LA BRUYERE 

LES CARACTERES (XII, « Des Jugements ») – 1688.

 

 

 

CIRCUIT ARGUMENTATIF DU TEXTE 

 

 

THESE : L’orgueil de l'homme est sans fondement. En effet...

 

  ARGUMENTS (REFORMULATION) COMMENTAIRE
(MODE DE DEVELOPPEMENT DE L’ARGUMENT)

A1

l.1-6

 

Parmi les créatures de la nature, l’homme est une des plus chétives. Raisonnement comparatif (comparaison entre l’homme et les montagnes, l’homme et diverses espèces d’animaux).

A2

l.6-11

 

L’homme dit de lui-même qu’il est « un animal raisonnable », mais qu’en diraient les animaux si on leur demandait leur avis ? Réfutation d’une idée reçue, obtenue en suggérant une inversion du point de vue hommes/animaux.

A3

l.11-14

 

L’homme est une créature légère et capricieuse. Prétérition : on déclare ne pas vouloir parler d’une chose dont on parle néanmoins par ce moyen. Ici, La Bruyère annonce qu’il n’emploiera pas un argument jugé trop facile, ou trop cruel … En attendant, l’argument a été mentionné.

A4 

l.14-37

 

L’homme passe son temps à se battre.

a) Certes les animaux chassent



b) Mais les animaux ne s’entretuent pas entre membres d’une même espèce.

 


c) Si les animaux justifiaient leurs tueries par un éloge de l’héroïsme, nous nous moquerions d’eux. 



d) Les hommes consacrent leur prétendue intelligence à perfectionner leurs moyens d’extermination.

 


Premier mouvement d’un raisonnement concessif - la concession proprement dite (l.14-17)

Deuxième mouvement du raisonnement concessif  - la réfutation (l.17-23) Ce mouvement réfutatif est appuyé par un exemple narratif qui constitue une véritable petite fable (la bataille des chats).

Réfutation d’une argumentation traditionnelle en faveur de la guerre : la guerre donnerait à l’homme l’occasion de démontrer son courage et son patriotisme ( l.23-26).

Dénonciation d’une sorte de paradoxe : l’homme met sa « raison » au service de la « déraison guerrière » ( l.26-37).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LECTURE ANALYTIQUE 

 

 

INTRODUCTION :

Jean de La Bruyère est connu comme un « moraliste ». Par ce terme, on a coutume de désigner des écrivains – notamment du XVII° siècle, comme Pascal, La Rochefoucauld – qui traitent de sujets moraux dans une forme brève : maximes, pensées. Le genre de prédilection de La Bruyère est le portrait. Son principal ouvrage, Les Caractères (1688), se donne pour but de corriger les hommes de son temps en leur tendant le miroir grossissant de la caricature. Mais il y a aussi, dans Les Caractères, des dissertations plus générales comme ce chapitre XII intitulé : « Des Jugements ». La Bruyère s’y interroge sur la validité des jugements humains.

Lecture.

L’intention dominante de cet extrait paraît être d’instruire un procès contre l’orgueil humain ; c’est ce que nous montrerons d’abord. Nous analyserons ensuite les différentes étapes de ce réquisitoire. Puis nous étudierons deux procédés qui confèrent au texte sa tonalité polémique : l’interpellation des hommes, et l’ironie.

 

1)      UN REQUISITOIRE CONTRE L’ORGUEIL DES HOMMES :

Le thème de la « gloire » : A trois reprises dans le texte, l’auteur reproche aux hommes de régler leur comportement sur le souci de leur « gloire ». Ainsi, ligne 23, c’est l’amour de la « gloire» qui  sert à justifier les guerres : « Et si les uns ou les autres vous disaient qu’ils aiment la gloire… » (pour justifier leur goût de la guerre). Ligne 37,  « la gloire » est encore dénoncée comme ce qui pousse les hommes au surarmement. Humoristiquement, La Bruyère personnifie la gloire : «elle aime le remue-ménage ; elle est personne de grand fracas ». Dans cette formule, où l’on retrouve le La Bruyère des portraits, la guerre est déguisée en « petit marquis », le vacarme de la mitraille identifié aux rodomontades bruyantes du vaniteux. Cette phrase, qui achève le texte, renvoie à la définition de l’homme proposée au début du texte : « espèce d’animaux glorieux et superbes » (l.4). Au XVII° siècle, les mots « gloire, glorieux » ont un sens ambivalent : ils ne désignent pas seulement (comme aujourd’hui) l’honneur reconnu, la réputation justement acquise ; ils désignent aussi le sentiment de satisfaction de celui qui a mérité de tels honneurs (la fierté, l’orgueil légitime) ou l’excessif contentement de soi (la prétention, la superbe, la vanité). C’est ce dernier sens qu’il faut donner à la formule de la ligne 4 : les hommes sont une espèce d’animaux vaniteux et prétentieux. Cette insistance lexicale nous aide à identifier la principale intention du texte : rabattre l’orgueil des hommes.

