JULIETTE DROUET / JOURNAL

 

 

9 septembre 1843. Rochefort.

 

             Sur une espèce de grande place, nous voyons écrit en grosses lettres : Café de l’Europe. Nous y entrons. Le café est désert à cette heure de la journée. Il n'y a qu'un jeune homme à la première table à droite, qui lit un journal et qui fume, vis-à-vis la dame de comptoir à gauche. Nous allons nous placer tout à fait dans le fond, presque sous un petit escalier en colimaçon décoré d'une rampe en calicot rouge. Le garçon apporte une bouteille de bière et se retire. Sous une table, en face de nous, il y a plusieurs journaux. Toto en prend un au hasard et moi je prends Le Charivari. J'avais eu à peine le temps d'en regarder le titre que mon pauvre bien-aimé se penche brusquement sur moi et me dit d'une voix étranglée en me montrant le journal qu'il tient à la main : « Voilà qui est horrible ! » Je lève les yeux sur lui : jamais tant que je vivrai je n'oublierai l'expression de désespoir sans nom de sa noble figure.
            Je venais de le voir souriant et heureux, et en moins d'une seconde, sans transition, je le retrouvais foudroyé, ses pauvres lèvres étaient blanches, ses beaux yeux regardaient sans voir. Son visage et ses cheveux étaient mouillés de pleurs. Sa pauvre main était serrée contre son coeur comme pour l'empêcher de sortir de sa poitrine. Je prends l'affreux journal et je lis.
 

        «Hier, vers midi, M. P. Vacquerie, ancien capitaine et négociant du Havre, qui habite à Villequier une propriété située sur les bords de la Seine, ayant affaire à Caudebec, entreprit d'accomplir ce petit voyage par eau. Familier avec la navigation de la rivière et la manoeuvre des embarcations, il prit avec lui, dans son canot gréé de deux voiles auriques, son jeune fils âgé de dix ans, son neveu M. Ch. Vacquerie et la jeune femme de ce dernier, fille comme on le sait de M. Victor Hugo.
        «Parti de Villequier avec le jusant, le canot fut rencontré vers midi trois-quarts, louvoyant avec faible brise de N.-O. par le bateau à vapeur La Petite Emma, capitaine Durosan, qui, en le perdant de vue, vint toucher à Villequier pour prendre un pilote et y mouilla, faute d'eau. Une demi-heure à peine s'était écoulée que l'on fut informé à terre qu'un canot avait chaviré sur le bord opposé de la rivière, par le travers d'un banc de sable appelé le Dos-d'Ane. On courut immédiatement au lieu de l'accident.
        « Le canot était coiffé, ayant ses voiles bordées dont les écoutes étaient imprudemment tournées à demeure. En le redressant, on trouva dans l'intérieur un boulet et une grosse pierre servant de lest, et le cadavre de M. Pierre Vacquerie incliné et la tête penchée sur le bord.
        « Les trois autres personnes avaient disparu. On supposa d'abord que M. Ch. Vacquerie, nageur très exercé, avait pu, en cherchant à sauver sa femme et ses parents, être entraîné plus loin. Mais rien n'apparaissant à la surface de l'eau, au moyen d'une seine on dragua les environs du lieu du sinistre, et, du premier coup, le filet ramena le corps inanimé de l'infortunée jeune femme, qui fut transportée à terre et déposée sur un lit.
        « Au moment où le capitaine Durosan, qui nous communique ces détails, quittait cette scène lamentable, la seine venait d'être une seconde fois jetée, et à la manoeuvre des embarcations on présumait que les cadavres des deux dernières victimes avaient été retrouvés.
        «Mme Victor Hugo a appris ce matin au Havre qu'elle habite depuis quelque temps avec ses deux autres enfants, le terrible coup qui la frappe dans ses affections de mère. Elle est repartie immédiatement pour Paris. M. Victor Hugo est actuellement en voyage. On le croit à La Rochelle.

        « Le Courrier du Havre annonce que les corps des deux autres victimes ont été retrouvés. »

 (Extrait du journal Le Siècle, daté du jeudi 7 septembre.)

  

            Mon pauvre bien-aimé me supplie de l'oeil de retenir les larmes qui me suffoquent, puis il s'assied de l'autre côté de la table et il me dit qu'il ne faut pas attirer l'attention des gens qui nous entourent et, avec un courage surhumain, il m'aide à sortir de ce café maudit.
            Une fois dans la rue, nous pouvions ne plus nous contraindre, mais mon pauvre Toto avait reçu un coup trop violent pour pouvoir se soulager en laissant une issue à son désespoir. Il marchait, il marchait toujours et sa bonté ineffable qui ne l'abandonne jamais le portait à me consoler et à me donner du courage, à moi qui aurais donné ma vie avec tant de joie pour lui épargner l'affreux malheur qui venait de le frapper.
            Nous avions gagné les remparts, puis nous étions sortis sous les murs de la ville et nous marchions sur de grandes pelouses brûlées par le soleil. Nous allâmes nous asseoir dans un champ, à quelques pas de maisons de paysans. Mais quoi que nous fassions pour paraître calmes et comme tout le monde, on nous observait avec beaucoup d'attention.
            Peut-être aussi était-ce notre promenade même qui était l'objet de cette curiosité, car nous n'avions rencontré personne ressemblant à des promeneurs. Et comment en effet se promener dans un lieu infect, sans ombre, et peuplé d'affreuses mouches grises dont chaque piqûre vous fait une plaie, de monstrueux cousins qui vous harcèlent sans interruption ? Nous nous levons et nous passons au milieu d'un faubourg ou d'un village dont les habitants travaillent sur les portes.
            Toto me dit d'écrire à Paris pour prévenir de mon retour. J'écris la lettre sur un bout de papier pris dans son portefeuille avec un crayon.
            Nous rentrons dans la ville pour mettre la lettre à la poste. Nous reprenons les remparts et nous marchons au hasard. A un certain moment, nous nous asseyons sur une borne de pierre, puis sur l'herbe : des femmes et des jeunes filles qui gardent des petits enfants causent et chantent en travaillant. Une d'elles chante la chanson de Gastibelza.