, les choses, les faits et les
hommes d'une certaine façon qui lui est propre et qui résulte de
l'ensemble de ses observations réfléchies. C'est cette vision personnelle
du monde qu'il cherche à nous communiquer en la reproduisant dans un livre.
Pour nous émouvoir, comme il l'a été luimême par le spectacle de la
vie, il doit la reproduire devant nos yeux avec une scrupuleuse
ressemblance. Il devra donc composer son oeuvre d'une manière si adroite,
si dissimulée, et d'apparence si simple, qu'il soit impossible d'en
apercevoir et d'en indiquer le plan, de découvrir ses intentions.
Au lieu de machiner une aventure et de la dérouler de façon
à la rendre intéressante jusqu'au dénouement, il prendra son ou ses
personnages à une certaine période de leur existence et les conduira, par
des transitions naturelles, jusqu'à la période suivante. Il montrera de
cette façon, tantôt comment les esprits se modifient sous l'influence des
circonstances environnantes, tantôt comment se développent les sentiments
et les passions, comment on s'aime, comment on se hait, comment on se combat
dans tous les milieux sociaux, comment luttent les intérêts bourgeois, les
intérêts d'argent, les intérêts de famille, les intérêts politiques.
L'habileté de son plan ne consistera donc point dans l'émotion
ou dans le charme, dans un début attachant ou dans une catastrophe émouvante,
mais dans le groupement adroit de petits faits constants d'où se dégagera
le sens définitif de l'oeuvre. S'il fait tenir dans trois cents pages dix
ans d'une vie pour montrer quelle a été, au milieu de tous les êtres qui
l'ont entourée, sa signification particulière et bien caractéristique, il
devra savoir éliminer, parmi les menus événements innombrables et
quotidiens tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre en lumière, d'une façon
spéciale, tous ceux qui seraient demeurés inaperçus pour des observateurs
peu clairvoyants et qui donnent au livre sa portée, sa valeur d'ensemble.
On comprend qu'une semblable manière de composer, si différente
de l'ancien procédé visible à tous les yeux, déroute souvent les
critiques, et qu'ils ne découvrent pas tous les fils si minces, si secrets,
presque invisibles, employés par certains artistes modernes à la place de
la ficelle unique qui avait nom : l'Intrigue.
En somme, si le Romancier d'hier choisissait et racontait les
crises de la vie, les états aigus de l'âme et du coeur, le Romancier
d'aujourd'hui écrit l'histoire du coeur, de l'âme et de l'intelligence à
l'état normal. Pour produire l'effet qu'il poursuit, c'estàdire l'émotion
de la simple réalité et pour dégager l'enseignement artistique qu'il en
veut tirer, c'estàdire la révélation de ce qu'est véritablement
l'homme contemporain devant ses yeux, il devra n'employer que des faits
d'une vérité irrécusable et constante.
Mais en se plaçant au point de vue même de ces artistes réalistes, on
doit discuter et contester leur théorie qui semble pouvoir être résumée
par ces mots : « Rien que la vérité et toute la vérité. »
Leur intention étant de dégager la philosophie de certains faits constants
et courants, ils devront souvent corriger les événements au profit de la
vraisemblance et au détriment de la vérité, car
Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.
Le réaliste, s'il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même.D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.
Il n'est point
besoin du vocabulaire bizarre, compliqué, nombreux et chinois qu'on nous
impose aujourd'hui sous le nom d'écriture artiste, pour fixer toutes les
nuances de la pensée; mais il faut discerner avec une extrême lucidité
toutes les modifications de la valeur d'un mot suivant la place qu'il
occupe. Ayons moins de noms, de verbes et d'adjectifs au sens presque
insaisissables, mais plus de phrases différentes, diversements construites,
ingénieusement coupées, pleines de sonorités et de rythmes savants. Efforçonsnous
d'être des stylistes excellents plutôt que des collectionneurs de termes
rares.
Il est, en effet, plus difficile de manier la phrase à son gré,
de lui faire tout dire, même ce qu'elle n'exprime pas, de l'emplir de sousentendus,
d'intentions secrètes et non formulées, que d'inventer des expressions
nouvelles ou de rechercher, au fond de vieux livres inconnus, toutes celles
dont nous avons perdu l'usage et la signification, et qui sont pour nous
comme des verbes morts.
La langue française, d'ailleurs, est une eau pure que les écrivains
maniérés n'ont jamais pu et ne pourront jamais troubler. Chaque siècle a
jeté dans ce courant limpide ses modes, ses archaïsmes prétentieux et ses
préciosités, sans que rien surnage de ces tentatives inutiles, de ces
efforts impuissants. La nature de cette langue est d'être claire, logique
et nerveuse. Elle ne se laisse pas affaiblir, obscurcir ou corrompre.
Ceux qui font aujourd'hui des images, sans prendre garde aux
termes abstraits, ceux qui font tomber la grêle ou la pluie sur la propreté
des vitres, peuvent aussi jeter des pierres à la simplicité de leurs confrères
qui ont un corps, mais n'atteindront jamais la simplicité qui n'en a pas.
Guy de Maupassant.
La Guillette, Etretat, septembre 1887.