PAUL LAFARGUE / LA LEGENDE DE VICTOR HUGO (extraits)

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Paul Lafargue est un socialiste révolutionnaire. Gendre de Karl Marx, pamphlétaire de talent (il est l'auteur du "Droit à la Paresse") et homme politique (il fonde en 1880, avec Jules Guesde, le Parti ouvrier français), Lafargue rédige en 1885 ce portrait au vitriol de l'auteur des Contemplations. Pour comprendre le jugement porté par cet intellectuel d'extrême-gauche sur la trajectoire politique de Hugo, il faut avoir en tête les événements des années 48-51.

Février 1848 : la victoire républicaine

En Février 1848, une insurrection républicaine conte le régime du roi Louis-Philippe entraîne la proclamation de la II° République. Le suffrage universel est institué, l'esclavage est aboli dans les colonies, la liberté de presse et de réunion est accordée à tous, des "ateliers nationaux" sont créés par l'Etat pour donner du travail aux nombreux chômeurs.

Juin 1848  : la défaite du courant socialiste

Mais le camp républicain se fissure très vite entre ceux qui réclament des mesures sociales plus profondes (les socialistes) et les républicains modérés, qui accusent les "ateliers nationaux" d'encourager les paresseux et observent avec inquiétude la radicalisation croissante de certains milieux ouvriers de Paris. Le 23 Avril 48, c'est ce courant républicain modéré qui gagne les élections, au cours desquelles Victor Hugo est élu député de Paris sur une liste conservatrice. Les "Ateliers Nationaux" sont supprimés. En Juin, une nouvelle insurrection ouvrière, soutenue par une partie de la Garde Nationale éclate à Paris. L'assemblée décide de la réprimer durement (des milliers de morts). Le 1° Août, Hugo et ses fils créent un journal appelé "L'événement" qui soutient la candidature de Louis Napoléon Bonaparte, républicain modéré et homme d'ordre, à la présidence de la République. Bonaparte est triomphalement élu le 10 décembre 1848.

Décembre 1851 : le coup d'état de Louis-Napoléon Bonaparte

Ce nouveau gouvernement mène dans tous les domaines une politique extrêmement conservatrice, et Victor Hugo est amené à plusieurs reprises à prendre position contre cette politique, aux côtés de l'opposition de gauche : au sujet de la politique étrangère, de la liberté de la presse, de l'éducation, de la peine de mort... Le 2 Décembre 1851, enfin, Louis Napoléon entreprend un coup d'état. Du 2 au 11 Décembre, Victor Hugo, en compagnie de députés républicains, tente d'organiser clandestinement la résistance au coup d'état militaire. Mais le peuple de Paris, démoralisé par les répressions qui se sont succédé depuis 1848, réagit faiblement. Le 11 Décembre, Hugo part pour Bruxelles. C'est le début d'un long exil. Le 21 décembre, un plébiscite ratifie le coup de force du 11 décembre. Le 2 Décembre 1852, Louis Napoléon Bonaparte est proclamé empereur sous le nom de Napoléon III.

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En 1848, les conservateurs et les réactionnaires les plus compromis se prononcèrent pour la république que l'on venait de proclamer : Victor Hugo n'hésita pas une minute à suivre leur noble exemple. "Je suis prêt, dit-il dans sa profession de foi aux électeurs, à dévouer ma vie pour établir la république qui multipliera les chemins de fer [ ... ], décuplera la valeur du sol [ ... ], dissoudra l'émeute [ ... ], fera de l'ordre la loi des citoyens [ ... ], grandira la France, conquerra le monde, sera en un mot le majestueux embrassement du genre humain sous le regard de Dieu satisfait." Cette république est la bonne, la vraie, la république des affaires, qui présente "les côtés généreux" de sa devise de 1837. 

