BEL-AMI / I-5 / 
LES LOUIS DE MME DE MARELLE

               

 

     Georges Duroy, surnommé Bel-Ami, est un journaliste parisien, beau jeune homme plein d’ambition mais encore tout à fait obscur. En proie à des difficultés financières, il s’est vu contraint d’avouer à sa riche maîtresse, Clotilde de Marelle, qu’il n’a plus un sou en poche. Celle-ci lui propose alors de lui prêter de l’argent mais Bel-ami refuse catégoriquement. Au moment où commence cet extrait, Bel-ami vient de raccompagner Mme de Marelle jusqu’à son logis. 

 

Puis il revint à grands pas, se demandant ce qu'il inventerait le lendemain, afin de se tirer d'affaire. Mais, comme il ouvrait la porte de sa chambre, il fouilla dans la poche de son gilet pour y trouver des allumettes, et il demeura stupéfait de rencontrer une pièce de monnaie qui roulait sous son doigt.

            Dès qu'il eut de la lumière, il saisit cette pièce pour l'examiner. C'était un louis de vingt francs !

Il se pensa devenu fou.

            Il le tourna, le retourna, cherchant par quel miracle cet argent se trouvait là. Il n'avait pourtant pas pu tomber du ciel dans sa poche.

            Puis, tout à coup, il devina, et une colère indignée le saisit. Sa maîtresse avait parlé, en effet, de monnaie glissée dans la doublure et qu'on retrouvait aux heures de pauvreté. C'était elle qui lui avait fait cette aumône. Quelle honte !

Il jura : - Ah bien ! je vais la recevoir, après-demain. Elle en passera un joli quart d'heure !

Et il se mit au lit, le coeur agité de fureur et d'humiliation.

Il s'éveilla tard. Il avait faim. Il essaya de se rendormir pour ne se lever qu'à deux heures; puis il se dit : - Cela ne m'avancera à rien, il faut toujours que je finisse par découvrir de l'argent. - Puis il sortit, espérant qu'une idée lui viendrait dans la rue.

Il ne lui en vint pas, mais en passant devant chaque restaurant un désir ardent de manger lui mouillait la bouche de salive. A midi, comme il n'avait rien imaginé, il se décida brusquement : « Bah ! je vais déjeuner sur les vingt francs de Clotilde. Cela ne m'empêchera pas de les lui rendre demain. »

Il déjeuna donc dans une brasserie pour deux francs cinquante. En entrant au journal il remit encore trois francs à l'huissier. - Tenez, Foucart, voici ce que vous m'avez prêté hier soir pour ma voiture.

Et il travailla jusqu'à sept heures. Puis il alla dîner et prit de nouveau trois francs sur le même argent. Les deux bocks de la soirée portèrent à neuf francs trente centimes sa dépense du jour.

Mais comme il ne pouvait se refaire un crédit ni se recréer des ressources en vingt-quatre heures, il emprunta encore six francs cinquante le lendemain sur les vingt francs qu'il devait rendre le soir même, de sorte qu’il vint au rendez-­vous convenu avec quatre francs vingt dans sa poche.

Il était d'une humeur de chien enragé et se promettait bien de faire nette tout de suite la situation. Il dirait à sa maîtresse : - Tu sais, j'ai trouvé les vingt francs que tu as mis dans ma poche l'autre jour. Je ne te les rends pas aujourd'hui parce que ma position n'a point changé, et que je n'ai pas eu le temps de m'occuper de la question d'argent. Mais je te les remettrai la première fois que nous nous verrons.

Elle arriva, tendre, empressée, pleine de craintes. Com­ment allait‑il la recevoir ? Et elle l'embrassa avec persis­tance pour éviter une explication dans les premiers moments.

Il se disait, de son côté : - Il sera bien temps tout à l'heure d'aborder la question. Je vais chercher un joint. Il ne trouva pas de joint et ne dit rien, reculant devant les premiers mots à prononcer sur ce sujet délicat.

Elle ne parla point de sortir et fut charmante de toutes façons.

            Ils se séparèrent vers minuit, après avoir pris rendez-vous seulement pour le mercredi de la semaine suivante, car Mme de Marelle avait plusieurs dîners en ville de suite.

