ALBERT CAMUS / EDITORIAL DE « COMBAT » / LECTURE ANALYTIQUE
Introduction : CAMUS : Auteur français de la première moitié du XX° siècle (1913-1960). Classé dans l’école de l’Absurde : absurdité du destin humain. Figure d’écrivain engagé, mais méfiant vis à vis des idéologies : humanisme. (Essai : L’homme révolté. Le mythe de Sisyphe. Romans : L’étranger. La peste. Théâtre : Les Justes, Caligula.) Journaliste à Alger républicain, position courageuses qui le font mal voir de l’administration coloniale (1937-1940) puis à Combat (voir notes texte).
C’est un "éditorial". Définition : un article prenant position sur l’événement important du moment, un article qui engage la responsabilité du journal, de l’éditeur, d’où son nom. Ici, sur Hiroshima.
Annonce des axes.
1) LES PRISES DE POSITION EXPRIMEES PAR L’ARTICLE :
a) l’événement du jour : l’explosion d’Hiroshima.
Indices :
-3° phrase du texte : « une bombe de la grosseur d’un ballon de football »
-lignes 3 et 8 : « bombe atomique »
-ligne 31 : mention d’ « Hiroshima »
b) Une condamnation de l’attaque nucléaire contre le Japon du 6 Août 1945
La prise de position de l’auteur ne se dégage que progressivement :
Indices :
Les indices implicites :
-Une première phrase énigmatique, mais où domine une tonalité pathétique, qui met sur la voie d’un événement grave.
-expressions hyperboliques du début du texte : « formidable concert », « foule de commentaires enthousiastes », « se répandent » un enthousiasme si excessif qu’il est suspect. On devine une dénonciation implicite de l’enthousiasme de la presse pour la bombe atomique. Procédé de l’antiphrase, de l’ironie.
Les indices explicites :
Les deux dernières phrases exposent en clair la thèse de l'auteur. Albert Camus signale explicitement l'arrivée de sa thèse par une formule introductive : « Nous nous résumerons en une phrase ». La phrase qui suit est brève, cherche à produire un effet de vérité générale par le choix de termes généraux abstraits (« la civilisation mécanique »), à frapper par l'emploi d’un terme fortement dépréciatif (« sauvagerie ») qualifié de façon hyperbolique («au dernier degré de… »). La phrase suivante possède aussi les caractéristiques de l'engagement personnel : ton prophétique (« Il va falloir choisir... »), recherche de l'efficacité rhétorique : cadence ascendante (6/10/28) ; formules péremptoires (« suicide collectif », «utilisation intelligente des conquêtes scientifiques »).
c) un élargissement à des thèmes plus généraux
thème de la science : la condamnation de l’exploitation militaire du progrès scientifique :
-dernière phrase du 1° paragraphe : « Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques ».
-Le thème réapparaît plusieurs fois dans le texte : ligne 14-15 : il regrette que « la science se consacre au meurtre organisé »
- ligne 35 : « la guerre, fléau devenu définitif par le seul effet de l’intelligence humaine ».
thème de la paix : l’appel à la création d’une « véritable société internationale », apte à garantir la paix (l’ONU avant la lettre). Lignes 33-41 ; 2 derniers § du texte.
2) LES CRITIQUES ADRESSEES A LA PRESSE :
a) L’ « indécence » du ton adopté (l. 12). « Indécent » signifie ici : choquant. L'auteur trouve immoral qu'on puisse faire l'éloge d'une invention «terrible » (l. 19) qui vient de faire plusieurs dizaines de milliers de morts. Il leur reproche de se réjouir et même de faire de l’humour (l.20) quand il faudrait pleurer (faire « silence » l.24).
b) Le caractère superficiel de l’information : l’attrait du sensationnel, la recherche du détail « pittoresque » l.20 (« les inventeurs, le coût » l.7) au détriment de la réflexion de fond.
c) La désinformation (la présentation déformée de l’événement), le caractère politiquement orienté de l’information :
la presse a présenté un instrument de mort comme une invention à «vocation pacifique» l.7,
elle a « même » vanté son « caractère indépendant » l.8 : sous-entendu, l’arme nucléaire place les nations européennes sous la dépendance des Etats-Unis et la presse parle d’indépendance ! ligne 25, Camus parle du « roman d’anticipation que les journaux nous proposent » , il les accuse donc de se livrer à des imaginations farfelues comparables à des romans de science-fiction. Dans le paragraphe qui suit (§5), il accuse nommément l’Agence Reuter d’avoir suggéré que la possession de la bombe allait permettre aux Américains de remettre en cause le traité signé avec l’URSS notamment à Potsdam. Spéculation d’abord sans fondement et en outre extrêmement dangereuse pour la paix du monde.
