ALEXANDRE DUMAS / MEMOIRES

 

Dans ses Mémoires, Alexandre Dumas raconte plaisamment les déboires de Victor Hugo avec Melle Mars, tragédienne émérite mais peu favorable à la « révolution romantique », pendant les répétitions d’Hernani.

 

Les choses se passaient à peu près ainsi :
Au milieu de la répétition, Mlle Mars s'arrêtait tout à coup.

«Pardon, mon ami, disait-elle à Firmin, à Michelot ou à Joanny, j'ai un mot à dire à l'auteur. » 

L'acteur auquel elle s'adressait faisait un signe d'assentiment, et demeurait muet et immobile à sa place. Mlle Mars s'avançait jusque sur la rampe, mettait la main sur ses yeux, et, quoiqu'elle sût très bien à quel endroit de l'orchestre se trouvait l'auteur, elle faisait semblant de le chercher. C'était sa petite mise en scène, à elle.

 « Monsieur Hugo ? demandait-elle, monsieur Hugo est-il là ?
- Me voici, madame, répondait Hugo en se levant.
- Eh! très bien! merci... Dites-moi, monsieur Hugo...

- Madame ?
- J'ai à dire ce vers-là 

Vous êtes mon lion superbe et généreux!

 - Oui, madame: Hernani vous dit: 

Hélas! j'aime pourtant d'une amour bien profonde!
Ne pleure pas... Mourons plutôt! Que n'ai-je un monde.

Je te le donnerais! Je suis bien malheureux!

et vous lui répondez:

Vous êtes mon lion superbe et généreux!

- Est-ce que vous aimez cela, monsieur Hugo ?
- Quoi ?

- Vous êtes mon lion ! ...
- Je l'ai écrit ainsi, madame ; donc, j'ai cru que c'était bien.
- Alors, vous y tenez, à votre lion ?
- J’y tiens et je n'y tiens pas, madame ; trouvez-moi quelque chose de mieux, et je mettrai cette autre chose à la place.
- Ce n'est pas à moi à trouver cela; je ne suis pas l'auteur, moi.
- Eh bien, alors, madame, puisqu'il en est ainsi, laissons tout uniment ce qui est écrit.
- C'est qu'en vérité, cela me semble si drôle d'appeler M. Firmin mon lion!
- Ah! parce qu'en jouant le rôle de Doña Sol, vous voulez rester Mlle Mars; si vous étiez vraiment la pupille de Ruy Gomez de Silva, c'est-à-dire une noble Castillane du XVIe siècle, vous ne verriez pas dans Hernani M. Firmin; vous y verriez un de ces terribles chefs de bande qui faisaient trembler Charles Quint jusque dans sa capitale; alors, vous comprendriez qu'une telle femme peut appeler un tel homme son lion, et cela vous semblerait moins drôle.
- C'est bien! puisque vous tenez à votre lion, n'en parlons plus. Je suis ici pour dire ce qui est écrit; il y a dans le manuscrit: « Mon lion! » je dirai « Mon lion! » Moi... Mon Dieu! cela m'est bien égal!
- Allons, Firmin!

 Vous êtes mon lion superbe et généreux!

 Et la répétition continuait.

 

Seulement, le lendemain, arrivée au même endroit, Mlle Mars s'arrêtait comme la veille; comme la veille, elle s'avançait sur la rampe; comme la veille, elle mettait la main sur ses yeux ; comme la veille, elle faisait semblant de chercher l'auteur.

 « M. Hugo, disait-elle de sa voix sèche, de sa voix à elle: de la voix de Mlle Mars, et non pas de Célimène. M. Hugo est-il là?
- Me voici, madame, répondait Hugo avec sa même placidité.
- Ah! tant mieux! Je suis bien aise que vous soyez là.
- Madame, j'avais eu l'honneur de vous présenter mes hommages avant la répétition.
- C'est vrai... Eh bien, avez-vous réfléchi ?

- A quoi, madame?
- A ce que je vous ai dit hier.
- Hier, vous m'avez fait l'honneur de me dire beaucoup de choses.

- Oui, vous avez raison... Mais je veux parler de ce fameux hémistiche.

- Lequel?
- Eh! mon Dieu, vous savez bien lequel!
- Je vous jure que non, madame, vous me faites tant de bonnes et justes observations, que je confonds les unes avec les autres.

