ENTRE LE BONHEUR ET LE MALHEUR.

 

  Journal de Juliette Drouet, 9 septembre 1843 « Sur une espèce de grande place, nous voyons écrit en grosses lettres: CAFÉ DE L'EUROPE. Nous y entrons. Le café est désert à cette heure de la journée. Il n'y a qu'un jeune homme, à la première table à droite, qui lit un journal et qui fume, vis-à_­vis la dame de comptoir, à gauche. Nous allons nous placer tout à fait dans le fond, presque sous un petit escalier en colimaçon décoré d'une rampe en calicot rouge. Le garçon apporte une bouteille de bière et se retire. Sous une table, en face de nous, il y a plusieurs journaux. Toto en prend un, au hasard, et moi je prends Le Charivari. J'avais eu à peine le temps d'en regarder le titre que mon pauvre bien-aimé se penche brusquement sur moi et me dit d'une voix étranglée, en me montrant le journal qu'il tient à la main: « Voilà qui est horrible ! » Je lève les yeux sur lui : jamais, tant que je vivrai, je n'oublierai l'expression de désespoir sans nom de sa noble figure. Je venais de le voir souriant et heureux et, en moins d'une seconde, sans transition, je le retrouvais foudroyé. Ses pauvres lèvres étaient blanches; ses beaux yeux regardaient sans voir. Son visage et ses cheveux étaient mouillés de pleurs. Sa pauvre main était serrée contre son cœur, comme pour l'empêcher de sortir de sa poitrine. Je prends l'affreux journal et je lis [1]... »

Ce que Le Siècle racontait était un affreux accident arrivé, le lundi 4 septembre, à Villequier. Léopoldine et son mari avaient quitté Le Havre l'avant-veille, pour passer la fin de la semaine à Villequier. Ils y avaient retrouvé l'oncle Pierre Vacquerie, ancien capitaine de navire, et le fils de celui-ci, Arthus, petit garçon de onze ans. « Le dimanche après-midi arriva à quai un canot de course que Charles faisait remonter du Havre. C'était une fantaisie de son oncle. Il l'avait fait cons­truire dans un chantier naval, sur des plans qu'il avait conçus. Charles avait gagné avec ce bateau un premier prix, aux régates d'Honfleur. Le canot portait deux grandes voiles auriques, qui lui don­naient sous le vent une grande vitesse, mais la coque était légère, trop légère pour la navigation courante en Seine. Il se proposait de l'essayer, le lendemain matin, pour aller à Caudebec, chez maître Bazire, son notaire, qui l'attendait [2]... »

La matinée du lundi fut belle. Pas un souffle d'air; pas une ride sur l'eau; brume matinale. Il avait été convenu la veille que Léopoldine accom­pagnerait son mari, son oncle et son cousin. Mais sa belle-mère, inquiète de l'extrême légèreté du canot, lui déconseilla cette promenade. Les deux hommes et l'enfant partirent sans elle, puis revinrent presque aussitôt. Le canot dansait et ils le lestèrent de deux grosses pierres plates. Cette fois, Léopoldine fut tentée. Elle les pria de l'attendre, passa en hâte une robe de mousseline rouge quadrillée et embarqua. Le voyage d'aller, très court, fut sans histoire.

