DISCOURS SUR LE PROJET DE LOI SUR L'ENSEIGNEMENT

PRONONCÉ A L'ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE
LE 27 JUIN 1850

 

Messieurs, comme je vous l'indiquais tout à l'heure, ce projet est quelque chose de plus, de pire, si vous voulez, qu'une loi politique, c'est une loi stratégique.
    Je m'adresse, non, certes, au vénérable évêque de Langres, non à quelque personne que ce soit dans cette enceinte, mais au parti qui a, sinon rédigé, du moins inspiré le projet de loi, à ce parti à la fois éteint et ardent, au parti clérical. Je ne sais pas s'il est dans le gouvernement, je ne sais pas s'il est dans l'Assemblée ; mais je le sens un peu partout. Il a l'oreille fine, il m'entendra. Je m'adresse donc au parti clérical, et je lui dis: cette loi est votre loi. Tenez, franchement, je me défie de vous. Instruire, c'est construire. Je me défie de ce que vous construisez.
    Je ne veux pas vous confier l'enseignement de la jeunesse, l'âme des enfants, le développement des intelligences neuves qui s'ouvrent à la vie, l'esprit des générations nouvelles, c'est-à-dire l'avenir de la France. Je ne veux pas vous confier l'avenir de la France, parce que vous le confier, ce serait vous le livrer.
    Il ne me suffît pas que les générations nouvelles nous suc­cèdent, j'entends qu'elles nous continuent. Voilà pourquoi je ne veux ni de votre main, ni de votre souffle sur elles. Je ne veux pas que ce qui a été fait par nos pères soit défait par vous ! Après cette gloire, je ne veux pas de cette honte.

    Votre loi est une loi qui a un masque.

    Elle dit une chose et elle en ferait une autre. C'est une pensée d'asservissement qui prend les allures de la liberté. C'est une confiscation intitulée donation. Je n'en veux pas.
   
Ah! je ne vous confonds pas avec l'Eglise, pas plus que je ne confonds le gui avec le chêne. Vous êtes les parasites de l'Eglise, vous êtes la maladie de l'Eglise. Ignace est l'ennemi de Jésus. Vous êtes, non les croyants, mais les sectaires d'une religion que vous ne comprenez pas. Vous êtes les metteurs en scène de la sainteté. Ne mêlez pas l'Eglise à vos affaires, à vos combinaisons, à vos stratégies, à vos doctrines, à vos ambitions. Ne l'appelez pas votre mère pour en faire votre servante. Ne la tourmentez pas sous le prétexte de lui apprendre la politique; surtout ne l'identifiez pas avec vous. Voyez le tort que vous lui faites ! M. l'évêque de Langres vous l'a dit.

   
Voyez comme elle dépérit depuis qu'elle vous a. Vous vous faites si peu aimer que vous finiriez par la faire haïr! En vérité, je vous le dis, elle se passera fort bien de vous. Laissez-la en repos. Quand vous n'y serez plus, on y reviendra.

   
Laissez-la, cette vénérable Eglise, cette vénérable mère, dans sa solitude, dans son abnégation dans son humilité. Tout cela compose sa grandeur! Sa solitude lui attirera la foule, son abnégation est sa puissance, son humilité est sa majesté.

   
Ah! nous vous connaissons ! nous connaissons le parti clérical.
    C'est lui qui a fait battre de verges Prinelli pour avoir dit que les étoiles ne tomberaient pas. C'est lui qui a appliqué Campanella sept fois à la question pour avoir affirmé que le nombre des mondes était infini et entrevu le secret de la création. C'est lui qui a persécuté Harvey pour avoir prouvé que le sang circulait. De par Josué, il a enfermé Galilée; de par saint Paul, il a emprisonné Christophe Colomb. Découvrir la loi du ciel, c'était une impiété; trouver un monde, c'était une hérésie. C'est lui qui a anathématisé Pascal au nom de la religion, Montaigne au nom de la morale, Molière au nom de la morale et de la religion.
    Et vous voulez être les maîtres de l'enseignement! Et il n'y a pas un poète, pas un écrivain, pas un philosophe, pas un penseur, que vous acceptiez! Et tout ce qui a été écrit, trouvé, rêvé, déduit, illuminé, imaginé, inventé par les génies, le trésor de la civilisation, l'héritage séculaire des générations, le patrimoine commun des intelligences, vous le rejetez! Si le cerveau de l'humanité était là devant vos yeux, à votre discrétion, ouvert comme la page d'un livre, vous y feriez des ratures! Convenez-en !
   
Enfin, il y a un livre qui semble d'un bout à l'autre une émanation supérieure, un livre qui est pour l'univers ce que le Coran est pour l'islamisme, ce que les Védas sont pour l'Inde, un livre qui contient toute la sagesse humaine éclairée par toute la sagesse divine, un livre que la vénération des peuples appelle le Livre, la Bible! Eh bien! votre censure a monté jusque-là. Chose inouïe! des papes ont proscrit la Bible! Quel étonnement pour les esprits sages, quelle épouvante pour les coeurs simples, de voir l'index de Rome posé sur le livre de Dieu!

   
Et vous réclamez la liberté d'enseigner! Tenez, soyons sincères; entendons‑nous sur la liberté que vous réclamez: c'est la liberté de ne pas enseigner.