Victor Hugo : Ils ont voté! 

(extrait des Châtiments, III, 4, 1853)


Lecture analytique

 

QUESTION 1 - Tableau d'étude des indices personnels de l'énonciation.

 

  Destinataire Enonciateur

1° strophe

Vers 1-22

9 Vous ; 9 Vos / votre (vers 2 à 21) Nous (vers 22)

2° strophe

vers 23 -50

 

Sachez (vers 24)

 trouvez (vers 33)

Adorez (vers 35)

 

On (v.31)

 Je (vers 37)

Me, ma, mon (vers 38-39)

On / je (vers 41)

 

QUESTIONS SUR LE TABLEAU :

 

1)      BEAUCOUP DE MARQUES D’ENONCIATION : POURQUOI ? COMMENT RATTACHER CETTE OBSERVATION AU SENS GENERAL DU TEXTE ?

 

2)      QUI EST L’ENONCIATEUR ? QUI EST LE DESTINATAIRE ? PAS SI SIMPLE !

 

3)      LE TEXTE ENTIER JOUE SUR UN SYSTEME D’OPPOSITIONS (ENTRE LES 2 POLES DE LA POLEMIQUE ? L’AUTEUR / LES FRANÇAIS) : COMMENT LES INDICES PERSONNELS PARTICIPENT-ILS A CE SYSTEME ?

 

a)      L’opposition au sein de la phrase (les antithèses) 

b)      L’opposition entre les deux strophes

c)      L’opposition entre les énumérations d’adjectifs possessifs.

 

 

REPONSES :

1)marques personnelles nombreuses. Pourquoi ? renvoie au caractère polémique du texte. Le style polémique a souvent recours à des procédés d’énonciation imitant la situation de l’oral, permettant à l’auteur de donner l’illusion d’une présence du destinataire que l’énonciateur prend à partie.

2)A qui renvoient ces marques personnelles : une réponse générale est simple à donner : d’un côté, Hugo lui-même ; de l’autre, les votants du 20 Décembre.

Mais dans le détail, c’est parfois beaucoup plus ambigu :

Nous (22) : Hugo et son camp ? la France dans son ensemble ?

Les deux « on » :

-        31 = quelqu’un

-        41 = nous (incluant l’énonciateur)

Je (41) = Caton ? Hugo ? Les deux ?

3)La syntaxe de la phrase souligne souvent par des antithèses cette opposition auteur/auditoire. Les indices personnels jouent souvent un rôle dans ces jeux d’oppositions, en compagnie d’autres types de mots : v.20-23 ; v.33-36 ; v.37 ; v.41

4) Les indices personnels jouent un rôle dans l’opposition entre les deux strophes. …

5) Les adjectifs possessifs permettent d’opposer les systèmes de valeurs en présence

Cf. v.4 à 12 / v.38-39

  

 

QUESTION 2 - Tableau d’études des traits caractéristiques de l’écriture engagée :

Traits caractéristiques Nommer et définir les procédés reconnus Citer les exemples et justifiez leur choix
Le ton catégorique du texte Tournures de modalisation exprimant la certitude du locuteur.  
Ecriture en style de maxime visant à créer l’impression d’une vérité d’évidence.  
Personnification d’entités morales (allégories) visant à mettre en relief les valeurs de référence.  
Hyperboles soulignant l’engagement et la conviction de l’auteur.  
Les procédés du ton polémique Lexique de l’agressivité  
Ironie au détriment des adversaires de l’auteur  
Métaphores dépréciatives  

Antithèses jouant sur l’opposition bien/mal

Positif/négatif

 

Le rythme passionné du texte

Etudier le rythme de l’alexandrin dans ses rapports avec des figures de construction comme...

l’ anaphore  
le parallélisme  

 

 

QUESTION 4 : Tableau d'étude du schéma argumentatif (corrigé)

 

  THESE

Le vote du 20 décembre 1851 est illégitime. 

En effet …

1° strophe

Argument 1

Vers 1-22

La coalition de l’argent et de la peur, la majorité qui a voté pour Louis-Napoléon Bonaparte n’est pas le peuple, n’est pas la France.
2° strophe

Argument 2 (Proposition générale. Axiome de départ du raisonnement dans la deuxième strophe)

vers 23-24

Un peuple ne peut pas renoncer de lui-même à être libre. La liberté est inaliénable.