- Je parle de l'hémistiche du lion...
- Ah! oui: Vous êtes mon lion!je me rappelle...
- Eh bien, avez-vous trouvé un autre hémistiche ?
- Je vous avoue que je n'en ai pas cherché.
- Vous ne trouvez pas cet hémistiche dangereux ?

- Qu'appelez-vous dangereux ?

- J'appelle dangereux ce qui peut être sifflé.
- Je n'ai jamais eu la prétention de ne pas être sifflé.
- Soit, mais il faut être sifflé le moins possible.
- Vous croyez donc qu'on sifflera l'hémistiche du lion ?
- J'en suis sûre !

- Alors, madame, c'est que vous ne le direz pas avec votre talent habituel.

- Je le dirai de mon mieux... Cependant, je préférerais...

- Quoi ?
- Dire autre chose.
- Quoi ?
- Autre chose, enfin
- Quoi ?

- Dire, -- et Mlle Mars avait l'air de chercher le mot, que, depuis trois jours, elle mâchait entre ses dents, -- dire, par exemple... heu... heu... heu...
 

Vous êtes mon seigneur superbe et généreux!

Est-ce que mon seigneur ne fait pas le vers comme mon lion ?
- Si fait, madame ; seulement, mon lion relève le vers, et mon seigneur l'aplatit. J'aime mieux être sifflé pour un bon vers qu'applaudi pour un méchant.
- C'est bien, c'est bien !... ne nous fâchons pas... On dira votre bon vers sans y rien changer! ‑ Allons, Firmin, mon ami, continuons...
 

Vous êtes mon lion superbe et généreux!

Il est bien entendu que, le jour de la première représentation, Mlle Mars, au lieu de dire: « Vous êtes mon lion » dit: « Vous êtes mon seigneur! »

Le vers ne fut ni applaudi ni sifflé; il n'en valait plus la peine.

 

Un peu plus loin, Ruy Gomez, après avoir surpris Hernani et Doña Sol dans les bras l'un de l'autre, fait, à l'annonce de l'entrée du roi, cacher Hernani dans une chambre dont la porte est masquée par un tableau. 

Alors, commence la fameuse scène connue sous le nom de scène des portraits, scène qui a soixante et seize vers, scène qui se passe entre Don Carlos et Ruy Gomez, scène que Doña Sol écoute muette et immobile comme une statue, scène à laquelle elle ne prend part qu'au moment où le roi veut faire arrêter le duc, et où, arrachant son voile et se jetant entre le duc et les gardes, elle s'écrie :

 Roi Don Carlos, vous êtes

 Un mauvais roi! ...

Ce long silence et cette longue immobilité avaient toujours choqué Mlle Mars. Le Théâtre-Français, habitué aux traditions de la tragédie de Corneille, était on ne peut plus rebelle à la mise en scène du drame moderne, et, en général, ne comprenait ni l'ardeur du mouvement ni la poésie de l'immobilité.

Il en résultait que la pauvre Doña Sol ne savait que faire de sa personne pendant ces soixante et seize vers. 

Un jour, elle résolut de s'en expliquer avec l'auteur. 

Vous connaissez sa façon d'interrompre la répétition, et sa manière de s'avancer sur les quinquets.

L'auteur est debout à l'orchestre ; Mlle Mars debout à la rampe:

« Vous êtes là, monsieur Hugo ?
- Oui, madame.
- Ah! bien!... Rendez-moi un service.
- Avec grand plaisir... Lequel ?

- Celui de me dire ce que je fais là, moi.
- Où cela?
- Mais sur le théâtre, pendant que M. Michelot et M. Joanny causent ensemble.
- Vous écoutez, madame.
- Ah! j'écoute... Je comprends ; seulement, je trouve que j'écoute un peu longtemps.
- Vous savez que la scène était beaucoup plus longue, et que je l'ai déjà raccourcie d'une vingtaine de vers ?

- Eh bien, mais ne pourriez-vous pas la raccourcir encore de vingt autres ?
- Impossible, madame!

- Ou, tout au moins, faire que j'y prenne part d'une façon quelconque ?
- Mais vous y prenez part naturellement, par votre présence même. Il s'agit de l'homme que vous aimez; on débat sa vie ou sa mort; il me semble que la situation est assez forte pour que vous en attendiez impatiemment mais silencieusement la fin.
- C'est égal, c'est long!...