"Je suis prêt, continua-t-il, à dévouer ma vie pour empêcher l'établissement de la république qui abattra le drapeau tricolore sous le drapeau rouge, fera des gros sous avec la colonne, jettera à bas la statue de Napoléon et dressera la statue de Marat, détruira l'Institut, l'Ecole polytechnique et la Légion d'honneur ; ajoutera à l'illustre devise : Liberté, Egalité, Fraternité, l'option sinistre : ou la mort, fera banqueroute, ruinera les riches sans enrichir les pauvres, anéantira le crédit qui est la fortune de tous et le travail qui est le pain de chacun, abolira la propriété et la famille, promènera des têtes sur des piques, rem­plira les prisons par le soupçon et les videra par le massacre, mettra l'Europe en feu et la civilisation en cendres, fera de la France la patrie des ténèbres, égorgera la liberté, étouffera les arts, décapitera la pensée, niera Dieu." Cette république est la république sociale. 

Victor Hugo a loyalement tenu parole. Il était de ceux qui fermaient les Ateliers nationaux, qui jetaient les ouvriers dans la rue, pour noyer dans le sang les idées sociales, qui mitraillaient et déportaient les insurgés de Juin, qui votaient les poursuites contre les députés soupçonnés de socialisme, qui soutenaient le prince Napoléon, qui voulaient un pouvoir fort pour contenir les masses, terroriser les socialistes, rassurer les bourgeois et protéger la famille, la religion, la propriété menacées par les communistes, ces barbares de la civilisation.

 

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Mais c'est en poursuivant de ses injures, de ses colères et de ses dénonciations les vaincus de Juin, que L’Evénement donne la mesure de son profond amour pour la République. Ecoutez, c'est l'auteur des Châtiments qui parle : "Hier, au sortir de la plus douloureuse corruption, ce qui se déchaîna, ce fut la cupidité ; ceux qui avaient été les pauvres n'eurent qu'une idée, dépouiller les riches. On ne demanda plus la vie, on demanda la bourse. La propriété fut traitée de vol ; l'Etat fut sommé de nourrir à grands frais la fainéantise ; le premier soin des gouvernants fut de distribuer, non le pouvoir du roi, mais les millions de la liste civile, et de parler au peuple non de l'intelligence et de la pensée mais de la nourriture et du ventre [ ... ]. Oui, nous sommes arrivés à ce point que tous les honnêtes gens, le coeur navré et le front pâle, en sont réduits à admettre les conseils de guerre en permanence, les transportations lointaines, les clubs fermés, les journaux suspendus et la mise en accusation des représentants du peuple." (Numéro du 28 août.) 

La dure nécessité, qui navrait le coeur des honnêtes gens et l'endurcissait pour la répression impitoyable, obligeait Hugo à mentir impudemment.

 Le 28 août 1848, Victor Hugo, pour exciter les conseils de guerre à condamner sans pitié, dénonce les vaincus comme des "pauvres qui n'eurent qu'une idée, dépouiller les riches".

 

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Victor Hugo commit alors la grande bévue de sa vie politique : il prit le prince Napoléon pour un imbécile, dont il espérait faire un marchepied. D'ailleurs c'était l'opinion générale des politiciens sur celui que Rochefort devait surnommer le Perroquet Mélancolique : car, même dans l'erreur, Hugo ne fut pas original, en se trompant il imitait quelqu'un. Il était si absorbé par le désir de se caser dans un ministère bonapartiste, qu'il ne s'aperçut pas que les Morny, les Persigny et les autres Cassagnac de la bande avaient accaparé l'imbécile et qu'ils entendaient s'en réserver l'exploitation. Ces messieurs, avec un sans-gêne qui l'étonna et le choqua grandement, l'envoyèrent potiner dans sa petite succursale de la rue de Poitiers et escamotèrent à son nez et à sa barbe le ministère si ardemment convoité. Au lieu d'embourser son mécompte et de contenir son indignation comme c'était son habitude, il s'oublia et se jeta impétueusement dans l'opposition. Les républicains de la Chambre, manquant d'hommes, l'accueillirent malgré son passé compromettant et le sacrèrent chef. Grisé il rêva la présidence.