Argument 3  (Conséquence)

vers 25-32

Lorsqu'un peuple renonce à sa liberté, celle-ci continue à vivre en chaque citoyen.

Argument 4

(Nouvelle conséquence)

vers 33-36

Pour "l'honnête homme", se mettre "à l'écart" (refuser la loi commune, se révolter) devient alors un droit, un devoir même.

Argument 5 (Passage au particulier; conséquence particulière, concernant la situation présente et le citoyen Hugo en particulier)

 vers 37-40

Donc, je "n'abdique point". Je fais sécession.

Argument 6  

(Argument d’autorité)

Vers 41-43

En agissant ainsi, je ne fais que suivre l’exemple célèbre du grand Caton, résistant seul contre César.

Argument 7

Aboutissement du raisonnement

Vers 44-50

 

Celui qui ose ainsi rester debout quand tous les autres subissent représente à lui seul la légitimité du peuple (« un Français, c’est la France »).

Sous-entendu : La majorité qui a voté pour la dictature le 20 décembre n’est pas la France (Idée directrice de la 1° partie)… La France, c’est moi !  (Idée directrice de la deuxième partie)

 

Victor Hugo : Ils ont voté! 

(extrait des Châtiments, III, 4, 1853)

 

 

Commentaire composé

 

INTRODUCTION

 

Pour saisir le sens de ce poème de Victor Hugo, il convient de le replacer dans son cadre historique. En 1851, le Président de la République Française est le Prince Louis-Napoléon Bonaparte (neveu de Napoléon Ier). Ambitieux, et poussé par les possédants qui s'effraient d'une agitation populaire grandissante, Louis-Napoléon refuse de se plier à la constitution de la IIème République qui interdit deux mandats successifs. Afin de rester au pouvoir, il fomente un coup d'état, le 2 décembre 1851, et fait réprimer durement par l'armée les partisans de la république. Le 20 décembre de cette même année, assuré d'obtenir une majorité en sa faveur, il organise un plébiscite destiné à légitimer le coup d'état. Prés de 7 millions d'électeurs émettent un vote favorable au Prince-Président, contre moins de 650.000 opposants. Un an plus tard, Louis-Napoléon se fera élire empereur sous le nom de Napoléon III . Cette politique suscite l'indignation de Victor Hugo, qui se rallie au camp républicain. Contraint à s'exiler dans les îles anglo-normandes, Hugo écrit "Les Châtiments" (1853), un recueil de 6000 vers où il exprime une réprobation violente et passionnée : "six mille vers de haine", a dit le poète Lamartine, contre celui que Victor Hugo appelle "Napoléon-le-petit". Notre texte est un extrait de ce recueil.

C'est un discours en vers (des alexandrins), violemment polémique et politiquement engagé, où Victor Hugo s'en prend directement aux français qui ont voté les pleins pouvoirs au futur empereur lors du plébiscite du 20 décembre 1851. Nous analyserons d'abord la thèse politique défendue par Hugo dans ce poème et l'organisation de son discours. Puis, dans une seconde partie, nous étudierons le rôle important tenu par les marques personnelles d'énonciation dans cette argumentation. Enfin, dans un troisième axe, nous mettrons en évidence les caractéristiques rhétoriques du registre polémique.

 

 

1° AXE : LA THESE POLITIQUE DU TEXTE : LE VOTE DU 20 DECEMBRE 1851 EST ILLEGITIME.

 

a)      La thèse du texte :

Le passage commence par une courte phrase exclamative (« Ils ont voté ! ») qui indique sur le mode de l’indignation le thème du poème : la victoire massive du « oui » lors du plébiscite du 20 Décembre 1851. Ce vote majoritaire incontestable rend-il légitimes le coup d’état du 2 Décembre et le régime autoritaire qui en est issu ? Voilà la question à laquelle Hugo tente de répondre avec ce texte. Il va chercher à démontrer que le vote du 20 décembre est illégitime, que son caractère majoritaire ne suffit pas à mettre le droit du côté du dictateur. Cette thèse ne se trouve explicitement formulée dans aucune phrase du texte. Elle se dégage de l’ensemble ; elle est repérable à travers la répétition du mot « droit » (v.22, 23, 29, 38, 40) qui indique bien le terrain sur lequel se déroule l’argumentation. Elle est particulièrement sensible dans les deux phrases qui servent de charnière entre les deux parties du texte : "Est-ce que vous croyez que la France, c'est vous, / Que vous êtes le peuple, et que jamais vous eûtes / Le droit de nous donner un maître, ô tas de brutes? // Ce droit, sachez-le bien, chiens du berger Maupas, / Et la France et le peuple eux-mêmes ne l'ont pas." (vers 20 à 24)

