VICTOR HUGO / LES CONTEMPLATIONS / Etude de la Préface.

 

Les Contemplations sont un recueil poétique de Victor Hugo. C’est un ouvrage imposant : plus de dix mille vers, qui a nécessité une publication en deux volumes. Victor Hugo le fait éditer en 1856 alors qu’il se trouve en exil dans les îles anglo-normandes (depuis le début de 1852). Le lieu et la date inscrits au bas de la Préface en portent témoignage.

Si nous lisons cette Préface comme une introduction à l’œuvre qu’elle précède, nous y trouvons en effet un grand nombre d’informations : sur le genre du livre que nous abordons, sur certains de ses thèmes, sur son plan, et sur ce qu’on pourrait appeler le « protocole de lecture » que l’auteur propose au lecteur.

 

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            Concernant le genre, notons d’abord l’absence de toute référence explicite à la poésie. Il importe davantage à l’auteur d’indiquer la particularité de ce recueil poétique qui est d’être une sorte d’autobiographie : « Qu’est-ce que Les Contemplations ? C’est ce qu’on pourrait appeler, si le mot n’avait quelque prétention, Les Mémoires d’une âme » (l.10). Tout le texte est articulé autour de cette idée directrice : « Est-ce donc la vie d’un homme ? Oui … » (l.20), idée encore reprise en conclusion : « Nous venons de le dire, c’est une âme qui se raconte dans ces deux volumes. » (l.36). Le lecteur est donc en droit de supposer qu’il va trouver dans ce livre un recueil de souvenirs, ou un récit rétrospectif de la vie de l’auteur. Remarquer notamment le nom « souvenir », les verbes « revenir » et « rappeler » dans : « Ce sont en effet toutes les impressions, tous les souvenirs (…) revenus et rappelés» (l1-13). Par ailleurs, l’insistance de l’auteur sur le mot « âme » (3 fois), sur le mot « cœur » (l.6), l’omniprésence d’un vocabulaire des sentiments (amour, solitude, espérance, désespoir, triste, riant, funèbre …) indiquent le caractère intime de l’inspiration de l’œuvre : si mémoires il y a, ce seront des mémoires intérieurs ; si poésie il y a ce sera une poésie lyrique, c’est à dire une poésie exprimant les sentiments personnels du poète.

            Mais certaines formulations du texte indiquent une écriture au jour le jour, qui fait penser au  genre du « journal intime » plutôt qu’à celui des « Mémoires » : « Une destinée est écrite là jour à jour » (l.19). Ou encore, l.4 : « L’auteur a laissé pour ainsi dire ce livre se faire en lui. La vie, en filtrant goutte à goutte à travers les événements et les souffrances, l’a déposé dans son cœur ». La répétition d’un même substantif (« jour à jour », « goutte à goutte ») suggère une lente accumulation. Ces exemples ne sont d’ailleurs pas isolés. Voir : « rayon à rayon » (l.13), « soupir à soupir » (l.13), « de lueur en lueur »(l.15), « nuance à nuance » (l.31), « page à page » (l.33). La série de locutions adverbiales similaires donne un relief particulier à ce modèle syntaxique. Si Hugo ne nous indique pas clairement comment il a écrit ce livre, il suggère dans ces phrases qu’il en a rassemblé le matériau de façon progressive, au fil des événements de sa vie. Ce mode d’écriture est en tout cas conforme à l’image traditionnelle du poète lyrique, composant sous la dictée de l’émotion, de l’inspiration. Il est sensiblement différent de celui de l’autobiographie traditionnelle, qui consiste en un récit rétrospectif accompli à la fin de la vie de l’auteur. Ici, au contraire, nous pouvons supposer une lente accumulation répartie sur une longue période : « Vingt-cinq années sont dans ces deux volumes ». Vingt-cinq années de vie et d’écriture, sans doute !

La lecture de cette Préface, donc, apporte sur le genre du livre une information capitale : c’est une œuvre de caractère autobiographique, nous y trouverons une forme de récit de la vie de l’auteur. Mais elle fait naître aussi une interrogation sur le mode d’écriture du recueil : s’agit-il d’une évocation rétrospective, ce qui implique un récit organisé, une méthode de reconstruction après coup de la vie de l’auteur? S’agit-il plutôt d’un rassemblement de poèmes rédigés sur une longue période, et qui seraient comme les pages d’un journal intime poétique, mode de composition plus spontané et décousu, l’auteur s’étant contenté d’enregistrer « jour à jour » ce que la vie a « déposé dans son cœur » (l.6), de laisser « ce livre se faire en lui » (l.5) ? Seule une étude approfondie, incluant des données biographiques, peut permettre de répondre à cette question.

