THESE : L’orgueil de l'homme est sans fondement. En effet...
ARGUMENTS (REFORMULATION) | COMMENTAIRE (MODE DE DEVELOPPEMENT DE L’ARGUMENT) |
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A1 l.1-6
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Parmi les créatures de la nature, l’homme est une des plus chétives. | Raisonnement comparatif (comparaison entre l’homme et les montagnes, l’homme et diverses espèces d’animaux). |
A2 l.6-11
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L’homme dit de lui-même qu’il est « un animal raisonnable », mais qu’en diraient les animaux si on leur demandait leur avis ? | Réfutation d’une idée reçue, obtenue en suggérant une inversion du point de vue hommes/animaux. |
A3 l.11-14
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L’homme est une créature légère et capricieuse. | Prétérition : on déclare ne pas vouloir parler d’une chose dont on parle néanmoins par ce moyen. Ici, La Bruyère annonce qu’il n’emploiera pas un argument jugé trop facile, ou trop cruel … En attendant, l’argument a été mentionné. |
A4 l.14-37
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L’homme passe son temps à se
battre.
a) Certes les animaux chassent
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Deuxième mouvement du raisonnement concessif - la réfutation (l.17-23) Ce mouvement réfutatif est appuyé par un exemple narratif qui constitue une véritable petite fable (la bataille des chats). Réfutation d’une argumentation traditionnelle en faveur de la guerre : la guerre donnerait à l’homme l’occasion de démontrer son courage et son patriotisme ( l.23-26). Dénonciation d’une sorte de paradoxe : l’homme met sa « raison » au service de la « déraison guerrière » ( l.26-37). |
LECTURE ANALYTIQUE
INTRODUCTION :
Jean de La Bruyère est
connu comme un « moraliste ». Par ce terme, on a coutume de désigner
des écrivains – notamment du XVII° siècle, comme Pascal, La Rochefoucauld – qui
traitent de sujets moraux dans une forme brève : maximes, pensées. Le
genre de prédilection de La Bruyère est le portrait. Son principal ouvrage, Les
Caractères (1688), se donne pour but de corriger les hommes de son temps en
leur tendant le miroir grossissant de la caricature. Mais il y a aussi, dans Les
Caractères, des dissertations plus générales comme ce chapitre XII
intitulé : « Des Jugements ». La Bruyère s’y interroge sur la
validité des jugements humains.
Lecture.
L’intention dominante de cet extrait paraît être d’instruire un procès
contre l’orgueil humain ; c’est ce que nous montrerons d’abord. Nous
analyserons ensuite les différentes étapes de ce réquisitoire. Puis nous
étudierons deux procédés qui confèrent au texte sa tonalité polémique :
l’interpellation des hommes, et l’ironie.
1)
UN
REQUISITOIRE CONTRE L’ORGUEIL DES HOMMES :
Le thème de la « gloire » : A trois reprises dans
le texte, l’auteur reproche aux hommes de régler leur comportement sur le souci
de leur « gloire ». Ainsi, ligne 23, c’est l’amour de la
« gloire» qui sert à justifier les
guerres : « Et si les uns ou les autres vous disaient qu’ils aiment
la gloire… » (pour justifier leur goût de la guerre). Ligne 37, « la gloire » est encore dénoncée
comme ce qui pousse les hommes au surarmement. Humoristiquement, La Bruyère
personnifie la gloire : «elle aime le remue-ménage ; elle est
personne de grand fracas ». Dans cette formule, où l’on retrouve le La
Bruyère des portraits, la guerre est déguisée en « petit marquis »,
le vacarme de la mitraille identifié aux rodomontades bruyantes du vaniteux.
Cette phrase, qui achève le texte, renvoie à la définition de l’homme proposée
au début du texte : « espèce d’animaux glorieux et superbes » (l.4).
Au XVII° siècle, les mots « gloire, glorieux » ont un sens
ambivalent : ils ne désignent pas seulement (comme aujourd’hui) l’honneur
reconnu, la réputation justement acquise ; ils désignent aussi le
sentiment de satisfaction de celui qui a mérité de tels honneurs (la fierté,
l’orgueil légitime) ou l’excessif contentement de soi (la prétention, la
superbe, la vanité). C’est ce dernier sens qu’il faut donner à la formule de la
ligne 4 : les hommes sont une espèce d’animaux vaniteux et prétentieux.
Cette insistance lexicale nous aide à identifier la principale intention du
texte : rabattre l’orgueil des hommes.
