"Elle était déchaussée, elle était décoiffée ..."

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COMMENTAIRE COMPOSÉ

 

 INTRODUCTION 

Poème du Livre I des Contemplations. Les Contemplations, publiées en 1856 alors que V.H. est exilé dans les Iles Anglo-Normandes, sont un recueil à caractère autobiographique ("Les Mémoires d'une âme" Préface). Le livre I, intitulé Aurore évoque la jeunesse. Si l'on en croit la date tronquée signalée au bas du poème, notre texte date des années 1830. Mais nous savons par les manuscrits de V.H. qu'il a été composé en 1853, à Jersey. C'est par un souci de cohérence thématique que V.H. l'a placé dans Aurore, soit que le poème relate un souvenir des années 30, soit qu'il relate une expérience plus récente et que la bienséance ou la logique de son oeuvre aient commandé à l'auteur d'en maquiller la date, soit encore que nous ayons là une histoire purement inventée trouvant naturellement sa place dans le livre I . Le poème est le récit d'une rencontre amoureuse, qui se déroule comme dans un rêve. Cette impression onirique découle à la fois du personnage féminin, un peu mystérieux, du rôle actif joué par la Nature dans le scénario amoureux, de la mise en scène du "coup de foudre". 

 

1° AXE : UNE MYSTERIEUSE JEUNE FEMME

1) Une "fée" : le pronom personnel de troisième personne, répété en tête des trois premiers quatrains, suggère une femme inconnue, rencontrée au hasard d'une promenade; cette identité floue introduit un élément de mystère accentué par le mot "fée" (v.3).

2) La description physique insiste sur son naturel : mise négligée (déchaussée, décoiffée, les pieds nus, v.1-2; ses cheveux dans les yeux, v.16).

3) Les qualificatifs moraux expriment l'insouciance et la gaieté : insouciance (folâtre, v.11; effarée et sauvage, ,v.15); gaieté (heureuse, v.15, riant au travers, v.16).

4) Son comportement est audacieux : Elle croise le regard de l'homme sans aucune trace de timidité, l'adjectif "suprême" indique même une forme de domination exercée sur l'homme tombant sous son charme (Elle me regarda de ce regard suprême, v.5; elle me regarda pour la seconde fois, v.10). Elle se dirige vers lui sans même une parole, signe de détermination (Je vis venir à moi ..., v.14 à 16).

=> Une femme libre, naturelle : qui tient à la fois de la sauvageonne et de la nymphe des bois.

 

2°AXE : LE RÔLE DE LA NATURE DANS LE SCENARIO AMOUREUX

1) La femme et la nature : le personnage féminin a l'air d'être chez elle dans la nature, elle apparaît toujours comme enfoncée dans la nature comme le montre l'observation des compléments de lieu (assise les pieds nus parmi les joncs penchants, v.2; elle essuya ses pieds à l'herbe de la rive, v9; je vis venir à moi dans les grands roseaux verts, v.14).

2) Le désir du personnage masculin s'exprime de la même façon par des compléments de lieu suggérant l'enfoncement dans la nature : Veux tu t'en venir dans les champs ... (v.4); sous les arbres profonds.... (v.8); au fond des bois (v.12).

3) La description de la nature est érotisée : le printemps est "le mois où l'on aime" v.8; l'évocation de l'eau amène l'idée de "caresse" (v.13); les vers 12-13 suggèrent que c'est l'atmosphère printanière (les oiseaux, le bruit de l'eau) qui alimente la rêverie de la jeune fille "pensive" et la décide à dire OUI.

=> La Nature apparaît complice des amants, cause ou reflet de leur désir.

 

3° AXE : LA MISE EN SCÈNE DU COUP DE FOUDRE

La rencontre est dramatisée, un effet de mystère et de suspense est créé par :

1) Le coup de foudre : Dés qu'il voit la jeune fille, le poète est fasciné : "je crus voir une fée". La jeune sauvageonne est décrite comme une apparition surnaturelle. L'embrasement amoureux est immédiat. La scène se déroule en quelques secondes. C'est ce qu'on appelle un "coup de foudre", d'une expression conçue précisément pour évoquer la soudaineté de la naissance de l'amour.

