INTRODUCTION :
Situer :
Ce poème n’est pas présent dans la première édition des Fleurs du Mal (1857).
Il apparaît dans la seconde édition en 1861, avec le numéro XXIII. Baudelaire
place ce nouveau texte dans la section « Spleen et Idéal », tout de
suite après Parfum exotique.
Caractériser :
La chevelure est un long poème
de sept quintils (35 alexandrins). Il est caractéristique de l’inspiration
exotique fréquente chez Baudelaire (par exemple dans « Parfum exotique »).
Tout laisse à penser que la figure féminine, lascive et sensuelle, évoquée par
le poème est celle de Jeanne Duval, la compagne métisse de Baudelaire (les
poèmes XXII à XXXIX des Fleurs du mal constituent ce que l’on appelle le
cycle de Jeanne Duval).
Annoncer
les axes : On peut y observer deux thèmes : la transformation de
la réalité par l’imagination, une rêverie exotique et sensuelle débouchant sur
une expérience mystique.
1°AXE : LA
TRANSFORMATION DE LA REALITE PAR L’IMAGINATION.
1) L’ancrage réaliste :
un lieu clos abritant les jeux érotiques du narrateur.
Ø Indices
spatio-temporels : ce soir / l’alcôve obscure
Ø Champ lexical de l’amour, au
sens de l’union charnelle : évocation de l’amour (ô mon
amour ! ; ma tête amoureuse d’ivresse), du plaisir
(extase ! ; langoureuse ; se pâment) ; de l’étreinte des
corps (que le roulis caresse ; infinis bercements du loisir embaumé, ô
féconde paresse !)
Ø Champ lexical omniprésent de
la chevelure : boucles, tresses, cheveux, duvetés, mèches.
Ø Evocation des jeux du
narrateur avec cette chevelure : « je la veux agiter dans l’air comme
un mouchoir, je plongerai ma tête (…) dans ce noir océan , ma main dans ta
crinière lourde… »
Ø L’étude des indices
d’énonciation montre la fétichisation de ce fragment du corps féminin : le
poète s’adresse à elle comme à une personne, elle semble être la destinataire
du poème, cf l’utilisation de la deuxième personne désignant la chevelure
: « tes profondeurs, ton parfum, fortes tresses soyez la houle qui
m’enlève, tu contiens mer d’ébène un éblouissant rêve , cheveux bleus (…) vous
me rendez l’azur du ciel immense et rond ». Ce n’est qu’à la fin du poème
(dans ta crinière lourde) que la deuxième personne s’adresse à la femme :
tout au long du poème la chevelure semble se substituer à la femme dans
l’adoration du poète.
Ø L’apostrophe, au début du
poème, montre même une divinisation de la chevelure : « ô
toison ! ô boucles ! ô parfum ! » L’interjection
« ô » est souvent employée en français pour évoquer une divinité avec
une marque d’adoration (ô mon dieu !)
Conclusion partielle : le poème est en partie
un poème d’amour, un poème érotique, mais cet ancrage réaliste n’est qu’un
point de départ, un tremplin pour l’imagination.
2) Le jeu poétique au
service de l’imagination :
Ø La chevelure est tout
d’abord transformée par le jeu des métaphores : elle est tour à tour
comparée à la pilosité animale (toison, crinière, moutonnant, encolure), à
l’ondulation des vagues (moutonnant, fortes tresses soyez la houle qui
m’enlève), à une tente (pavillon de
ténèbres tendues), à un mouchoir qu’on agite, au ciel (cheveux bleus (…) vous
me rendez l’azur du ciel immense et bleu).
Ø Les oxymores et les
synesthésies permettent à Baudelaire d’établir des
« correspondances » inattendues entre des réalités d’ordre
différent : les oxymores « cheveux bleus », « mer
d’ébène », « noir océan » suggèrent une correspondance secrète
entre le bleu intense (du ciel, de la mer des tropiques) et le noir profond, le
noir à reflets bleutés de la chevelure ; une synesthésie typique consiste
à associer parfums et liquides (l’olfactif et le tactile) : « nage
sur ton parfum », « boire à grands flots le parfum », « je
m’enivre ardemment des senteurs confondues », « la gourde où je hume
(respire) à longs traits le vin du souvenir ». Le parfum devient une
sensation tactile, intense.