La comparaison avec les animaux : Tout
au long du texte, La Bruyère compare les hommes aux animaux. Comme dans les
Fables de La Fontaine, La Bruyère fait appel aux chiens, aux chats et aux
loups, au faucon et à la perdrix, à l’éléphant et à la baleine, au lévrier et
au sanglier, au lion et au singe, à la taupe et à la tortue pour juger le monde
des hommes. L’homme est un animal parmi d’autres : les animaux sont ses
« confrères », rappelle malicieusement La Bruyère (l.10) ;
plusieurs locutions du texte désignant l’homme suggèrent la même idée :
« animaux glorieux et superbes », « animal raisonnable». Ce seul
rappel constitue déjà une incitation à plus de modestie et justifie la
comparaison. Or l’homme se juge supérieur aux « autres »
animaux alors qu’il leur est bien souvent très inférieur : « animaux
glorieux et superbes qui méprisez toute autre espèce, qui ne faites même pas
comparaison avec l’éléphant et la baleine » (l.5). Ainsi est annoncée l’idée qui sert de base à
l’argumentation : l’orgueil humain est sans fondement. La comparaison avec
les animaux sera le moyen de démontrer cette thèse.
Etudions maintenant
les étapes de la démonstration.
2) LES ETAPES DE L’ARGUMENTATION :
1° argument : Petitesse de l’homme dans la
nature : Le premier argument du
texte (l.1 à 6) est d’ordre physique. Face aux
« montagnes voisines du ciel », face à l’éléphant et à la
baleine, les « petits hommes, hauts de six pieds, tout au plus de
sept » ne soutiennent pas la comparaison.
2° argument : Relativité du jugement humain : Le
second argument (l.6 à 11) attaque l’homme sur sa prétention à la supériorité
intellectuelle. « J’entends corner sans cesse à mes oreilles :
l’homme est un animal raisonnable ». Le mot familier « corner »,
au double sens de « parler très fort » et de « ressasser »
désigne péjorativement cette formule comme une idée à réfuter. L’homme se
considère comme un « animal raisonnable ». Mais ce jugement
est-il digne de foi, dès lors que c’est
l’homme lui-même qui le porte? Qu’en diraient les animaux si on leur demandait
leur avis ? En suggérant cette inversion du point de vue qu’on trouve très
souvent aussi chez La Fontaine, La Bruyère tente d’ébranler notre certitude sur
l’objectivité de notre jugement. A partir de cet endroit, toute l’argumentation
va s’orienter vers la réfutation du caractère raisonnable de l’homme.
3° argument : « Légèretés » et «folies des hommes » : Les lignes 11
à 14 développent, à la manière d’une prétérition, un nouvel argument contre le
caractère raisonnable de l’homme. La prétérition est un procédé de
rhétorique : on déclare ne pas vouloir parler d’une chose dont on parle
néanmoins par ce moyen. C’est exactement ce que fait La Bruyère :
« Je ne parle point, ô hommes, de vos légèretés, de vos folies et de
vos caprices… ». L’argument ne
sera peut-être pas développé, mais il a été compris. Cela suffit !
4° argument : Folie guerrière des hommes :
maintenant, et jusqu’à la fin du texte, La
Bruyère se centre sur l’argument de la guerre : leur attrait pour la
guerre est la meilleure preuve de la déraison humaine. Mais il vaut la peine de
détailler la description du raisonnement qui est complexe :
a) Concession : de la ligne 14 à la ligne 17, le raisonnement
commence par un mouvement concessif : il est vrai que les animaux
chassent, comme les hommes. « Je consens aussi que vous disiez d’un homme
qui court le sanglier (…) : voilà un brave homme ». Le verbe
« consentir » est un indice typique de la concession.
b) Fable : le passage suivant (l.17 à 23) commence
par « Mais » ; il amène le second mouvement de la
concession : l’opposition. La guerre se conçoit entre espèces différentes,
« mais » elle est absurde entre individus d’une même espèce comme la
pratiquent les hommes. A l’appui de cet argument, La Bruyère nous propose un
développement narratif, une petite fable mettant en scène des animaux et
tendant à prouver que les animaux ne se combattent pas au sein d’une même
espèce. La principale scène de la fable montre un combat de chats en cinq
phases : le rassemblement, les cris ou miaulements, l’affrontement, le
corps à corps, et le spectacle après la bataille ; le tout sur le modèle
d’une bataille humaine. La présence
anaphorique de la conjonction « si » indique bien la nature
hypothétique de comportements aussi absurdes : « si vous
voyez… » ; « si l’on vous disait …» ; « et si les
loups faisaient de même… ».
c) Réfutation de l’héroïsme : la dernière phrase
hypothétique (le dernier « si », l.23-26 ) ne se contente pas de
mettre en place une situation imaginaire, elle a pour fonction de réfuter un
argument courant en faveur de la guerre, la valeur de l’héroïsme. Si les
animaux justifiaient leurs tueries fratricides par un éloge des vertus
guerrières, comme le font les hommes, nous nous moquerions d’eux (« ne
ririez-vous pas de tout votre cœur de l’ingénuité de ces pauvres bêtes »).
d) Paradoxe : la « raison » de l’homme mise
au service de la « déraison guerrière » : enfin,
la dernière partie du texte (l.26-37) présente un nouvel argument accompagné
d’une gradation (cf le jeu des deux
connecteurs « déjà »(l.26)-« Mais »(l.32) . Le caractère
« raisonnable » des hommes, leur supériorité sur les animaux réside
finalement dans leur capacité à inventer des armes de plus en plus meurtrières.