            Le lendemain, en payant son déjeuner, comme Duroy cherchait les quatre pièces de monnaie qui devaient lui rester, il s'aperçut qu'elles étaient cinq, dont une en or.

 

 

 

QUESTIONS D’ANALYSE (20 points) :

 

1)       Etudiez par quelles étapes passe la capitulation de Duroy (6 points)

2)       Etudiez le discours rapporté dans ce texte : formes et fonction (3 points).

3)       Etudiez la typographie du texte et le rythme de la phrase narrative. Que remarquez-vous ? Quel est l’effet produit ? (3 points)

4)       Comment le narrateur rend-il sensible la mauvaise foi de son personnage : par des remarques ironiques ou des analyses psychologiques? par sa façon de conduire le récit? Répondez et précisez en vous appuyant sur le texte (4 points).

5)       Quelle moralité non-exprimée le narrateur veut-il (sans doute) que nous tirions de cette scène, quels jugements sur le héros, et plus généralement sur la nature humaine ? (4 points)

 

 

QUESTION D’ECRITURE  (20 points) :

 

                Vous imaginerez une suite à ce texte. Vous respecterez le mieux que vous pourrez la logique de la situation et les procédés d’écriture observés dans ce texte (longueur équivalente à celle du texte ci-dessus : environ 500 mots).

 

 

 

 

CORRIGE DES QUESTIONS D’ANALYSE

 



1) PAR QUELLES ETAPES PASSE LA CAPITULATION DE DUROY?

 

  1 2 3

Action

(Résumé du passage en une phrase)

 

Bel-Ami décide de restituer à Clotilde le louis d'or qu'elle lui a glissé dans la poche et de lui reprocher vivement ce geste humiliant … … mais, poussé par la faim, il dépense la plus grande partie de cet argent; … … lorsqu'arrive l'heure du rendez-vous, Bel-Ami ne sait plus que dire… et se tait.
Lignes      

Schéma narratif

(Caractérisation des différentes étapes en utilisant la terminologie du "schéma narratif).

 

     
Indications spatio-temporelles      
Evolution des sentiments de Bel-Ami      

 

 

2) LES PROCEDES DU RECIT OBJECTIF

 

a)    Les discours rapportés :

 

Ø      Le style indirect libre :

 

Observez les phrases suivantes :

 

 Il le tourna, le retourna, cherchant par quel miracle cet argent se trouvait là. Il n'avait pourtant pas pu tomber du ciel dans sa poche.

 

Sa maîtresse avait parlé, en effet, de monnaie glissée dans la doublure et qu'on retrouvait aux heures de pauvreté. C'était elle qui lui avait fait cette aumône.

 

Elle arriva, tendre, empressée, pleine de craintes. Com­ment allait‑il la recevoir ?

 

Une partie de ces phrases rapporte les pensées du personnage. A quoi peut-on s'en apercevoir? Qu'est-ce qui distingue ce procédé du discours direct? du discours indirect?

 

 

Ø      Voici divers exemples de discours direct dans le texte : dîtes à quoi on les reconnaît; précisez ce qui les sépare.

 

Quelle honte !

 

Il jura : - Ah bien ! je vais la recevoir, après‑demain. Elle en passera un joli quart d'heure !

 

puis il se dit : - Cela ne m'avancera à rien, il faut toujours que je finisse par découvrir de l'argent.

 

il se décida brusquement : « Bah ! je vais déjeuner sur les vingt francs de Clotilde. Cela ne m'empêchera pas de les lui rendre demain. »

 

-          Tenez, Foucart, voici ce que vous m'avez prêté hier soir pour ma voiture.

 

Il dirait à sa maîtresse : - Tu sais, j'ai trouvé les vingt francs que tu as mis dans ma poche l'autre jour. Je ne te les rends pas aujourd'hui parce que ma position n'a point changé, et que je n'ai pas eu le temps de m'occuper de la question d'argent. Mais je te les remettrai la première fois que nous nous verrons.

 

Il se disait, de son côté : - Il sera bien temps tout à l'heure d'aborder la question. Je vais chercher un joint.

 

 

Ø      Comment expliquez-vous la présence aussi insistante du discours rapporté dans cette scène ? A quoi sert-il? Quel est l'intérêt de cette technique pour un romancier "réaliste"?

