SOREL Julien. Personnage du roman de Stendhal Le Rouge et le Noir (1830). Fils du scieur Sorel pour lequel il n'éprouve pas des sentiments précisément " filiaux ". Dans son village de Verrières il est distingué par le curé Chélan à cause de son intelligence. Il a appris un peu de latin et l'histoire avec un chirurgien major libéral, et rêve de la gloire d'un Napoléon, mais songe à parvenir en entrant dans les ordres. Il devient d'abord précepteur des enfants de M. de Rênal maire de Verrières, et réussit à gagner le coeur de la pure et charmante Mme de Rênal. Son entreprise de séduction relève de l'entreprise militaire. Il se donne des ordres à lui-même. Par exemple, la première fois qu'il prend la main de Mme de Rênal, c'est un geste médité qu'il doit accomplir, à tel moment. Il semble donc aimer par volonté, mais n'en éprouve pas moins bientôt de sincères et délicats sentiments. Ses amours découvertes, il doit quitter la maison des Rênal. Il entre alors au séminaire de Besançon, où il joue à merveille la comédie de la piété. Il en sort grâce à la protection de M. Pirard directeur de ce séminaire. A Paris, vêtu d'un habit noir, il devient secrétaire d'un grand seigneur, le marquis de La Mole, passe bientôt au rang de confident, et le marquis lui fait rapidement obtenir la croix par l'apparence de services diplomatiques. Julien séduit la fille de son protecteur, la fière Mathilde de La Mole, pour laquelle il éprouve un mélange d'amour vrai et de haine de classe. Mathilde se trouve enceinte. Le marquis, informé, ne sait quel parti prendre. Julien propose : "Tuez-moi et camouflez ce meurtre en suicide. " Il est sincère quand il fait cette étonnante proposition. Mais le marquis lui laisse la vie sauve et se décide à lui faire attribuer un titre de noblesse et une lieutenance dans les hussards. Julien a vingt-deux ans. Le mariage va être célébré, mais une lettre de Mme de Rênal, qu'elle a écrite sous la dictée de son directeur [de conscience, le prêtre qui dirige sa conscience], vient dénoncer Julien comme un suborneur de femmes. Julien retourne à Verrières, attend Mme de Rênal à l'église et tire sur elle deux coups de pistolet. Il est arrêté. Aux assises, il plaide coupable et il est condamné à mort. Fatigué de l'ambition, il n'aime plus Mathilde et, avant d'être exécuté, il a un retour d'adoration sentimentale pour sa victime.


L'idée du personnage de Julien Sorel a été fournie à Stendhal par un fait divers publié en 1827 dans la Gazette des tribunaux et concernant un séminariste assassin du nom d'Antoine Berthet, lequel avait tiré sur une Mme Michoud qui avait été sa bienfaitrice. Stendhal a toujours eu un faible pour les histoire criminelles, et celle-ci l'intéressait particulièrement du fait que Berthet lui semblait réunir les conditions qui concourent à former un grand caractère; il était jeune et pauvre, instruit, ambitieux et malheureux. Bonaparte avait justement la pauvreté, l'éducation et l'ambition. Mais Julien Sorel est finalement une image de Stendhal lui-même, qui a utilisé plus d'un souvenir et s'est rappelé ses aspirations et ses haines de jeune homme. " Vu que Julien est un coquin et que c'est mon portrait on se brouille avec moi ", écrit-il en 1831 . Il ne croyait évidemment pas que Julien fût un coquin. C'était un enfant du siècle. […] Sa conduite s'explique par un désaccord entre sa nature véritable et les conditions mesquines de la réussite sociale. Aussi le voit-on parfois tendre et impulsif, parfois calculateur et hypocrite. C'est, dit Stendhal, "l'homme malheureux en guerre avec la société". [...] Son crime est follement romantique; Julien sacrifie sa réussite à la colère d'un moment. On n'a pas manqué de remarquer en effet que Julien est maître de la situation chez les La Mole quand il part précipitamment pour Verrières afin de tuer Mme de Rénal. Sans doute, mais c'est un jeune homme chez lequel la passion l'emporte souvent sur le calcul, et chez lequel aussi la décision et l'exécution se confondent. Mme de Rênal vient de commettre un acte impardonnable contre leur grand amour d'autrefois. Il ne s'agit pas de raisonner. Julien se trouve d'ailleurs à ce moment dans un état second. Il n'est plus du tout maître de soi. De toute façon, Julien Sorel n'a jamais été un vulgaire hypocrite: il a adopté l'hypocrisie parce qu'il la voyait conduire le monde, elle était " son moyen ordinaire de salut ", elle n'était pas son naturel qui souvent revenait au galop. D'ailleurs Julien, à la différence de Tartuffe cherchait moins les profits matériels que les satisfactions d'orgueil. Mais, dans sa prison, il ne croit plus à rien, si ce n'est à l'amour de Mme de Rénal. Comme il n'a plus d'avenir, il est guéri de l'ambition. Il accepte de vivre dans le présent et, malgré les circonstances, parvient à en jouir. […] Ainsi l'histoire de Julien, partie comme une histoire de l'énergie et de l'ambition, s'achève en chant d'amour. […] Si, dans sa prison, Julien n'a plus d'avenir, il l'a décidé lui-même, car l'hypocrisie pourrait lui fournir des moyens de se sauver: une conversion politique ou religieuse lui vaudrait aussitôt de puissants protecteurs. " Que me restera-t-il, demande-t-il, si je me méprise moi-même? J'ai été ambitieux, je ne veux point me blâmer; alors, j'ai agi suivant les convenances du temps. Maintenant, je vis au jour le jour. Mais je me ferais fort malheureux si je me livrais à quelque lâcheté. " L'hypocrisie est incompatible avec le bonheur qu'il vient de découvrir. Julien n'est plus à la fin qu'une âme sensible: " Jamais cette tête n'avait été aussi poétique qu'au moment où elle allait tomber. " On a beaucoup cité la phrase unique sur l'attitude de Julien devant la guillotine: " Tout se passa simplement, convenablement, et de sa part sans aucune affectation. "



J. Br. - extraits de l'article "Julien Sorel" du Dictionnaire des personnages (Laffont-Bompiani).