La comparaison avec les animaux : Tout au long du texte, La Bruyère compare les hommes aux animaux. Comme dans les Fables de La Fontaine, La Bruyère fait appel aux chiens, aux chats et aux loups, au faucon et à la perdrix, à l’éléphant et à la baleine, au lévrier et au sanglier, au lion et au singe, à la taupe et à la tortue pour juger le monde des hommes. L’homme est un animal parmi d’autres : les animaux sont ses « confrères », rappelle malicieusement La Bruyère (l.10) ; plusieurs locutions du texte désignant l’homme suggèrent la même idée : « animaux glorieux et superbes », « animal raisonnable». Ce seul rappel constitue déjà une incitation à plus de modestie et justifie la comparaison. Or l’homme se juge supérieur aux « autres » animaux alors qu’il leur est bien souvent très inférieur : « animaux glorieux et superbes qui méprisez toute autre espèce, qui ne faites même pas comparaison avec l’éléphant et la baleine » (l.5). Ainsi  est annoncée l’idée qui sert de base à l’argumentation : l’orgueil humain est sans fondement. La comparaison avec les animaux sera le moyen de démontrer cette thèse.

Etudions maintenant les étapes de la démonstration.

 

2)    LES ETAPES DE L’ARGUMENTATION :

1° argument : Petitesse de l’homme dans la nature :  Le premier argument du texte (l.1 à 6) est d’ordre physique. Face aux  « montagnes voisines du ciel », face à l’éléphant et à la baleine, les « petits hommes, hauts de six pieds, tout au plus de sept » ne soutiennent pas la comparaison.

2° argument : Relativité du jugement humain : Le second argument (l.6 à 11) attaque l’homme sur sa prétention à la supériorité intellectuelle. « J’entends corner sans cesse à mes oreilles : l’homme est un animal raisonnable ». Le mot familier « corner », au double sens de « parler très fort » et de « ressasser » désigne péjorativement cette formule comme une idée à réfuter. L’homme se considère comme un « animal raisonnable ». Mais ce jugement est-il  digne de foi, dès lors que c’est l’homme lui-même qui le porte? Qu’en diraient les animaux si on leur demandait leur avis ? En suggérant cette inversion du point de vue qu’on trouve très souvent aussi chez La Fontaine, La Bruyère tente d’ébranler notre certitude sur l’objectivité de notre jugement. A partir de cet endroit, toute l’argumentation va s’orienter vers la réfutation du caractère raisonnable de l’homme.

3° argument : « Légèretés » et  «folies des hommes » : Les lignes 11 à 14 développent, à la manière d’une prétérition, un nouvel argument contre le caractère raisonnable de l’homme. La prétérition est un procédé de rhétorique : on déclare ne pas vouloir parler d’une chose dont on parle néanmoins par ce moyen. C’est exactement ce que fait La Bruyère : « Je ne parle point, ô hommes, de vos légèretés, de vos folies et de vos  caprices… ». L’argument ne sera peut-être pas développé, mais il a été compris. Cela suffit !

4° argument : Folie guerrière des hommes :  maintenant, et jusqu’à la fin du texte, La Bruyère se centre sur l’argument de la guerre : leur attrait pour la guerre est la meilleure preuve de la déraison humaine. Mais il vaut la peine de détailler la description du raisonnement qui est complexe :

a) Concession : de la ligne 14 à la ligne 17, le raisonnement commence par un mouvement concessif : il est vrai que les animaux chassent, comme les hommes. « Je consens aussi que vous disiez d’un homme qui court le sanglier (…) : voilà un brave homme ». Le verbe « consentir » est un indice typique de la concession.

b) Fable : le passage suivant (l.17 à 23) commence par « Mais » ; il amène le second mouvement de la concession : l’opposition. La guerre se conçoit entre espèces différentes, « mais » elle est absurde entre individus d’une même espèce comme la pratiquent les hommes. A l’appui de cet argument, La Bruyère nous propose un développement narratif, une petite fable mettant en scène des animaux et tendant à prouver que les animaux ne se combattent pas au sein d’une même espèce. La principale scène de la fable montre un combat de chats en cinq phases : le rassemblement, les cris ou miaulements, l’affrontement, le corps à corps, et le spectacle après la bataille ; le tout sur le modèle d’une bataille humaine.  La présence anaphorique de la conjonction « si » indique bien la nature hypothétique de comportements aussi absurdes : « si vous voyez… » ; « si l’on vous disait …» ; « et si les loups faisaient de même… ».