 

b) Le schéma argumentatif du texte :

            Le texte se présente divisé en deux parties, deux strophes (puisque le texte est un poème),  d'inégales longueurs, séparées par un saut de ligne.   Ces deux parties du texte correspondent à deux modes d'argumentation différents.

La première strophe utilise l'arme de la satire (de la moquerie). Le texte est à dominante descriptive. On ne trouvera pas ici de raisonnement explicite mais l'évocation de physiques grotesques ("marguilliers au regard vitreux; curés camus); des comparaisons soulignant des travers psychologiques ("sots, qui vous courroucez comme bûches qui flambent"), de petites scènes comiques chargées de satire sociale ("maires narquois traînant vos paysans aux votes"; "curés camus hurlant à vos lutrins : Doemonem laudemus"), des périphrases insultantes caricaturant certains métiers ("noircisseurs de papiers timbrés" pour désigner les employés de bureaux, "planteurs de choux" pour désigner les paysans). Il ne s’en dégage pas moins une idée directrice, un argument sous-entendu. Cet argument aurait pu être la réponse non-formulée à la question oratoire qui termine la strophe : « Est-ce que vous croyez que la France, c’est vous, que vous êtes le peuple … ? » Non, répond implicitement la première partie du texte, la majorité qui a voté pour Louis-Napoléon Bonaparte n’est pas le peuple ; disqualifiée par sa bêtise (« sots, niais »), sa lâcheté (« Troupeau que la peur mène paître »), sa cupidité (« Ames que l’argent touche… »), cette coalition de possédants unis par la peur ne peut pas représenter la France.

La deuxième strophe utilise davantage l'arme de la logique. Le texte est à dominante argumentative. On peut y déceler les étapes successives d'un raisonnement déductif. Le raisonnement déductif est celui qui part d'une idée générale pour en déduire une proposition particulière. L'enchaînement des idées est le suivant. Dans une première phrase (vers 23-24), Hugo affirme d'abord une proposition générale : le peuple n'a pas le droit d'aliéner sa propre liberté, la liberté est inaliénable ("inaliénable : incessible, qui ne peut pas être cédé à autrui " Petit Larousse). Conséquence de ce principe : si le peuple renonce à sa liberté au profit d'un tyran, alors, il revient au citoyen individuel de prendre la relève : "Le droit sacré, toujours à soi fidèle, / Dans chaque citoyen, trouve une citadelle" (vers 25-32) C'est en quelque sorte l'affirmation du droit à la révolte, l'apologie de la conscience individuelle qui peut, dans des situations exceptionnelles, refuser de se plier à la loi commune. On peut avoir raison seul contre tous : "L'honnête homme recule et s'accoude à l'écart" (vers 33-36). Après cette argumentation générale qui occupe les vers 23-36, nous assistons à l'entrée en scène de l'auteur. Passage du général au particulier. Il s'agit d'une nouvelle variation autour de la même idée. Mais désormais, c'est Victor Hugo lui-même ("Je") qui occupe la place du citoyen révolté : "Dans la chute d'autrui, je ne veux pas descendre" (vers 37-40). Le raisonnement se poursuit (vers 41 à  43) par un argument d'autorité, où l'on voit Hugo justifier son attitude de refus en invoquant un exemple antique : la résistance de Caton face à la prise de pouvoir de Jules César. Le texte se termine (vers 44-50) par l’idée que celui qui ose ainsi rester debout quand tous les autres acceptent d’être esclaves représente à lui seul la légitimité du peuple : «un Français ; c’est la France ». Ainsi peut-on dire que la seconde partie s’achève de façon symétrique par rapport à la première sur la question du droit, de la légitimité. Qui représente légitimement le peuple, la France? semble demander Hugo. Sa réponse est résolue, orgueilleuse, brutale, même si le retour tactique à la troisième personne en atténue un peu l’aspect provoquant : La majorité qui a voté pour la dictature le 20 décembre n’est pas la France (Idée directrice de la 1° partie)… La France, c’est moi !  (Idée directrice de la deuxième partie).