- Je ne trouve pas, madame.

- Bon, n'en parlons plus... Mais certainement, le public se demandera: «Que fait donc Mlle Mars, la main sur sa poitrine ? Ce n'était pas la peine de lui donner un rôle pour la faire tenir debout, un voile sur les yeux, et sans parler, pendant toute une moitié d'acte ! »
- Le public se dira que, sous la main, non pas de Mlle Mars, mais de Dofia Sol, son coeur bat, que sous le voile, non pas de Mlle Mars, mais de Doña Sol, son visage rougit d'espérance ou pâlit de terreur; que pendant le silence, non pas de Mlle Mars, mais de Dofia Soi, l'amante d'Hernani amasse dans son coeur l'orage qui éclate par ces mots, médiocrement respectueux d'une sujette à son seigneur:

                                                 Roi Don Carlos, vous êtes
                Un mauvais roi ! ...

 et croyez-moi, madame, cela suffira au public.

- C'est votre idée, soit! Au fait, je suis bien bonne de me tourmenter ainsi ; si l'on siffle pendant la scène, ce ne sera pas moi qu'on sifflera, puisque je ne dis pas un mot... Voyons, Michelot; voyons, Joanny, continuons. 

Roi Don Carlos, vous êtes

                 Un mauvais roi ! ...

 Là, vous êtes content, n'est-ce pas, monsieur Hugo ?
- Très content, madame. » 

Et avec son imperturbable sérénité, Hugo saluait et s'asseyait. Le lendemain, Mlle Mars arrêtait la répétition au même endroit, s'avançait sur la rampe, mettait sa main sur ses yeux, et, de la même voix que la veille : 

« M. Hugo est-il là ? demandait-elle.
- Me voici, madame.

- Eh bien, avez-vous trouvé à me faire dire quelque chose.
- Où cela?
- Mais vous le savez bien... dans la fameuse scène où ces messieurs disent cent cinquante vers, tandis que je les regarde et que je me tais... Je sais qu'ils sont charmants à regarder ; mais cent cinquante vers, c'est long !
- D'abord, madame, la scène n'en a que soixante et seize, je les ai comptés ; puis je ne vous ai pas promis de vous faire dire quelque chose, puisque, au contraire, j'ai essayé de vous prouver que votre silence et votre immobilité, dont vous sortez par un éclat terrible, étaient une des beautés de cette scène.
- Des beautés! Des beautés !... J'ai bien peur que le public ne soit pas de votre avis.

- Nous verrons.

- Oui, mais il sera un peu tard quand vous verrez... Ainsi, vous tenez bien décidément à ce que je ne dise pas un mot de toute la scène ?

- J'y tiens.

- Ça m'est égal ; j'irai au fond, et je laisserai ces messieurs causer de leurs affaires sur le devant de la scène.
- Vous irez au fond si vous voulez, madame ; seulement, comme ces affaires dont ils parlent sont autant les vôtres que les leurs, vous ferez un contre‑sens... Quand il vous plaira, madame, on continuera la répétition. »

Et la répétition continuait.

Mais, chaque jour, il y avait quelque interruption dans le genre de celles que nous venons de signaler; cela agaçait fort Hugo, qui, encore à son début dramatique, avait cru que le plus difficile était de créer la pièce, et le plus ennuyeux, de la faire, et qui s'apercevait que tout cela était ineffable de jouissance comparé aux répétitions.

Enfin, un jour, la patience lui manqua. 

La répétition finie, il monta sur le théâtre, et, s'approchant de Mlle Mars:

« Madame, dit-il, je voudrais bien avoir l'honneur de vous dire deux mots.
- A moi ? répondit Mlle Mars, étonnée de la solennité du début.

- A vous.

- Et où cela?
- Où vous voudrez.
- Venez alors. » 

Et Mlle Mars, marchant la première, conduisit Hugo dans ce qu'on appelait, alors, le petit foyer, situé, à ce que je crois, à l'endroit où est aujourd'hui le salon de la loge du directeur.

Louise Despréaux y était assise seule dans un coin. 

Louise Despréaux était une des antipathies de Mlle Mars, qui protégeait Mme Menjaud. J'ai raconté en son lieu la scène que j'avais eue avec Mlle Mars, à propos de Louise Despréaux, lors de la distribution du rôle du page de la duchesse de Guise. En voyant entrer Mars et Hugo, elle se leva et sortit discrètement. Il est vrai que je soupçonne fort la curieuse de dix-sept ans d'avoir collé, du côté de l'oreille, son visage blond et rose à la porte.