 

 

 

3) PORTEE PSYCHOLOGIQUE DU TEXTE : COMMENT LE NARRATEUR FAIT-IL SENTIR LA MAUVAISE FOI DE BEL-AMI ?

 

a)Définissez la mauvaise-foi.

b)Trouvez dans le texte des passages où Bel-Ami se ment plus ou moins consciemment à lui-même :

Réponse : lignes 14-16; 17-18; 26-29; 32-33.

 

Puis il sortit, espérant qu'une idée lui viendrait dans la rue.

Il ne lui en vint pas, mais en passant devant chaque restaurant un désir ardent de manger…

 

A midi, comme il n'avait rien imaginé, il se décida brusquement : « Bah ! je vais déjeuner sur les vingt francs de Clotilde. Cela ne m'empêchera pas de les lui rendre demain. »

 

Il était d'une humeur de chien enragé et se promettait bien de faire nette tout de suite la situation. Il dirait à sa maîtresse : - Tu sais, j'ai trouvé les vingt francs que tu as mis dans ma poche l'autre jour. Je ne te les rends pas aujourd'hui… parce que ma position n'a point changé, et que je n'ai pas eu le temps de m'occuper de la question d'argent.

 

Il se disait, de son côté : - Il sera bien temps tout à l'heure d'aborder la question. Je vais chercher un joint. Il ne trouva pas de joint et ne dit rien, …

 

c) Trouvez aussi un passage où Bel-Ami ment à Clotilde :

 

 

Je ne te les rends pas aujourd'hui parce que ma position n'a point changé, et que je n'ai pas eu le temps de m'occuper de la question d'argent….

 

 

d)Observons deux des passages mentionnés :

 

 

Puis il sortit, espérant qu'une idée lui viendrait dans la rue.

Il ne lui en vint pas, mais en passant devant chaque restaurant un désir ardent de manger…

 

Il se disait, de son côté : - Il sera bien temps tout à l'heure d'aborder la question. Je vais chercher un joint. Il ne trouva pas de joint et ne dit rien, …

 

Qu'est-ce qui rapproche ces passages dans leur forme? Pourquoi la forme choisie souligne-t-elle bien la psychologie du personnage?

 

 

e)Observons maintenant le passage suivant :

Et il se mit au lit, le coeur agité de fureur et d'humiliation.

Il s'éveilla tard. Il avait faim.

 

On ne peut pas parler ici de mauvaise foi mais montrez que l'ironie de l'auteur vis à vis de Bel-Ami s'y exerce d'une façon voisine. Montrez-le.

 

f) En conclusion : Comment Maupassant fait-il apercevoir au lecteur la mauvaise foi de Bel-Ami ? Par l'analyse psychologique ou par sa façon de conduire le récit?

 

4) LE JUGEMENT DE VALEUR DU NARRATEUR SUR SON PERSONNAGE : UN PERSONNAGE ORGUEILLEUX ET LACHE

 

a)      relevez dans le texte les passages suggérant l'orgueil de Bel-Ami.

b)      expliquez pourquoi cet orgueil souligne par contraste la lâcheté du personnage

 

 

 

COMMENTAIRE COMPOSE

BEL-AMI, I,5 - Les louis de Mme de Marelle.

 

 

1)      Le mouvement du texte : le récit d'une capitulation. (question 1)

Ce passage peut être divisé en trois parties sensiblement égales.

Ce texte constitue en effet une petite histoire complète avec sa situation initiale : Bel-Ami découvre le louis et décide de le restituer à Mme de Marelle (ligne 1 à 12); son élément perturbateur : la faim, avec les péripéties qui s'y rattachent (l.13 à 29); son dénouement : la capitulation finale de Bel-Ami (l.30 à 38).

Chacune de ces parties correspond à un moment différent : la situation initiale se situe juste après le repas de midi; la partie centrale couvre la journée et demi qui sépare Bel-Ami de son prochain rendez-vous avec Clotilde; la troisième partie correspond au moment du rendez-vous (sauf la dernière phrase, qui relance un nouveau cycle de l'action).

Chacune de ces parties marque aussi une étape nouvelle dans le comportement psychologique du personnage principal.