            [Conclusion partielle / Transition] Le texte apparaît donc comme un discours argumentatif, visant à délégitimer le vote du 20 Décembre 1851, au nom d'une philosophie politique qui place la liberté et la conscience individuelle au dessus de toutes les autres valeurs. Il justifie la révolte contre l'Etat et l'exil du poète, en démontrant qu'on peut parfois avoir raison seul contre tous. Nous allons maintenant montrer que, jusque dans sa forme, le poème cherche à mettre en scène cet affrontement entre "Je" et les autres. L'utilisation des indices personnels d'énonciation est à cet égard significatif.

 

 

2° AXE : LE JEU DES INDICES PERSONNELS ou LA MISE EN SCENE DE L'AFFRONTEMENT

 

Les indices personnels de 1° et 2° personnes abondent dans le texte : 7 pronoms personnels ou adjectifs possessifs de 1° personne, 18 pronoms ou adjectifs de 2° personne du pluriel, auxquels il convient d’ajouter 3 impératifs à la 2° personne du pluriel. L’emploi des marques personnelles dans ce texte suscite les remarques suivantes : elles représentent d’un côté les français qui ont voté pour le futur empereur (2°personne du pluriel), de l’autre Victor Hugo et son camp (1° personne singulier/pluriel) ; la syntaxe les met souvent en opposition explicite : opposition « vous/nous » dans les vers 20-23, opposition « trouvez, adorez / l’honnête homme, je » dans les vers 33-37 ; enfin, elles sont inégalement réparties et permettent d’opposer les deux strophes entre elles : la 2° du pluriel domine dans la 1° strophe essentiellement consacrée à la mise en accusation des français, la 1° du singulier apparaît dans la 2° strophe où l’auteur expose son attitude personnelle. De façon générale, on peut dire que la répartition des indices personnels épouse le plan de l'argumentation tel que nous l'avons décrit dans notre premier axe. C'est pourquoi nous les analyserons plus précisément en suivant le plan du texte.

C'est dans la première partie que l'on trouve la plupart des marques de 2° personne du pluriel ("vous", "vos/votre"). Les premiers vers du texte permettent de comprendre qui sont ces destinataires. En effet, le poème commence par la 3° personne : "Ils ont voté!" où "ils" désigne la majorité du peuple français. Mais dés le vers 3, la 3° personne cède la place à la 2° pour désigner la même cible : ceux qui ont voté en faveur du tyran. L'insulte ("troupeau") adressée à un tiers absent cède la place à l'interpellation directe ou apostrophe, par laquelle l'énonciateur prend à partie le camp opposé. L'utilisation répétée de la deuxième personne renforce la violence du texte, elle semble soumettre les destinataires à un martèlement incessant d'accusations, de questions ("Est-ce que vous croyez que le peuple, c'est vous ?). Dans la 2° strophe, on la trouve encore sous formes d’injonctions (« Sachez v.23; trouvez v.33; Adorez v.35 »).

A la fin de la première partie, nous voyons apparaître, en opposition explicite avec la série impressionnante des "vous", le pronom personnel de 1° personne du pluriel : « nous » ("et que jamais vous eûtes / Le droit de nous donner un maître, ô tas de brutes?" vers 21-22). Ce "nous" semble impliquer autour du narrateur, tous ceux qui sont de son bord, ceux des lecteurs que l'on veut, ou que l'on peut convaincre. Il est l'instrument d'une tactique de persuasion, en direction du lecteur.

Dans la première moitié de la deuxième partie, nous voyons apparaître le pronom indéfini "on", ligne 31, avec un sens strict d'indéfini, 3° personne du singulier ("on" = quelqu'un, quiconque, un homme quel qu'il soit) : "On s'illustre en bravant un lâche conquérant". Cette présence est conforme au sens du passage qui dresse, face au peuple dépravé, la silhouette anonyme et abstraite du "citoyen" idéal, dépositaire du droit sacré à la liberté.