2) L'incertitude sur l'issue de la scène : le poète pose à trois reprises la question "Veux-tu ...?" (v.4,7,8). Cette question constitue l'enjeu de l'action de ce mini-récit. Le lecteur attend la réponse à cette question. Dans le cadre extrêmement bref du poème, une certaine durée s'installe. 

3) Le silence de la jeune fille : A aucun moment la jeune fille ne s'exprime par la parole. Ce silence alourdit et allonge la scène, contribue à renforcer l'impression d'attente.

4) Le jeu des regards : La jeune fille ne s'exprime que par le regard. Dans sa structure même, le texte met en scène l'échange des regards. Cette mise en scène se matérialise dans l'effet de parallélisme Je / Elle ; dire / regarder qui se reproduit tout au long du texte.

1° quatrain Elle était  ..., elle était / Moi qui ... Et je lui dis
2° quatrain Elle me regarda ... / Et je lui dis ...
3° et 4° quatrains Elle essuya ... Elle me regarda pour la seconde fois / Je vis venir à moi ...

Le récit décrit en alternance "Je" et "Elle". "Je" a l'initiative au début, il parle ; "Elle" se contente de regarder. A la fin le rapport s'inverse : "Elle" agit, "Je" regarde. C'est la réponse attendue. Ce balancement pendulaire suggère une situation indécise. La répétition des mêmes formules a pour effet de suggérer un temps immobile, où l'action est suspendue.

5) L'effet de retardement opéré par les vers 12-13 : Dans ce schéma marqué par l'attente d'une réponse de la jeune fille, les vers 13-14 sont une sorte de digression : l'histoire semble s'interrompre pour laisser place à une description de la nature qui ne fait que retarder le dénouement. On peut y voir encore un procédé de dramatisation.

6) L'effet de surprise du vers 14 : Lorsque le récit proprement dit reprend, une action est en cours de déroulement dont le début nous a été dissimulé. Nous avons quitté la jeune fille "pensive" au vers 12, nous la retrouvons s'avançant déjà dans la direction du narrateur. Il y a donc eu une légère ellipse temporelle (un élément de l'action a été sauté, le moment de la décision, la mise en mouvement de la jeune fille). Ce procédé a pour effet de surprendre le lecteur et de précipiter le dénouement.

=> La composition du poème semble destinée à dramatiser ce court récit. A l'intérieur d'une action extrêmement brève (quelques secondes ? minutes ?), une certaine durée s'installe, suspense fondé sur l'incertitude du dénouement . Une tension dramatique s'instaure par la mise en scène des regards, le silence, le mystère qui émane du personnage féminin.

 

CONCLUSION

Cette scène de rencontre amoureuse a quelque chose d'irréel , d'onirique : le caractère mystérieux de la jeune fille comparée a une fée, son comportement inattendu, cette entente instinctive et immédiate, tout cela ressemble à un rêve. Dans un volume de poésie qui annonce (dans la Préface) sa vocation autobiographique, ce poème suscite une interrogation : dans quelle mesure relate-t-il une histoire vécue? A supposer que ce poème ait une réelle base autobiographique, on est quand même fondé à souligner les emprunts évidents à des traditions littéraires codées : la classique scène de coup de foudre des romans d'amour, le cliché mythologique de la rencontre entre un mortel et une déesse ou une nymphe, l'environnement campagnard idyllique des "pastorales" (histoires d'amour entre bergers et bergères très à la mode depuis l'antiquité jusqu'au XVII° siècle). Ces remarques nous obligent à nous rappeler que l'autobiographie, même quand elle est véridique, est une oeuvre littéraire, sujette à reconstruire la réalité à travers des codes esthétiques qui en dénaturent quelque peu l'authenticité.