On devait ramener maître Bazire à Villequier, pour le déjeuner. Il proposa sa voiture ; ce canot ne lui disait rien qui vaille. Pour le rassurer, Charles et l'oncle Pierre lestèrent davantage l'embarcation, avec des blocs de grès entreposés sur le quai de Caudebec. Le notaire, à contrecœur, les accompa­gna, mais, comme le canot dansait plus que jamais, se fit débarquer à la hauteur de la chapelle Barre-­y-va en déclarant qu'il terminerait la route à pied. « On repartit. Le vent jouait dans les voiles. Quelques minutes après, d'un seul coup, un peu de vent qui jouait aussi entre une colline et le fleuve retourna la barque ; alors les pierres, installées là pour protéger le petit bateau, se mirent en marche et jouèrent à le déséquilibrer davantage. Choses, éléments, tout avait trahi ses promesses. Entre le bonheur et le malheur, la partie avait été jouée et perdue. Seul des passagers, Charles Vacquerie, excellent nageur, se débattait autour de la coque renversée pour essayer de sauver sa femme. Elle se cramponnait au canot. Il s'exténuait en vain. Alors, très simplement, lui qui ne l'avait jamais quittée se laissa couler pour l'accompagner cette fois en­core [3]... » Ce fut Auguste Vacquerie qui, tard dans la nuit, apprit la catastrophe à Mme Victor Hugo. Il la fit partir pour Paris, le mardi, « avec les trois enfants qui lui restaient, sans qu'elle s'arrêtât à Villequier pour la pénible cérémonie des obsèques ».

Par un geste sentimental et romantique, les deux jeunes mariés furent enterrés dans le même cercueil. On les porta, à dos d'homme, de la maison blanche au petit cimetière voisin de l'église.

Victor Hugo à Louise Bertin, Saumur, 10 septembre 1843: « J'aimais cette pauvre enfant plus que les mots ne le peuvent dire. Vous vous rappelez comme elle était charmante. C'était la plus douce et la plus gracieuse femme. O mon Dieu! que vous ai- je fait [4] ?... » Car Hugo était, « qu'il s'agît des secrets de l'univers ou des petits sous », habitué aux bilans et se demandait « si le père ne payait pas pour l'amant qui avait cessé de veiller sur les siens ? » Aussi prit-il, pour quelque temps, en aversion Ju­liette Drouet et courut-il « se blottir près de sa femme [5] ». Du sinistre Café de l'Europe, à Soubise, il lui avait écrit: « Pauvre femme, ne pleure pas. Résignons-nous. C'était un ange. Rendons-le à Dieu. Hélas ! elle était trop heureuse. Oh !je souffre bien. Il me tarde de pleurer avec toi et avec nos trois pauvres enfants bien-aimés. Ma Dédé chérie, aie du courage, et vous tous. Je vais arriver ; nous allons pleurer ensemble, mes pauvres bien-aimés. À bientôt. À tout à l'heure, mon Adèle chérie. Que cet affreux coup, du moins, resserre et rapproche nos cœurs qui s'aiment [6] !... » Dans la diligence qui le ramenait à Paris, il nota sur son carnet quelques vers isolés :

« Je suis, lorsque je pense, un poète, un esprit,

Mais, sitôt que je souffre, hélas ! je suis un homme!...

Quand tu la contemplais, cette Seine si belle,

Rien ne te disait donc : « Ce sera ton tombeau [7] ? »

 

André MAUROIS, Olympio ou la Vie de V. Hugo, ©Hachette, 1954.


[1] Bibliothèque nationale, département des manuscrits, N.a.f. 24794, fos 175 (verso) et 176. L'hebdomadaire Arts a publié un fragment de ce « Journal inédit » de Juliette Drouet, dans son numéro du 10-16 juillet 1952, p. 12.

[2] André Dusuc, Villequier dans la vie et l'oeuvre de Victor Hugo, p. 29.

[3] Jacques-Henry BORNECQUE, Les leçons de Villequier, article publié dans Le Monde, numéro du 4 octobre 1952, p. 9.

[4] Victor Hugo, Correspondance, t. I, p. 612.

[5] Jacques-Henry BORNECQUE, Les leçons de Villequier, article publié dans Le monde, numéro du 4 octobre 1952, p. 9.

[6] Lettre publiée par Maurice LEVAILLANT dans la Revue des Deux Mondes, numéro du ler mai 1930, p. 175.

[7] Victor Hugo, Carnet de 1843. -  Alpes et Pyrénées (En voyage, t. II, p. 592).