La première personne du singulier ne fait son apparition que dans la deuxième moitié de la deuxième partie. Au vers 37 du texte, on trouve pour la première fois un "je" désignant l'énonciateur. Sachant ce que nous savons du contexte historique, du rôle personnel joué par Victor Hugo dans ces circonstances, nous interprétons sans ambiguïté possible cette première personne comme une référence à l'auteur lui-même. A partir de cet endroit du texte, Victor Hugo s'implique personnellement, il sera lui-même ce citoyen exemplaire qui ne cède pas : "Dans la chute d'autrui, je ne veux pas descendre". L'antithèse "je/autrui" souligne jusque dans la syntaxe de la phrase la valeur d'opposition qui doit être conférée au jeu des pronoms. Dans les vers suivants, trois pronoms personnels de 1° personne et quatre adjectifs possessifs ("ma/mon") renvoient aussi à l'auteur du texte.

Il est intéressant d'observer l'environnement lexical de ces adjectifs possessifs, en les rapprochant de ceux que nous avons rencontrés au début du texte. Comparons ainsi dans les vers "3 à 8", la série : "vos maisons, vos bois, votre verger, vos meules de luzerne, vos pommes à cidre, vos foins, vos propriétés", avec dans les vers 39-40 la série opposée : "ma liberté, mon bien, mon ciel bleu, mon amour". On constate que dans un cas le possessif désigne des propriétés matérielles, dans l'autre, des biens moraux, des valeurs. Cette opposition, suggérée par l'emploi parallèle des adjectifs possessifs, a bien entendu une finalité dépréciative à l'égard de la base électorale de Louis-Napoléon. D'un côté, il y a le parti de l'argent, des possédants, de l'autre, celui de la liberté et de l'honneur.

[Conclusion partielle / Transition ] Cette utilisation stratégique des indices personnels d'énonciation est une caractéristique habituelle du discours polémique, qui vise à mettre en scène l'affrontement entre deux camps, et à gagner le lecteur à la cause de l'auteur. Mais pour convaincre, Hugo compte aussi (surtout?) sur le prestige de son style. Il multiplie figures de style et procédés rhétoriques afin d'entraîner l'adhésion du lecteur.

 

           

3° AXE : L'ARSENAL RHETORIQUE DE L'ECRITURE ENGAGEE.

 

            On peut regrouper d'abord les procédés rythmiques qui communiquent au lecteur l'image d'un orateur passionné. Dans la première strophe, la phrase s'enfle, relancée constamment par la figure de l'anaphore (17 noms ou pronoms mis en apostrophe, la plupart d'entre eux en début de proposition). Signalons aussi la valeur oratoire des nombreux parallélismes (v.2,5,9,19,24,49). On appelle "parallélisme" la production de segments de phrase à structure binaire, fondée sur la répétition d'une même construction grammaticale. Exemples : "Vos meules de luzerne et vos pommes à cidre"; "Un Français, c'est la France; un Romain contient Rome". Hugo joue habilement avec le rythme de l’alexandrin pour amplifier l’effet de ces deux procédés : dans la plupart des cas, le parallèlisme se combine avec l’alexandrin régulier et solennel coupé 6/6. Corrélativement, on notera comment Hugo fait alterner avec les alexandrins réguliers des alexandrins dissymétriques (v.1,3,7,10,13,15,16, etc…) qui mettent en valeur l’anaphore (le terme en apostrophe) et apportent de la variété dans le rythme du vers. Exemples : "Maires narquois, (4) / traînant vos paysans aux votes (8)"; "Invalides (4), / lions transformés en toutous (8)". Dans certains de ce vers dissymétriques, c’est au contre-rejet qu’est dévolue la mission de mettre en relief du terme anaphorique : « Marguilliers aux regards vitreux ; (8) curés camus (4) ». Au vers 16, Hugo utilise conjointement la dissymétrie en tête de vers (« Niais ») et le contre-rejet (« Vous tous ») pour détacher deux anaphores successives : « Niais, (2) pour qui cet homme est un sauveur ; (8) vous tous (2) ».