 

Le coup d'Etat, qui surprit au lit les chefs républicains, dérangea ses plans, il dut suivre en exil ses partisans, puisqu'ils l'avaient promu chef. Les chenapans qui, à l'improviste, s'étaient emparés du gouvernement étaient si tarés, leur pouvoir semblait si précaire, que les bourgeois républicains, balayés de France, ne crurent pas à la durée de l'Empire. Durant des semaines et des mois, tous les matins, tremblants d'émotion, ils dépliaient leur journal pour y lire la chute du gouvernement de Décembre et leur rappel triomphal ; ils tenaient leurs malles bouclées pour le voyage. Ces républicains bourgeois qui avaient massacré et déporté en masse les ouvriers, assez naïfs, pour réclamer à l'échéance les réformes sociales qui devaient acquitter les trois mois de misère, mis au service de la République, ne comprenaient pas que le 2 Décembre était la conséquence logique des journées de Juin. Ils ne s'apercevaient pas encore que, lorsqu'ils avaient cru ne mitrailler que des communistes et des ouvriers, ils avaient tué les plus énergiques défenseurs de leur République. Victor Hugo, qui était incapable de débrouiller une situation politique, partagea leur aveuglement; il injuria en prose et en vers le peuple parce qu'il ne renversait pas à l'instant l'Empire que lui et ses amis avaient fondé et consolidé dans le sang populaire.

 

Jeté à bas de ses rêves ambitieux et enfiévré par l'attente incessante de la chute immédiate de Napoléon III, Hugo pour la première et l'unique fois de sa vie lâcha la bride aux passions turbulentes qui angoissaient son coeur. Déçu dans ses ambitions personnelles, il s'attaque furibondement aux personnes, aux Routier, aux Maupas, aux Troplong, qui culbutèrent ses projets : il les prend à bras-le-corps, les couvre de crachats, les mord, les frappe, les terrasse, les piétine avec une fureur épileptique. Le poète est sincère dans Les Châtiments : il est là tout entier avec sa vanité blessée, son ambition trompée, sa colère jalouse et son envie rageuse. Ses vers, que les amplifications oiseuses et des comparaisons étourdissantes rendent d'ordinaire si froids, s'animent et vibrent de passion. On y dégage, sous des charretées de fatras romantique, des vers acérés comme des poignards et brûlants comme des fers rouges ; des vers que répétera l'histoire. Les Châtiments, l'ouvrage le plus populaire de Victor Hugo, apprit à la jeunesse de l'Empire la haine et le mépris des hommes de l'Empire.

 

Il est des hugolâtres de bonne compagnie, monarchistes, voire même républicains, qui s'effarent aux engueulades des Châtiments ; ils n'en parlent jamais ou si parfois ils les mentionnent, c'est avec des précautions oratoires et des réticences infinies. Leur pudibonderie les empêche de reconnaître les services que ce pamphlet enragé rendit et rend encore aux conservateurs de toute provenance. Hugo agonit d'insultes les Canrobert et les Saint-Arnaud de la troupe bonapartiste de Décembre; mais il ne décoche pas un seul vers aux Cavaignac, aux Bréa et aux Clément Thomas de la bande bourgeoise de Juin. Massacrer les socialistes en blouse lui semble dans l'ordre des choses, mais charger sur le boulevard Montmartre, emporter d'assaut la maison Sallandrouze, canarder quelques bourgeois en frac et chapeau gibus ! Oh ! le plus abominable des crimes ! Les Châtiments ignorent Juin et ne dénoncent que Décembre: en concentrant les haines sur Décembre, ils jettent l'oubli sur Juin.

 

 

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Hugo, aux yeux du gros public, accapara la gloire de la pléiade romantique, non parce qu'il fut le plus grand poète, mais parce que sa poétique embrasse tous les genres et tous les sujets, de l'ode à la satire, de la chanson d'amour au pamphlet politique; et parce qu'il fut le seul qui mît en vers les tirades charlatanesques de la philanthropie et du libéralisme bourgeois. Partout il se montra virtuose habile. Ainsi que les modistes et les couturières parent les mannequins de leurs étalages des vêtements les plus brillants, pour accrocher l'oeil du passant, de même Victor Hugo costuma les idées et les sentiments que lui fournissaient les bourgeois d'une phraséologie étourdissante, calculée pour frapper l'oreille et provoquer l'ahurissement; d'un verbiage grandiloquent, harmonieusement rythmé et rimé, hérissé d'antithèses saisissantes et éblouissantes, d'épithètes fulgurantes. Il fut, après Chateaubriand, le plus grand des étalagistes de mots et d'images du siècle.  