d) Le chauvinisme : le triomphalisme, l’unanimisme suspect de toute la presse alliée (« concert », « américains, anglais et français ») pour se féliciter de la suprématie technologique et militaire que la possession de la bombe donne (et donnera dans « l’avenir » l.6) au bloc occidental (cette idée sera reprise et concrétisée dans le paragraphe 5). Le premier paragraphe du texte ironise sur l’enthousiasme excessif (les « commentaires enthousiastes »), complaisant (« se répandent ») des éloges décernés par la presse aux concepteurs de l'arme nucléaire. Camus semble reprocher à ses confrères journalistes de céder à une épidémie collective d’exaltation chauvine, voire de se prêter à une campagne de presse concertée.
3) LA RHETORIQUE DU TEXTE (L’ART DE CONVAINCRE DU JOURNALISTE) :
a) l’utilisation fréquente d’une stratégie concessive :
Définition : Le raisonnement concessif consiste à admettre en partie, dans un premier mouvement, le point de vue que l’on entend réfuter ; puis, dans un second mouvement, à y opposer sa propre thèse. Les couples de connecteurs logiques « certes … mais… », « sans doute … cependant … », représentent bien ce double mouvement.
Le texte présente plusieurs passages concessifs :
Lignes 14 à 20 : On trouve dans ces lignes deux mouvements concessifs suivis d’une opposition : Sans doute n’est-il pas étonnant que dans notre monde violent la science soit mise au service de la violence (l.14-17). Certes, il est normal que la presse informe sur ces découvertes scientifiques (l.18-19). Cependant, le ton actuel de la presse est indécent (l.19-20).(autre réponse valable, le même exemple sans la première concession des lignes 14-17).
Lignes 23-24 : Certes, l’événement méritait une édition spéciale ». Mais il exige surtout de notre part réflexion sur notre avenir et compassion pour les victimes (« silence »). Lignes 31-37 : Certes, on ne pourrait que se réjouir d'une capitulation du Japon mettant fin à la guerre, mais l'existence de cette arme redoutable nous impose de mettre en place une organisation mondiale des nations susceptible de garantir la paix et l'équilibre du monde.
L’utilisation insistante d’une stratégie concessive (§2-3, 4 et 6) montre le sentiment qu’a l'auteur d'assumer une position personnelle qui le place à contre-courant de l'opinion publique. C'est pourquoi il doit régulièrement apporter des nuances, faire des concessions à l'avis général. Cette situation s'explique par le climat engendré par la 2° guerre mondiale, où l'arme nucléaire pouvait apparaître comme l'instrument de la victoire des pays démocratiques et de la paix.
Ainsi Camus admet successivement qu’on ne peut pas reprocher aux savants de participer à l’effort de guerre, ni aux journalistes de considérer la bombe comme un événement important, et que la capitulation du Japon serait une bonne chose. Mais, il met en garde contre le danger de cette invention et les spéculations politiques qu’elle nourrit.
b) L’utilisation de la tonalité pathétique pour toucher la sensibilité du lecteur
- La dramatisation de l’événement : tournures hyperboliques, superlatifs.
-« la civilisation mécanique vient de parvenir au dernier degré de la sauvagerie »
-« une aussi grave nouvelle » (l.33)
-« un monde livré à tous les déchirements de la violence » (l.14-15)
-« devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité » (l.37)
- La dramatisation de la situation du monde et de l’humanité. L’idée que l’humanité est placée devant un choix décisif, d’où dépend sa survie : une question de vie ou de mort. L’existence même de la planète est menacée.
- « il va falloir choisir entre le suicide collectif et l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques » (l.9-11)
- « choisir définitivement entre l’enfer et la raison » (l.39-40)
- « on offre sans doute à l’humanité sa dernière chance » (l.23)
- « une angoisse nouvelle nous est proposée qui risque bien d’être définitive » (l.21-22)
c) L’art de la maxime : phrases brèves, présent de vérité générale, verbes d’obligation (falloir, devoir) indiquant un comportement à suivre sur un ton impérieux.
- « la paix est le seul combat qui vaille d’être mené » (l.38)
- « Il va falloir choisir ….conquêtes scientifiques « (l.9-11)
- « Ce n’est plus une prière mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison »
d) L’art de la formule imagée :
- la guerre appelée le « meurtre organisé » (l.16)
Conclusion : Un exemple du rôle de l’écrivain engagé. Une condamnation courageuse, à contre-courant de l’opinion publique, la seule prise de position hostile à Hiroshima au moment de l’événement. Un écrivain qui met son habileté rhétorique au service de la cause de la paix.