 

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La Préface nous renseigne aussi sur les thèmes développés dans le recueil. Cette information se révèle d’abord par une série d’oppositions lexicales faciles à repérer et à classer. On trouve  l’opposition de l’ombre et de la lumière : « rayon à rayon / nuée sombre » (l.13) ; « de lueur en lueur » (l.15) ; « s’assombrir » / « azur » (l.31-32). Il y a aussi l’opposition entre la joie et la souffrance : « riants / funèbres » (l.12) ; « sourire / sanglot » (l.17); « désespoir » (l.16) / « espérance » (l.33) ; « plaisir / douleur » (l.27-28). Il y a l’opposition entre la solitude et l’amour (l.16) : « Foule / Solitude » (l.29). Il y a l’opposition entre l’agitation et le repos : « tumulte, rumeur, lutte, travail / se reposer » (l.27-28). Il y a enfin l’opposition entre la vie et la mort , la jeunesse et la mort : « berceau / cercueil » (l.14-15) ; « laissant derrière lui la jeunesse » (l. 15), « sacrifice » (l.28), « deuil » (l.34), « mort » (34), « perte des êtres chers » (34), « tombeau » (37). Ces oppositions se chevauchent et renvoient à un principe général d’opposition entre le bien et le mal, la face heureuse et l’envers tragique de la destinée humaine.

Cette vision contrastée de la vie débouche manifestement pour Hugo sur une problématique religieuse. La mort est à plusieurs reprises évoquée par la métaphore de l’abîme : « bruit de clairon de l’abîme » ( l.18, métaphore qui évoque l’Apocalypse de Saint-Jean), « un abîme les sépare, le tombeau » (l.37), « au bord de l’infini » (l.16). Et le vertige ressenti par le poète devant l’abîme est décrit comme le moment de la contemplation : « contempler Dieu » (l.28) et de l’accession à « l’azur d’une vie meilleure » (l.32). Le mot « contemplation », dit le dictionnaire Littré, désigne une « profonde application de l’esprit à quelque objet, surtout aux objets purement intellectuels ». Et le dictionnaire Robert précise : « Ce nom s’est spécialisé dans les domaines intellectuel et religieux voire mystique ». C’est cette dernière utilisation qu’en fait Victor Hugo dans notre texte.

L’avant-dernier paragraphe apporte une information supplémentaire en suggérant que cette opposition entre la face lumineuse et la face obscure de l’existence recoupe étroitement l’organisation du livre : « La joie, cette fleur rapide de la jeunesse, s’effeuille page à page dans le tome premier, qui est l’espérance, et disparaît dans le tome second, qui est le deuil » (l.32-34). On pourra renforcer cette interprétation en notant que plusieurs phrases de cette Préface embrassent la vie humaine sous un angle chronologique. Par exemple, aux lignes 17-18 : « Cela commence par un sourire, continue par un sanglot, et finit par un bruit de clairon de l’abîme ». Il suffit par ailleurs de jeter un coup d’œil sur les titres des six livres qui apparaissent à la table des matières du recueil pour pouvoir formuler quelques hypothèses sur la correspondance entre la thématique de la Préface et celle des diverses parties de l’oeuvre : livre I, Aurore (« berceau, jeunesse, rayon, lueur … » ?) ; livre II, L’âme en fleur (« amour » ?) ; livre III, Les luttes et les rêves (« combat / illusion, réalités / fantômes vagues » ?) ; livre IV, Pauca meae (c’est à dire, quelques mots pour ma fille, c’est le thème de Léopoldine : « désespoir, sanglot » ) ; placé au centre du recueil ce livre consacré à Léopoldine divise l'ouvrage en deux parties correspondant aux deux volumes : « Autrefois, Aujourd’hui. Un abîme les sépare, le tombeau », dernière phrase) ; livre V, En Marche (« esprit qui marche » ?) ; livre VI, Au bord de l’infini (« la mort, au bord de l’infini, bruit du clairon de l’abîme, contempler Dieu » ?).

Ainsi cette Préface présente avec suffisamment de précision une thématique très construite, qui semble annoncer la structure même du recueil.