Ses talents d'étalagiste littéraire n'eussent pas suffi pour lui assurer cette admiration de confiance, si universelle ; ses actes, plus encore que ses écrits, lui valurent la haute estime de la bourgeoisie. Hugo fut bourgeois jusque dans la moindre de ses actions.  

Il se signait dévotement devant la formule sacramentelle du romantisme : l'art pour l'art ; mais, ainsi que tout bourgeois ne songeant qu'à faire fortune, il consacrait son talent à flatter les goûts du public qui paie, et selon les circonstances il chantait la royauté ou la république, proclamait la liberté ou approuvait le bâillonnement de la presse, et quand il était besoin d'éveiller l'attention publique il tirait des coups de pistolet :  le beau, c'est le laid est le plus bruyant de ses pétards.

Il se vantait d'être l'homme immuable, attaché au devoir, comme le mollusque au rocher: mais, ainsi que tout bourgeois voulant à n'importe quel prix faire son chemin, il s'accommodait à toutes les circonstances et saluait avec empressement les pouvoirs et les opinions se leyant à l'horizon. Embarqué à la légère dans une opération politique mal combinée, il se retourna prestement, laissa ses copains conspirer et dépenser leur temps et leur argent pour la propagande républicaine, et s'attela à l'exploitation de sa renommée ; et tandis qu'il donnait à entendre qu'il se nourrissait du traditionnel pain noir de l'exil, il vendait au poids de l'or sa prose et sa poésie.

Il se disait simple de coeur, parlant comme il pensait et agissant comme il parlait; mais, ainsi que tout commerçant cherchant à achalander sa boutique, il jetait de la poudre aux yeux à pleines poignées, et montait constamment des coups au public. La mise en scène de sa mort est le couronnement de sa carrière de comédien, si riche en effets savamment machinés. Tout y est pesé, prévu, depuis le char du pauvre dans le but d'exagérer sa grandeur par cette simplicité et de gagner la sympathie de la foule toujours gobeuse, jusqu'aux cancans sur le million qu'il léguait pour un hôpital, sur les 50 000 francs pour ceci, et les 20 000 pour cela, dans le but de pousser le gouvernement à la générosité et d'obtenir des funérailles triomphales sans bourse délier.

Les bourgeois apprécièrent hautement ces qualités de Hugo, si rares à trouver réunies chez un homme de lettres : l'habileté dans la conduite de la vie et l'économie dans la gestion de la fortune. Ils reconnurent dans Hugo des rayons de la gloire, un homme de leur espèce, et plus on exaltait son dévouement au devoir, son amour de l'idée et la profondeur de sa pensée, plus ils s'enorgueillissaient de constater qu'il était pétri des mêmes qualités qu'eux. Ils se contemplaient et s'admiraient dans Hugo, ainsi que dans un miroir. La bourgeoisie donna une preuve significative de son identification avec "le grand homme" qu'elle enterrait au Panthéon. Tandis qu'elle conviait à ses funérailles du 1er juin toutes les nations, elle ne fermait pas la Bourse et ne suspendait pas la vie commerciale et financière parce que le 1er juin était jour d'échéance des effets de commerce et des coupons des valeurs publiques. Son coeur lui disait que Victor Hugo, il poeta sovrano, aurait désapprouvé cette mesure, lui qui, pour rien au monde, n'aurait retardé de vingt-quatre heures l'encaissement de ses rentes et de ses créances.

 

Le Temps du 4 septembre 1885 fournit les renseignements suivants sur la fortune de Hugo : "La succession liquidée de Victor Hugo s'élève approximativement à la somme de 5 millions de francs. On pourra se faire une idée de la rapidité avec laquelle s'accroissait la fortune du maître quand on saura que celui-ci réalisa, en 1884, 1 100 000 francs de droits d'auteur. Ajoutons que celui des testaments de Victor Hugo qui contient la clause d'un don de 50 000 francs aux pauvres de Paris est tout entier écrit de sa main, qu'il est terminé et daté, mais non signé."

Donner 50 000 francs aux pauvres, même après sa mort, dépassait ce que pouvait être l'âme généreuse et charitable de Victor Hugo. Au moment de signer le coeur lui manqua.