Au premier moment du texte, les sentiments dominants sont la colère ("colère"(l.8), "fureur" (l.12)), et la honte (idée reprise par des termes comme "indignée" (l.8), "aumône" (l.10), honte (l.10), "humiliation" (l.12)). Bel-Ami est profondément vexé de recevoir de l'argent de la part d'une femme, il est humilié qu'on ait pu avoir pitié de lui. Aussi décide-t-il de rendre l'argent (l.18) et de reprocher violemment à sa maîtresse son geste indélicat : "je vais la recevoir"; "elle passera un joli quart d'heure" (l.11).

Puis, Bel-Ami se laisse dominer par le "désir ardent de manger" et se résout à prélever sur la pièce d'or donnée par Clotilde les sommes nécessaires à son train de vie habituel. La péripétie se répète quatre fois : il mange au restaurant, midi et soir, rembourse une dette, s'offre "deux bocks", et accompagne chacune de ces démissions de raisonnements illusoires destinés à en minimiser les conséquences. La fureur indignée du début semble bien oubliée.

Le dénouement se déroule en trois temps. Retour au sentiment précédent : à l'approche du rendez-vous, Bel-Ami est à nouveau saisi d'une "humeur de chien enragé" (l.26). Mais comme il n'a guère plus les moyens de préserver sa dignité, il prépare pour sa maîtresse un discours très en retrait par rapport à celui qu'il avait d'abord envisagé : "je te les remettrai la prochaine fois" (l.29). Enfin, quand il se trouve à nouveau en face de Mme de Marelle, Bel-Ami commence par remettre à plus tard le moment de cette pénible explication ("Il sera bien temps tout à l'heure d'aborder la question. Je vais chercher un joint" l.32-33), puis "oublie" tout à fait de lui en parler.

 

2)      Caractéristique littéraire du texte : le style du "récit objectif".

Le passage est essentiellement constitué de la narration des actions, des paroles et des pensées du personnage, objectivement enregistrées par le narrateur. Pas de commentaires du narrateur; quasiment pas d'analyses psychologiques (Juste quelques notations de sentiments : colère, surprise, honte). Le magnétophone, et la caméra.

a) Le magnétophone : Etude du discours rapporté  (question 2) :

On trouve deux sortes de discours rapportés  dans le texte.

Le discours rapporté en style direct est fréquent (7 occurrences). Il fait connaître au lecteur les pensées du personnage (l.10,16), ses soliloques (c'est à dire lorsqu'il semble se parler à lui-même à haute voix : l.11,13,32), ce qu'il compte dire à sa maîtresse (l.27). Une seule fois, il s'agit d'un véritable discours adressé à autrui (l.20). Des verbes introducteurs sont généralement utilisés : "il jura; il se dit; il dirait à sa maîtresse; il se disait". Mais parfois, pour alléger le style, l'auteur se passe de verbes introducteurs (l.10, 17,20), parfois même de guillemets et de tirets (l.10).

Le discours rapporté en style indirect libre est utilisé à trois reprises. Il traduit les pensées de Bel-Ami (l.6-7; 8-10) ou, ponctuellement, de Mme de Marelle (l.30).

Ainsi, le discours rapporté est très présent dans ce passage. Sa fonction est de représenter tout ce qui constitue le "monologue intérieur" du personnage, de permettre au lecteur de suivre les pensées de Bel-Ami. Toute l'action est considérée sous le point de vue de ce dernier. Le discours rapporté est ici l'instrument essentiel de la focalisation interne. Cette technique du point de vue permet au lecteur de rentrer dans la psychologie du personnage. Elle dispense le narrateur de l' "analyse psychologique", ce discours extérieur à l'action, donc ressenti comme peu objectif, peu "réaliste", destiné dans le roman classique à expliquer au lecteur le comportement du personnage.

