RENE CHAR : TROIS POEMES (ET UN APHORISME) – LECTURE ANALYTIQUE.

 

Introduction

Ces trois textes de René Char, poète français du XX° siècle, correspondent à des souvenirs d’enfance. Ils présentent des traits communs qui rendent leur confrontation intéressante. Ce sont de courts poèmes en prose (cinq à six phrases chacun). Ils débutent par l’évocation narrative et descriptive d’un épisode de l’enfance relativement facile à identifier. Mais très vite, par le jeu des allusions et des métaphores, le sens s’obscurcit. Le lecteur devine l’émergence de significations symboliques dont l’interprétation pose parfois problème. Cependant, l’idée principale ne fait pas de doute : il s’agit pour René Char de peindre son enfance comme un âge d’or, parcouru d’expériences fulgurantes de communion avec la nature, qui ont scellé pour toujours son destin de poète.

 

Trois souvenirs d’enfance

Le Thor représente l’auteur, en compagnie d’autres enfants (« nous nous étonnions, enfants ») s’engageant sur le sentier qui mène de L’Isle sur Sorgue au village voisin. Il est tôt, le matin (« herbes engourdies » évoque une nature encore ensommeillée). Le paysage est vu à travers les yeux des enfants : le sentier, étroit et encombré de ronces, leur paraît un peu effrayant  (« où nous nous étonnions, enfants, que la nuit se risquât à passer ») ; l’air au-dessus d’eux leur paraît immense (« turbulente immensité ») ; l’église romane qui domine le village les écrase de sa hauteur (« Le Thor s’exaltait sur la lyre de ses pierres »).

Les premiers instants relate la fascination exercée sur René Char enfant par le spectacle de Fontaine de Vaucluse. La référence à l’enfance n’est pas nette, mais elle se laisse lire à travers divers signes : le titre du poème : « Les premiers instants » évoque un commencement. Ici, commencement de la rivière, mais aussi de la vie de l’auteur. Comme dans le poème précédent, le « nous » accompagné de verbes à l’imparfait renvoie à l’auteur et à d’autres enfants (frère, sœur, ou amis). La phrase énigmatique : « Quelle intervention eût pu nous contraindre ? » se comprend mieux quand on connaît l’histoire de ces promenades familiales à Fontaine de Vaucluse, telle que la raconte par ailleurs René Char lui-même : sa mère tentait en vain de l’arracher à la contemplation de la cascade. La comparaison du surgissement de l’eau avec le bond d’une bête sauvage traduit le point de vue de l’enfant, hypnotisé par la violence de l’eau.

C’est encore la fascination de l’eau que l’on peut observer dans Déclarer son nom. La scène est moins précise que dans les poèmes précédents, mais on imagine volontiers l’enfant (ici, l’information ne peut pas être plus claire : « J’avais dix ans ») se laissant absorber des heures durant par la contemplation de la rivière (« La Sorgue m’enchâssait »), subjugué par les reflets changeants de la lumière sur la surface de l’eau (« Le soleil chantait les heures sur le sage cadran des eaux ») et la blancheur bouillonnante de l’écume (l’ « incendie blanc ») produite par la roue à aubes d’un moulin.

 

La fusion dans la nature :

            Ces scènes de l’enfance subissent – revécues par l’auteur dans son âge adulte – une transfiguration poétique qui tient d’abord à une discrète personnification des éléments naturels. La nuit (« où nous nous étonnions, enfants, que la nuit se risquât à passer » Le Thor), les oiseaux et les insectes (« hôtes de la matinée », Le Thor), la rivière et la montagne (« elle effaçait d’un coup la montagne, se chassant de ses flancs maternels », Les premiers instants), le soleil (« le soleil chantait les heures », Déclarer son nom) semblent animés d’une vie propre. Le monde sensible est régi par de mystérieuses correspondances : dans Le Thor le Mont Ventoux est « miroir des aigles ». On pense à la formule de Victor Hugo dans Ce que dit la bouche d’ombre : « Tout vit, tout est plein d’âme ».

A la personnification simple s’ajoute un second procédé : à plusieurs reprises, des termes visant à décrire les sentiments éprouvés par l’enfant sont affectés par le texte au paysage qui l’entoure. Dans Le Thor, un enthousiasme semble se transmettre de l’enfant au paysage : « Ce n’étaient que filaments d’ailes, tentation de crier, voltige entre lumière et transparence ». A qui s’applique l’expression « tentation de crier » ? A l’enfant, à l’oiseau … ? Aux deux sans doute. Il en est de même dans la phrase suivante : le double sens du verbe « s’exaltait » (matériel : s’élevait, et moral : émotion intense), la comparaison insolite des pierres de l’église avec une lyre, fusionnent le sentiment d’élévation lyrique éprouvé par l’enfant avec l’objet qui le provoque. Dans Les premiers instants, la faculté d’imagination de l’enfant est transférée à la cascade : « Elle nous tenait amoureux sur l’arc tout-puissant de son imagination ». Dans Déclarer son nom, les sentiments de l’enfant semblent inscrits dans le paysage même : « l’insouciance et la douleur avaient scellé le coq de fer sur le toit des maisons et se supportaient ensemble ». Cette technique de surimpression produit l’effet d’une dissolution du moi dans la nature : les sentiments éprouvés par les enfants au contact du paysage semblent se projeter hors d’eux et s’imprimer au paysage lui-même, on ne sait plus si le sentiment appartient au sujet ou à l’objet qui s’est imprimé en lui.