Mlle Mars s'arrêta, posant sur la cheminée la main dont elle tenait son rôle.

« Eh bien, demanda-t-elle, que vouliez-vous me dire ?
- Je voulais vous dire, madame, que je viens de prendre une résolution.
- Quelle résolution, monsieur ?
- Celle de vous redemander votre rôle.
- Mon rôle!... lequel ?
- Celui que vous m'aviez fait l'honneur de réclamer dans mon drame.
- Comment, le rôle de Doña Sol, s'écria Mlle Mars tout étourdie, ce rôle-là ? »

Et elle montrait le rouleau de papier qu'elle tenait à la main, fronçant son sourcil noir sur un oeil qui prenait, à certains moments, une incroyable expression de dureté.

Hugo s'inclina.

 « Oui, dit-il, le rôle de Doña Sol, celui que vous tenez à la main.
- Ah! par exemple, dit Mlle Mars en frappant le marbre de la cheminée avec le rôle, et le parquet avec son pied, voilà la première fois que cela m'arrive qu'un auteur me redemande son rôle.
- Eh bien, madame, je crois qu'il est bon que l'exemple soit donné, et je le donne.

- Mais, enfin, pourquoi me le reprenez-vous ?

- Parce que je crois m'apercevoir d'une chose, madame : c'est que, quand vous me faites l'honneur de m'adresser la parole, vous paraissez ignorer absolument à qui vous parlez.
- Comment cela, monsieur?
- Oui, vous êtes une femme d'un grand talent, je sais cela... Mais il y a une chose dont, je le répète, vous semblez ne pas vous douter, et que, dans ce cas, je dois vous apprendre: c'est que, moi aussi, madame, je suis un homme d'un grand talent : tenez-vous-le donc pour dit, je vous prie, et traitez-moi en conséquence.
- Vous croyez donc que je le jouerai mal, votre rôle ?
- Je sais que vous le jouerez admirablement bien, madame; mais je sais aussi que, depuis le commencement des répétitions, vous êtes fort impolie envers moi ; ce qui est indigne à la fois et de Mlle Mars et de M. Victor Hugo.
- Oh! murmura Mlle Mars en mordant ses lèvres pâles, vous mériteriez bien que je vous le rendisse, votre rôle ! »

 Hugo tendit la main. 

«Je suis prêt à le recevoir, madame, dit-il.
- Et, si je ne le joue pas, qui le jouera ?

- Oh! mon Dieu, madame, la première personne venue... Tenez, par exemple, Mlle Despréaux. Elle n'aura pas votre talent, sans doute , mais elle est jeune, elle est jolie sur trois conditions que le rôle exige, elle en réunit deux puis, en outre, elle aura pour moi ce que je vous reproche, à vous, de ne pas avoir, c'est-à-dire la considération que je mérite. »

Et Hugo restait le bras tendu et la main ouverte, attendant que Mlle Mars lui rendît le rôle.

« Mlle Despréaux! Mlle Despréaux! murmura Mlle Mars ah ! par exemple ! la plaisanterie est bonne!... Vous lui faites votre cour, à ce qu'il paraît, à Mlle Despréaux ?
- Moi ? Je ne lui ai jamais parlé de ma vie!
- De sorte que vous me redemandez positivement, offi­ciellement, votre rôle ?
- Officiellement, positivement, je vous redemande mon rôle.
- Eh bien, moi, je le garde, votre rôle. Je le jouerai, et comme personne ne vous le jouerait à Paris, je vous en réponds !
- Soit, gardez le rôle, mais n'oubliez pas ce que je vous ai dit à l'endroit des égards que se doivent entre eux les gens de notre mérite. »

Et Hugo salua Mlle Mars, la laissant tout ébouriffée de cette haute dignité à laquelle ne l'avaient point habituée les auteurs de l'Empire, à genoux devant son talent, et surtout arrêtés par cette certitude que leurs pièces ne feraient pas un sou sans elle.

A partir de ce jour, Mlle Mars fut froide mais polie envers Hugo, et, comme elle l'avait promis, le soir de la première représentation venu, elle joua admirablement le rôle.

 

 

(Alexandre Dumas, Mémoires.)