Etrange supériorité. Ce paradoxe achève de démontrer l’incongruité de l’orgueil
humain.
Mais ce discours
contre les hommes doit séduire les hommes s’il veut convaincre. Ce sera la
fonction de deux procédés rhétoriques : l’apostrophe et l’ironie.
3)
L’INTERPELLATION
DES HOMMES :
Par certains procédés
qu’il convient d’étudier, le texte met en place une situation d’énonciation
particulière qui donne sa force à la polémique. Le texte tout entier est une
longue apostrophe.
L’apostrophe est selon le Larousse « une interpellation brusque et peu
courtoise ». Dès le début, on trouve l’interpellation méprisante :
« Petits hommes… », qui se prolonge par des impératifs sommant les hommes de prêter attention aux
remarques du moraliste : « approchez, hommes, répondez un peu à
Démocrite » ; « laissez-les un peu se définir
eux-mêmes » ; « écoutez-moi un moment ». L’emploi de
l’impératif, mode de l’ordre, indique la volonté de l’énonciateur de rudoyer
son destinataire, de le prendre à parti . A deux reprises, La Bruyère utilise
le tour familier « un peu » qui renforce le ton de défi de ces
impératifs. Les verbes « approchez », « écoutez-moi un
moment » sont ceux d’un orateur improvisé qui harangue dans la rue une
foule hésitante et qui l’incite à s’approcher pour faire cercle autour de lui.
Ils contribuent à conférer un caractère de langue orale et (relativement)
familière à cette page. Le discours s’adresse à l’humanité toute entière, comme
si l’argumentateur, non sans orgueil, se retranchait du nombre des hommes et se
plaçait au dessus d’eux. Il n’hésite pas à s’engager à titre personnel dans la
dispute, comme le montre la récurrence
de la première personne : « J’entends corner » ;
« Je ne parle point » ; « Je consens » ;
«écoutez-moi »; « à mon gré ». Par ailleurs, la deuxième personne est omniprésente
dans le texte. La deuxième personne du pluriel désigne les hommes en général,
mais derrière ce destinataire théorique, c’est bien entendu le lecteur réel qui
est sans arrêt sollicité. L’auteur multiplie les adresses directes sous forme
de questions : « et
vous autres ; qui êtes-vous ? » ; « qui vous a passé
cette définition ? » ; ou encore sous forme d’interro-négatives qui sont des questions plus pressantes
dans la mesure où elles suggèrent fortement un assentiment du
destinataire : « Ne dîtes-vous pas … ? » ; « ne
diriez-vous pas …? » ;
« ne ririez-vous pas… ?» . L’auteur engage un dialogue
fictif avec le lecteur, en isolant par des moyens
typographiques des idées qu’il ne reprend pas à son compte et qu’il
discute. Il cite en italiques
des formules courantes qui traduisent les mauvaises coutumes des hommes
(« vous donner sans pudeur de la
hautesse et de l’éminence ») et
leurs jugements intéressés (« des loups ravissants, des lions
furieux, malicieux comme un singe » ; « l’homme est un animal
raisonnable »). Il rapporte entre
guillemets ce que sont ou ce que seraient les réactions des hommes
devant certaines situations réelles ou imaginaires («Voilà un bon
oiseau » ; « c’est un bon lévrier » ; « Voilà un brave
homme » ; « Voilà le plus abominable sabbat dont on ait jamais ouï parler » ; « quels
hurlements ! quelle boucherie !»). Ces procédés introduisent dans le
texte un ton très direct, du naturel, de la vie, du rythme : alternance de longues phrases explicatives et de
courtes phrases de dialogue. La vigueur avec laquelle l’auteur s’en
prend à lui pourrait rebuter le lecteur, mais la vivacité de l’algarade le
réjouit et accroche son intérêt. C’est une forme efficace de polémique,
qu’agrémente encore l’ironie.