            D'autres procédés concourent à la tonalité polémique du texte : la métaphore filée qui animalise de façon dépréciative les partisans du dictateur ("Troupeau que la peur mène paître; bestiaux de Panurge; chiens du berger Maupas"; l'antithèse, qui est souvent utilisée pour opposer l'énonciateur à ses adversaires : "plates créatures/honnête homme; cent millions d'esclave / je suis libre; Tout l'univers aveugle / le jour; tombé/debout; Toute une nation / le dernier front; un peuple / un homme (mais ce n'est pas toujours le cas, il y a d'autres antithèses qui répondent à d'autres fonctions :  "fumier/brocart; le moindre/le plus grand" etc…). On peut associer aussi au registre polémique le procédé de l'interrogation rhétorique (1° strophe) dans la mesure où ce procédé vise à prendre à partie directement le destinataire qui est ici aussi l'adversaire de l'auteur. Enfin, il faut signaler l'usage d'un lexique de l'agression : "sots, niais, brutes, fumier sous un dais de brocart (il s'agit de Napoléon III) etc…" et le recours à l'ironie : « braves gens » (épithète valorisante aussitôt démentie par une perfidie  : « qui croyez en vos foins »), « les mâchoires d'une hydre » (moquerie à l'égard des possédants qui ont peur du peuple comme d'un monstre), « Cartouche thaumaturge, lâche conquérant » (moqueries visant Napoléon).

            D'autres traits d'écriture confèrent au texte un ton catégorique. Citons les tournures de modalisation : "sachez le bien"; "je ne veux pas", "Nul n'a le droit". Elles indiquent chez l'orateur la certitude d'avoir raison. Remarquons aussi les nombreuses phrases rédigées dans un style de maxime : "L'altière Vérité jamais ne tombe en cendre"; "La Liberté n'est pas une guenille à vendre"; "On s'illustre en bravant un lâche conquérant"; "Personne n'est tombé tant qu'un seul est debout" On reconnaît dans toutes ces phrases les caractéristiques du style proverbial : brièveté de la formule, effets de parallélisme, présent de vérité générale, termes de sens absolu ("personne", "jamais", l'indéfini "on" pris dans un sens général). Cette façon de s'exprimer tend à donner de l'auteur l'image d'un homme sûr de lui, et confère un air de certitude à ses affirmations les plus paradoxales comme : "Pour soutenir le temple, il suffit d'un pilier. Un Français, c'est la France; un romain contient Rome". Enfin, la personnification d'entités morales est utilisée  pour solenniser l'expression des valeurs de référence qui fondent l'attitude politique de l'auteur : "l'altière Vérité"; "la Liberté" (les majuscules soulignent la personnification); « l’honneur n’abdique point » ; "la vertu, la fierté, la justice, l'histoire…vit dans le dernier front qui ne veut pas plier" (sujets abstraits/verbes animés) ; « le vieux sang des aïeux qui s'indigne et qui bout » (sujet inanimé/verbe applicable seulement à l’homme).

            [Conclusion partielle] L'ensemble de ces procédés confère au texte une grande force d'entraînement, et une extrême vigueur polémique.

 

CONCLUSION :

 

            Profondément blessé par les événements politiques de 1851-52, personnellement impliqué dans la lutte contre le coup d'état, contraint à s'exiler, Victor Hugo donne avec ce texte une page polémique extrêmement violente. Il met son art de poète au service d'une véritable diatribe contre celui qu'il considère comme un dictateur. On peut admirer cette fureur sacrée ou la trouver excessive, mais il faut reconnaître à Hugo la dignité de son plaidoyer en faveur de la liberté, valeur inaliénable. Admettons aussi qu'il est convaincant lorsqu'il fait de la conscience individuelle le juge en dernier ressort du bien et du mal. Ou encore, lorsqu'il réclame pour chacun d'entre nous le droit à la révolte, quand notre intime conviction nous persuade que nous sommes en présence d'une injustice. Ceci dit, son réquisitoire restera sans grand effet sur les français : Napoléon III régnera en toute tranquillité jusqu'en 1870, date où il sera chassé du pouvoir, sous l'effet non d'une révolution victorieuse mais d'une guerre perdue.