c) Réfutation de l’héroïsme : la dernière phrase hypothétique (le dernier « si », l.23-26 ) ne se contente pas de mettre en place une situation imaginaire, elle a pour fonction de réfuter un argument courant en faveur de la guerre, la valeur de l’héroïsme. Si les animaux justifiaient leurs tueries fratricides par un éloge des vertus guerrières, comme le font les hommes, nous nous moquerions d’eux (« ne ririez-vous pas de tout votre cœur de l’ingénuité de ces pauvres bêtes »).

d) Paradoxe : la « raison » de l’homme mise au service de la « déraison guerrière »  : enfin, la dernière partie du texte (l.26-37) présente un nouvel argument accompagné d’une gradation  (cf le jeu des deux connecteurs « déjà »(l.26)-« Mais »(l.32) . Le caractère « raisonnable » des hommes, leur supériorité sur les animaux réside finalement dans leur capacité à inventer des armes de plus en plus meurtrières. Etrange supériorité. Ce paradoxe achève de démontrer l’incongruité de l’orgueil humain.

Mais ce discours contre les hommes doit séduire les hommes s’il veut convaincre. Ce sera la fonction de deux procédés rhétoriques : l’apostrophe et l’ironie.

 

 

 

3)      L’INTERPELLATION DES HOMMES :

Par certains procédés qu’il convient d’étudier, le texte met en place une situation d’énonciation particulière qui donne sa force à la polémique. Le texte tout entier est une longue apostrophe. L’apostrophe est selon le Larousse « une interpellation brusque et peu courtoise ». Dès le début, on trouve l’interpellation méprisante : « Petits hommes… », qui se prolonge par des impératifs sommant les hommes de prêter attention aux remarques du moraliste : « approchez, hommes, répondez un peu à Démocrite » ; « laissez-les un peu se définir eux-mêmes » ; « écoutez-moi un moment ». L’emploi de l’impératif, mode de l’ordre, indique la volonté de l’énonciateur de rudoyer son destinataire, de le prendre à parti . A deux reprises, La Bruyère utilise le tour familier « un peu » qui renforce le ton de défi de ces impératifs. Les verbes « approchez », « écoutez-moi un moment » sont ceux d’un orateur improvisé qui harangue dans la rue une foule hésitante et qui l’incite à s’approcher pour faire cercle autour de lui. Ils contribuent à conférer un caractère de langue orale et (relativement) familière à cette page. Le discours s’adresse à l’humanité toute entière, comme si l’argumentateur, non sans orgueil, se retranchait du nombre des hommes et se plaçait au dessus d’eux. Il n’hésite pas à s’engager à titre personnel dans la dispute, comme le montre la récurrence de la première personne : « J’entends corner » ; « Je ne parle point » ; « Je consens » ; «écoutez-moi »; « à mon gré ». Par ailleurs, la deuxième personne est omniprésente dans le texte. La deuxième personne du pluriel désigne les hommes en général, mais derrière ce destinataire théorique, c’est bien entendu le lecteur réel qui est sans arrêt sollicité. L’auteur multiplie les adresses directes sous forme de questions : « et vous autres ; qui êtes-vous ? » ; « qui vous a passé cette définition ? » ; ou encore sous forme d’interro-négatives qui sont des questions plus pressantes dans la mesure où elles suggèrent fortement un assentiment du destinataire : « Ne dîtes-vous pas … ? » ; « ne diriez-vous pas …? » ;  « ne ririez-vous pas… ?» . L’auteur engage un dialogue fictif avec le lecteur, en isolant par des moyens typographiques des idées qu’il ne reprend pas à son compte et qu’il discute. Il cite en italiques des formules courantes qui traduisent les mauvaises coutumes des hommes (« vous donner sans pudeur de la hautesse et de l’éminence ») et leurs jugements intéressés (« des loups ravissants, des lions furieux, malicieux comme un singe » ; « l’homme est un animal raisonnable »). Il rapporte entre guillemets ce que sont ou ce que seraient les réactions des hommes devant certaines situations réelles ou imaginaires («Voilà un bon oiseau » ; « c’est un bon lévrier » ; « Voilà un brave homme » ; « Voilà le plus abominable sabbat dont on ait jamais ouï parler » ; « quels hurlements ! quelle boucherie !»). Ces procédés introduisent dans le texte un ton très direct, du naturel, de la vie, du rythme : alternance de longues phrases explicatives et de courtes phrases de dialogue. La vigueur avec laquelle l’auteur s’en prend à lui pourrait rebuter le lecteur, mais la vivacité de l’algarade le réjouit et accroche son intérêt. C’est une forme efficace de polémique, qu’agrémente encore l’ironie.