4)
L’IRONIE :
Autre atout de la
verve polémique, le procédé de l’ironie. On le trouve essentiellement dans les
deux dernières phrases du texte (l.26 à 38), qui sont fort longues et
segmentées par des points-virgules. Il y a bien quelques traces localisées
d’ironie dans le reste du texte (l’expression élogieuse « ô
hommes ! » employée par antiphrase au beau milieu d’une critique
cinglante, l.12 ; l’expression « ce beau rendez-vous » pour
désigner le rendez-vous de la bataille, l.25) mais c’est à partir de la ligne
26 que la satire explicite et ouverte bascule dans le procédé inverse, fondé
sur l’implicite et l’accusation indirecte : l’ironie.
Etude de la première phrase :
L’orateur feint d’abord de partager la bonne opinion que les hommes ont
d’eux-mêmes : « Vous avez, en animaux raisonnables,… ». Il
adopte à l’égard des animaux la même attitude méprisante que les hommes, comme
on le voit dans la périphrase : « ceux qui ne se servent que de leurs
dents et de leurs ongles ». Il
félicite les hommes de leur inventivité dans le domaine des
armements : « et à mon gré fort judicieusement ». Mais, plus on
s’avance dans cette première phrase, plus les éloges décernés aux hommes
prennent une tournure paradoxale et absurde qui sert de révélateur à l’ironie :
c’est particulièrement sensible dans l’oxymore final : « craindre /
d’en échapper ». Sauver sa vie n’est pas, logiquement, quelque chose que
l’on puisse craindre. L’absurdité de la formule finale fait imploser la fausse
logique du discours ironique.
Etude de la deuxième phrase :
Comme la précédente cette phrase commence par des formules (faussement)
élogieuses : « comme vous devenez d’année en année plus
raisonnables… ». Les inventions meurtrières des hommes sont décrites avec
des périphrases qui en atténuent l’aspect choquant (ce sont des euphémismes : « petits globes
… autres plus pesants et
massifs »), les présentant comme de merveilleux jouets, absolument comme
le ferait quelqu’un voulant mettre en valeur l’ingéniosité des hommes en
dissimulant la réalité odieuse du but poursuivi. La construction syntaxique,
fondée sur une gradation, est typique du discours d’éloge : « vous
avez … vous en avez d’autres…. sans compter ceux…. ». Après la
gradation , l’accumulation : « enfoncent… vont… font sauter… ; tombant …. enlevant… ;
la femme, l’enfant et la nourrice ». Formellement, nous sommes dans l’éloge
emphatique. Mais, comme dans la phrase précédente, la fin de la phrase fait
éclater l’absurdité du raisonnement par le contraste entre le sens apparent et
la tonalité pathétique qui se dégage de l’évocation : « et font
sauter en l’air, avec vos femmes, l’enfant et la nourrice ».
Forme indirecte et
donc plus élégante de polémique, l’ironie permet à La Bruyère d’abandonner le
ton agressif du début du texte et de terminer sur une note d’humour qui achève
de séduire le lecteur.
CONCLUSION :
La règle d’or du
classicisme était de plaire en éduquant, d’amuser pour éduquer : La
Fontaine, Molière, par exemple, se revendiquent sans cesse de cette esthétique.
Nous avons montré la même préoccupation chez La Bruyère. Par la vivacité, le
naturel, du dialogue qu’il instaure avec le lecteur , par l’ironie, il se
donne les meilleurs moyens d’amener le lecteur à sa thèse : l’orgueil de
l’homme est sans fondement. L’homme n’est pas, comme il le croit, plus
raisonnable que les animaux. Tout le prouve, et notamment cette folie
meurtrière qu’est la guerre. Comme on le voit, La Bruyère peut être rattaché au
pessimisme chrétien du XVII° siècle (Pascal, par exemple), qui rabaisse l’homme
pour l’inciter à rechercher son salut dans la foi plutôt que dans les vaines
conquêtes du monde, qui lui répète sans cesse qu’il n’est rien et que Dieu est
tout. On peut partager ou non cette vision des choses. En tous cas, il est
difficile de ne pas applaudir à la satire de la guerre contenue par le texte.
Pour étudier ce
texte comme un texte d'argumentation :
Questions (10 points)
1 ) Rapprochez la première et
la dernière phrase du texte pour trouver l'idée qui sert de base à
l'argumentation (3pts)
2 ) Quelles sont les différentes étapes de
l'argumentation, de la ligne 1 à 14 (jusqu'à "...mais écoutez-moi un
moment") ? (5 pts)
3 ) La Bruyère, dans cette
page, utilise différents tons. Relevez l'un d'eux en vous appuyant sur une
citation du texte que vous commenterez. (2 pts)
Ecriture (10 points)
En imitant les procédés utilisés par La Bruyère, vous raillerez à votre tour l’utilisation déraisonnable que font parfois de leur intelligence les hommes d’aujourd’hui.