En préférant à l'analyse psychologique la transcription des paroles et des pensées sous forme de discours, Maupassant a fait aussi le choix du naturel et de la vivacité. En effet, le discours direct a l'intérêt de restituer les paroles ou les pensées dans un style proche de l'oral, avec ses interjections ("Bah!" –l.17-; "Ah bien!" – l.10); ses modalités interrogatives ou exclamatives ("Quelle honte!" – l.10); son vocabulaire familier ("je vais la recevoir"- l.11). En ce qui le concerne, le discours rapporté au style indirect libre a sur le style direct la supériorité d'être presque imperceptible et de se fondre dans le récit tout en gardant la plupart des caractéristiques du langage oral propre au discours direct.

b) La caméra : Etude de la typographie du texte et du rythme de la phrase narrative (question 3):

Le texte ne contient pas moins de dix-huit paragraphes. Par ailleurs, les phrases sont souvent extrêmement brèves, mettant en valeur le noyau verbal. Les verbes d'action, conjugués au passé simple, dominent. Au hasard  : "Il jura … il s'éveilla tard … Il déjeuna donc … il travailla jusqu'à sept heures … il emprunta encore six francs …". Ces choix d'écriture peuvent être rapprochés. Ils s'expliquent par le sens du passage, et – plus généralement – par les conceptions littéraires d'un écrivain "réaliste" comme Maupassant.

Dans cette page, le récit a une fonction énumérative : il s'agit d'évoquer rapidement une succesion d'actions jalonnant la capitulation du personnage principal. Chaque paragraphe est un moment de cet engrenage. La rapidité du récit renforce l'impression d'un piège où le personnage s'engouffre.

 Plus généralement, cette rapidité illustre aussi le choix de Maupassant en faveur du "récit objectif", qui se contente d'enregistrer les actions du personnage comme le ferait une caméra, sans s'attarder sur des descriptions ni sur des analyses psychologiques, sans intervention apparente du narrateur.

3)      Portée psychologique du texte : la mauvaise foi de Bel-Ami. (question 4)

La technique du "récit objectif" chère à Maupassant n'enlève pas sa portée psychologique au roman. Au contraire, la façon dont l'épisode est raconté fait parfaitement ressortir la psychologie du personnage : ici, la mauvaise foi de Bel-Ami. Simplement, à la différence de ce qui se passe parfois dans le roman classique, le sens du texte n'est pas donné par le narrateur, il se dégage du récit lui-même.

Etre de mauvaise foi, c'est mentir, manquer de sincérité.

Dans le texte, nous rencontrons d'abord une forme particulière de mauvaise foi où l'individu est la dupe de ses propres mensonges. Bel-Ami se ment à lui-même par exemple lorsqu'il croit, ou fait semblant de croire, que l'utilisation de l'argent de Clotilde ne l'empêchera pas de la rembourser le lendemain (l.18). Ou  lorsqu'il remet à plus tard le moment de l'explication avec Clotilde en croyant, ou en faisant semblant de croire, qu'il trouvera plus tard "un joint" pour aborder ce sujet délicat (l.32). Peut-être même cette duplicité de Bel-Ami est-elle déjà à l'œuvre à la ligne 15, lorsqu'il décide de sortir de son lit : est-ce vraiment pour se mettre en quête d'argent, comme il le dit, ou songe-t-il déjà – plus ou moins inconsciemment – à s'engouffrer dans quelque restaurant?

Nous trouvons aussi dans le texte la forme classique de la mauvaise foi, c'est à dire le mensonge en direction d'autrui : par exemple, quand Bel-Ami se prépare à dire à Clotilde qu'il n'a "pas eu le temps de (s')occuper de la question d'argent" (l.28). La vérité est qu'il n'a même pas essayé. (Bel-Ami se sert d'ailleurs aussi à lui-même cet argument du manque de temps, ligne 23 : "comme il ne pouvait se refaire un crédit ni se recréer des ressources en vingt-quatre heures…").

Ce processus psychologique complexe n'est jamais "analysé" par Maupassant. On chercherait en vain, par exemple, dans le texte, tout ce champ lexical du mensonge (mauvaise foi, duplicité, manque de sincérité) que nous avons employé dans les lignes précédentes. L'auteur laisse le lecteur interpréter lui-même le comportement de Bel-Ami à partir de ses actes et de ses pensées. Il suscite cependant cette interprétation par sa façon de conduire le récit. A plusieurs reprises, par exemple, Maupassant enchaîne abruptement les épisodes de manière à faire jaillir le contraste entre les pensées et les actes de Bel-Ami. Observons les deux passages suivants :

" Puis il sortit, espérant qu'une idée lui viendrait dans la rue. // Il ne lui en vint pas, mais en passant devant chaque restaurant, un désir ardent…" (l.16).