 

4)      L’IRONIE :

Autre atout de la verve polémique, le procédé de l’ironie. On le trouve essentiellement dans les deux dernières phrases du texte (l.26 à 38), qui sont fort longues et segmentées par des points-virgules. Il y a bien quelques traces localisées d’ironie dans le reste du texte (l’expression élogieuse « ô hommes ! » employée par antiphrase au beau milieu d’une critique cinglante, l.12 ; l’expression « ce beau rendez-vous » pour désigner le rendez-vous de la bataille, l.25) mais c’est à partir de la ligne 26 que la satire explicite et ouverte bascule dans le procédé inverse, fondé sur l’implicite et l’accusation indirecte : l’ironie.

Etude de la première phrase : L’orateur feint d’abord de partager la bonne opinion que les hommes ont d’eux-mêmes : « Vous avez, en animaux raisonnables,… ». Il adopte à l’égard des animaux la même attitude méprisante que les hommes, comme on le voit dans la périphrase : « ceux qui ne se servent que de leurs dents et de leurs ongles ». Il  félicite les hommes de leur inventivité dans le domaine des armements : « et à mon gré fort judicieusement ». Mais, plus on s’avance dans cette première phrase, plus les éloges décernés aux hommes prennent une tournure paradoxale et absurde qui sert de révélateur à l’ironie : c’est particulièrement sensible dans l’oxymore final : « craindre / d’en échapper ». Sauver sa vie n’est pas, logiquement, quelque chose que l’on puisse craindre. L’absurdité de la formule finale fait imploser la fausse logique du discours ironique.

Etude de la deuxième phrase : Comme la précédente cette phrase commence par des formules (faussement) élogieuses : « comme vous devenez d’année en année plus raisonnables… ». Les inventions meurtrières des hommes sont décrites avec des périphrases qui en atténuent l’aspect choquant (ce sont des euphémismes : « petits globes …  autres plus pesants et massifs »), les présentant comme de merveilleux jouets, absolument comme le ferait quelqu’un voulant mettre en valeur l’ingéniosité des hommes en dissimulant la réalité odieuse du but poursuivi. La construction syntaxique, fondée sur une gradation, est typique du discours d’éloge : « vous avez … vous en avez d’autres…. sans compter ceux…. ». Après la gradation , l’accumulation : « enfoncent… vont…  font sauter… ; tombant …. enlevant… ; la femme, l’enfant et la nourrice ». Formellement, nous sommes dans l’éloge emphatique. Mais, comme dans la phrase précédente, la fin de la phrase fait éclater l’absurdité du raisonnement par le contraste entre le sens apparent et la tonalité pathétique qui se dégage de l’évocation :  « et font sauter en l’air, avec vos femmes, l’enfant et la nourrice ».

Forme indirecte et donc plus élégante de polémique, l’ironie permet à La Bruyère d’abandonner le ton agressif du début du texte et de terminer sur une note d’humour qui achève de séduire le lecteur.

 

CONCLUSION :

La règle d’or du classicisme était de plaire en éduquant, d’amuser pour éduquer : La Fontaine, Molière, par exemple, se revendiquent sans cesse de cette esthétique. Nous avons montré la même préoccupation chez La Bruyère. Par la vivacité, le naturel, du dialogue qu’il instaure avec le lecteur , par l’ironie, il se donne les meilleurs moyens d’amener le lecteur à sa thèse : l’orgueil de l’homme est sans fondement. L’homme n’est pas, comme il le croit, plus raisonnable que les animaux. Tout le prouve, et notamment cette folie meurtrière qu’est la guerre. Comme on le voit, La Bruyère peut être rattaché au pessimisme chrétien du XVII° siècle (Pascal, par exemple), qui rabaisse l’homme pour l’inciter à rechercher son salut dans la foi plutôt que dans les vaines conquêtes du monde, qui lui répète sans cesse qu’il n’est rien et que Dieu est tout. On peut partager ou non cette vision des choses. En tous cas, il est difficile de ne pas applaudir à la satire de la guerre contenue par le texte.

 

 

 

 Pour étudier ce texte comme un texte d'argumentation :

  

Questions (10 points)

1 ) Rapprochez la première et la dernière phrase du texte pour trouver l'idée qui sert de base à l'argumentation (3pts)

2 ) Quelles sont les différentes étapes de l'argumentation, de la ligne 1 à 14 (jusqu'à "...mais écoutez-moi un moment") ? (5 pts)

3 ) La Bruyère, dans cette page, utilise différents tons. Relevez l'un d'eux en vous appuyant sur une citation du texte que vous commenterez. (2 pts)

 

Ecriture (10 points)

En imitant les procédés utilisés par La Bruyère, vous raillerez à votre tour l’utilisation déraisonnable que font parfois de leur intelligence les hommes d’aujourd’hui.