 

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Enfin, le lecteur trouve dans cette Préface une sorte de mode d’emploi : la façon dont l’auteur désire que son livre soit lu, interprété, compris. La première phrase annonce clairement cet enjeu : « Si un auteur pouvait avoir quelque droit d’influer sur la disposition d’esprit des lecteurs qui ouvrent son livre, l’auteur des Contemplations se bornerait à dire ceci : Ce livre doit être lu comme on lirait le livre d’un mort. » Le conseil est impérieux (sens injonctif fort du verbe « devoir ») et pourtant, la consigne de lecture ainsi donnée n’est guère explicitée. Chacun connaissant (surtout à l’époque où est paru le livre) l’histoire de la mort de Léopoldine, le lecteur peut sans doute deviner la pensée voilée de l’auteur. Hypothèse confirmée par la phrase : « Quel deuil ? Le vrai, l’unique : la mort, la perte des êtres chers ». Il nous demande en quelque sorte de considérer qu’il est devenu , depuis la mort de sa fille, une sorte de mort vivant. Il nous suggère aussi sans doute que cette épreuve l’a grandi, mûri, et lui donne le droit de parler de la destinée humaine à partir d’une certaine hauteur. Le projet autobiographique s’en trouve valorisé et justifié.

Ce protocole de lecture présente un second volet : l’injonction faite aux lecteurs de trouver dans la vie du poète un reflet, un miroir de leurs propres vies. L’image du miroir apparaît dès la ligne 7 : « Ceux qui s’y pencheront trouveront leur propre image dans cette eau profonde et triste , qui s’est lentement amassée là, au fond d’une âme ». La phrase suggère au lecteur un état d’esprit : la posture penchée caractéristique de la mélancolie romantique, et cette idée du miroir que le texte réaffirme ligne 22 : « Prenez-donc ce miroir et regardez-vous-y. » Ce miroir, bien entendu, c’est le livre, et c’est aussi la vie du poète dont Hugo affirme ici le caractère universel. Il le fait d’abord sur un mode défensif, comme s’il voulait répondre aux attaques dont le romantisme est l’objet dans ces années cinquante du XIX° siècle qui ont vu se développer la critique « réaliste » du romantisme : « On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi » (l.23). Puis il développe sa réfutation jusqu’à l’interpellation finale : « Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! » (l.25). Le fond de l’argumentation semble être le suivant : Les Contemplations envisageant la vie de l’auteur sous l’angle universalisant de la destinée humaine, sous l’angle philosophique et religieux, le lecteur y trouvera nécessairement un reflet de ses joies et de ses angoisses existentielles. C’est pourquoi Victor Hugo demande au lecteur d’oublier que c’est un individu particulier qui lui parle, il s’y emploie notamment en limitant au maximum l’usage de la première personne. Il faut attendre la ligne 22 pour voir apparaître un « je ». Jusque là, « l’auteur des Contemplations » se désigne par la 3° personne : un « auteur » ; une « conscience » ; une « destinée » ; un « homme » ; « une âme » ; « un esprit » ; « un mort ».

Voilà donc le lecteur averti que ce livre doit être lu d’une manière bien précise. On peut y voir une sorte de pacte que l’auteur propose au lecteur : que le lecteur veuille bien respecter les règles fixées par l’auteur, il trouvera dans ce livre une vision élevée et lucide de l’existence humaine (un témoignage d’outre-tombe, « le livre d’un mort ») et un moyen de se mieux comprendre lui-même (un « miroir »). Ce n’est pas un pacte de vérité au sens biographique, comme on en trouve souvent au seuil des autobiographies, c’est un pacte de vérité au sens métaphysique du terme. L’auteur s’engage à dire la Vérité sur l’Homme et sur la Vie ; sur sa vie c’est à dire sur toute vie.

 

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Cette Préface des Contemplations est donc à la fois riche et souvent ambiguë. Elle dit beaucoup, sur le genre particulier de l’œuvre, sa thématique, sur les attentes de l’auteur vis à vis de son lecteur. Mais en même temps, nous avons été amenés très souvent à faire des hypothèses, à laisser ouvertes certaines questions : comment ce livre a-t-il été écrit, comme une autobiographie rétrospective ou comme une sorte de journal intime poétique ? dans quelle mesure la thématique autobiographique du texte étudié préfigure-t-il la structure chronologique du recueil ? dans quel sens les Contemplations sont-ils « l’œuvre d’un mort » ? L’allusion et la métaphore sont la marque du style de cette Préface et laissent donc à l’ouvrage une part de mystère que la lecture du recueil s’attachera à percer.

 

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