" Il se disait, de son côté : -Il sera bien temps tout à l'heure d'aborder la question. Je vais trouver un joint // Il ne trouva pas un joint et ne dit rien …" (l.32-33).

On observera comment Maupassant oppose l'intention exprimée par le personnage et la réalité de ses actes : la contradiction est mise en évidence dans les deux cas par une brève phrase négative. La parataxe, c'est à dire l'absence de toute connexion grammaticale (qui aurait pu être un "mais" à l'endroit où nous avons placé une double barre oblique) rend le contraste plus brutal.

Voici deux autres exemples presque semblables :

"Et il se mit au lit, le cœur agité de fureur et d'humiliation. // Il s'éveilla tard. Il avait faim."

"Il était d'une humeur de chien enragé et se promettait de faire nette toute la situation. // Il dirait à sa maîtresse : - Tu sais, j'ai trouvé les vingt francs […] Je ne te les rends pas aujourd'hui…"

La simple juxtaposition des phrases met en contraste l'intention déclarée (la mauvaise humeur, la volonté d'être franc, d'en découdre avec Clotilde) et la réalité du comportement de Bel-Ami (l'abdication devant la faim, l'impossibilité de rembourser).

Ainsi, Maupassant se dispense de l'analyse psychologique, il ne se livre pas davantage à des jugements ironiques défavorables à Bel-Ami : c'est la façon dont il enchaîne les événements de l'histoire qui permet au lecteur de comprendre et de juger le personnage.

 

4) Le jugement de valeur du narrateur sur son personnage : lâcheté de Bel-Ami  (question 5)

Comme nous l'avons vu, le passage est essentiellement constitué de la narration des actions, des paroles et des pensées du personnage, objectivement enregistrées par le narrateur. Mais cette apparente neutralité, caractéristique du narrateur naturaliste, n'empêche pas le romancier de faire sentir au lecteur sa présence ironique, et le jugement négatif qu'il porte sur le personnage.

Pour Maupassant, il ne fait aucun doute que Bel-Ami se comporte ici comme un faible et un lâche, qui préfère le confort d'une vie d' "homme entretenu" à la sauvegarde de sa dignité. Un lecteur d'aujourd'hui trouvera peut-être qu'il n'y a pas de honte à se trouver démuni d'argent, et à s'en laisser prêter par une femme. Mais dans le système de valeurs qui est celui de Maupassant, de son époque, de son milieu social (le code de l'honneur viril), il y a là une entorse à l'idée qu'on se faisait de la dignité masculine et de l'honorabilité. Dans ce contexte, la facilité avec laquelle Bel-Ami cède à la tentation de dépenser l'argent de Clotilde apparaît comme une lâcheté, vraisemblablement jugée comme telle aussi par Maupassant.

La défaillance de Bel-Ami est rendue d'autant plus risible et condamnable qu'il partage lui-même jusqu'à l'excés ce sens de l'honneur viril auquel il déroge. Dans la plupart des paroles qu'il prête à Bel-Ami, Maupassant a pris soin de présenter son personnage comme un matamore : le langage est parfois vulgaire et violent ("je vais la recevoir", "elle passera un joli quart d'heure"), parfois vaniteux et un peu méprisant (voir le ton supérieur employé pour rendre son argent à l'huissier, l. 20 : pas de remerciement, quelques mots jetés en passant). De même ses sentiments sont décrits avec une certaine grandiloquence ("colère indignée", "le cœur agité de fureur et d'indignation") qui traduit la haute opinion que Bel-Ami a de lui-même.

Maupassant montre aussi Bel-Ami obsédé par l'argent, et disposé à profiter de son succès auprés des femmes pour améliorer son existence matérielle. On notera en outre l'absence de tout sentiment tendre à l'égard de sa maîtresse : Bel-Ami est tout entier occupé à ses calculs, à ses arrière-pensées, alors que Madame de Marelle est au contraire décrite "tendre, empressée, charmante". Certes, Bel-Ami n'est pas encore, à cet endroit du roman, le séducteur cynique et avide de pouvoir qu'il va devenir, mais Maupassant prépare le lecteur à une évolution de ce type.