C’est dans Les premiers instants que cette identité fusionnelle entre le moi et le milieu naturel est exprimée avec le plus de netteté. Pour définir le phénomène, dans la dernière phrase du texte, René Char emprunte à la poésie allemande (Holderlin et Rilke) la notion de « l’Ouvert ». « L’Ouvert » désigne chez ces poètes le monde sensible vécu dans sa plénitude. Char partage avec ces auteurs une sorte de panthéisme mystique, mystique mais non religieux comme le précise très clairement l’aphorisme extrait de A une sérénité crispée : « Mais qui rétablira autour de nous cette immensité, cette densité réellement faites pour nous, et qui, de toutes parts, non divinement, nous baignaient ? » Char représente donc les enfants des Premiers instants « adoptés par l’Ouvert », « poncés jusqu’à l’invisible », c’est à dire fondus dans le surgissement lumineux et violent de la cascade jusqu’à voir s’effacer les limites de leur propre conscience individuelle.

 

Ainsi, chacun de ces trois textes est le récit d’un moment d’intense exaltation, marqué par une communion lyrique avec la nature. Mais en outre, ces épisodes prennent pour l’auteur le sens d’une révélation. L’auteur y reçoit dans une illumination la révélation de son identité profonde : de ce qui l’attache au pays natal et de sa vocation poétique.

 

La révélation de la vocation poétique :

Dans Le Thor, le sentier représente un lieu édénique : « la chimère d’un âge perdu ». Pour les enfants du poème, ce paradis perdu est sans doute la jungle primordiale dont ils trouvent avec le sentier ronceux qui mène au Thor une réplique miniature à leur usage. Pour l’adulte René Char, c’est cette double patrie temporelle et spatiale que sont pour lui l’enfance et le pays natal.

Les deux autres poèmes précisent le rapport entre le pays natal et la vocation poétique. Dans Les premiers instants, la réciprocité paraît totale entre la cascade qui subjugue l’enfant par sa force élémentaire et brutale (métaphore de « la bête ») et l’enfant grâce à qui la cascade trouve sa « parole » et sa « substance » : « Ce n’était pas un torrent qui s’offrait à son destin mais une bête ineffable dont nous devenions la parole et la substance ». Déclarer son nom commence avec cette phrase mystérieuse et poétique : « La Sorgue m’enchâssait » . « Enchâsser » se dit d’une relique sacrée, ou encore d’une pierre précieuse que l’on fixe dans un support : anneau ou châsse. En employant ce terme, Char suggère donc à la fois que l’enfant se découvre dépendant de cette rivière et de ce pays qui lui ont donné vie, mais aussi qu’il en est en quelque sorte le diamant ou le saint (le prophète). On retrouve ainsi dans Déclarer son nom le même échange consubstantiel entre l’enfant et la rivière, la même réciprocité que celle analysée dans Les premiers instants. De même que les enfants, dans le premier poème, permettaient à la cascade qui n’est qu’une force matérielle, une « bête ineffable » (« ineffable » signifie impossible à dire), de devenir « parole » (de se dire) et de trouver sa vérité essentielle (« substance »), de même, dans le second, l’enfant est précieux à la rivière parce qu’il est le médiateur de sa transfiguration poétique : « Mais quelle roue dans le cœur de l’enfant tournait plus fort, tournait plus vite que celle du moulin dans son incendie blanc ? ». Cette roue, à la fois extérieure et intérieure, qui transforme en énergie spirituelle la force élémentaire reçue de la rivière, c’est bien sûr la poésie. C’est ainsi que le poète découvre sa place et justifie son utilité d’artisan des mots.

Enfin, ces expériences ont apporté au jeune René Char la révélation de sa différence. Char analyse dans l’enfant qu’il a été la présence d’un instinct de rêverie (« l’insouciance » dans Déclarer son nom, l’indifférence à la « modicité quotidienne » et aux contraintes dans Les premiers instants) et d’une vive sensibilité entraînant la souffrance (« douleur », Déclarer son nom ; « jeunes larmes », Le Thor). Mais de la nature, cet enfant reçoit une énergie qui se traduit dans des métaphores violentes, chargées de désigner l’inspiration poétique : « tentation de crier », « l’arc tout-puissant de son imagination », « nous étions une victoire qui ne prendrait jamais fin », « incendie blanc ». Aussi peut-il désormais « déclarer son nom », c’est à dire décliner son identité, dire qui il est.

 

Conclusion 

            René Char accomplit avec ces trois poèmes trois célébrations lyriques de la région où il a passé son enfance, où il a grandi et vécu. Il retrouve pour évoquer ces souvenirs le point de vue émerveillé de l’enfant qu’il a été. Dans le vocabulaire littéraire, on a adopté le terme d’ « épiphanie » (terme d’origine religieuse désignant la première manifestation de Jésus aux rois mages) pour désigner « un moment intense de révélation qui illumine de façon souvent imprévue, le poète ou le romancier » (Dictionnaire portatif du bachelier, Hatier). Ces trois textes peuvent bien être considérés comme des épiphanies : l’intensité du moment se traduit par l’évanouissement du moi dans la plénitude sensible, moment d’extase quasi-mystique qui permet au futur auteur de prendre conscience de sa dette envers son pays natal et de ses pouvoirs d’artisan des mots pour rembourser cette dette. A plusieurs reprises, nous avons noté l’énergie, la violence qui se dégage des métaphores, la brièveté des poèmes, la concentration de l’expression qui invite souvent à conférer plusieurs niveaux de sens aux mêmes mots. C’est grâce à cette technique du langage que René Char parvient à restituer dans leur fulgurance originelle ces moments d’épiphanie d’où procède toute sa poésie.