Ø Les enjambements sont
fréquemment utilisés pour mimer l’envol de l’imagination, l’agrandissement de
l’espace, la multiplication des sensations : les enjambements les plus
significatifs sont ceux qui débouchent sur un second vers énumératif, ce qui
accentue encore l’impression de rythme en expansion. Dans les quatre exemples
qui suivent l’idée d’expansion, d’élargissement, de grandeur ou de nombre est
exprimée simultanément par le sens (contiens, boire à grands flots, ouvrent,
vastes, embrasser, je m’enivre), par la syntaxe énumérative et par
l’enjambement :
Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mats :
Un port retentissant où mon âme peut boire
A grands flots le parfum, le son et la couleur ;
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D’un ciel pur où frémit l’éternelle chaleur.
Je m’enivre ardemment des ardeurs confondues
De l’huile de coco , du musc et du goudron.
3) La modification volontaire
du réel par la rêverie.
Ø On peut relever des
phrases-programmes, c’est à dire des phrases où le narrateur expose ses
buts : complément de but, verbes de volonté, futurs, impératif, sont les
formes grammaticales adoptées pour exprimer l’idée de projet (Pour
peupler ce soir l’alcôve obscure des souvenirs (…) je la veux agiter ;
j’irai là-bas ; je plongerai ma tête ; soyez la houle qui
m’enlève !) . La volonté d’agir, l’énergie déployée pour atteindre un but
s’exprime dans ces phrases.
Ø On notera aussi un champ lexical de l’activité cérébrale :
« esprit » (2fois : v.9 et v.23).
Ø A plusieurs reprises,
l’objet de cette activité cérébrale est défini comme la résurrection du
passé : « souvenirs dormant dans cette chevelure » ;
« saura vous retrouver », « le vin du souvenir »,
« monde défunt », « vous me rendez l’azur du ciel ».
Conclusion partielle : les jeux érotiques dont
nous avons parlé ne sont pratiqués que pour exciter l’imagination du poète, ils
ont un prolongement intérieur : la
recherche du souvenir. Quel souvenir ?
Peut-être le souvenir du voyage que Baudelaire fit à l’île Maurice et à
la Réunion à l’âge de 20 ans . Souvenir que fait renaître en lui sa maîtresse
noire Jeanne Duval. C’est du moins l’interprétation suggérée par la thématique
exotique du poème.
2°AXE : UNE REVERIE
EXOTIQUE DEBOUCHANT SUR UNE EXPERIENCE MYSTIQUE.
1) Les composantes de la
rêverie exotique : un relevé de champs lexicaux permettra de définir ce qui attire
Baudelaire vers les pays lointains. Champs lexicaux significatifs :
Ø
La
mer : océan, voguent, nage, houle, voile, rameurs, flammes (drapeaux des
navires), mâts, ports, flots, vaisseaux, glissant, roulis, bords.
Ø
pays
lointains : langoureuse Asie, brûlante Afrique, monde lointain, là-bas
Ø
richesse
des pays tropicaux : l’arbre et l’homme pleins de sève, huile de coco,
musc, rubis, perle, saphir, féconde
Ø
vie
paresseuse : se pâment longuement, féconde paresse, infinis bercements du
loisir embaumé, oasis, nonchaloir
Ø
volupté
(CF. I.1)
Ø
chaleur :
ardeur des climats, éternelle chaleur
2) L’expérience magique de la plénitude sensible : au delà de ces ingrédients habituels de l’exotisme
qui fonctionnent un peu comme des clichés (du moins pour nous aujourd’hui),
l’exotisme correspond chez Baudelaire à une expérience hallucinatoire :
l’accession magique à une plénitude sensible, une fête des sens, qui n’existent
pas dans la vie normale.
Ø
Les
champs lexicaux omniprésents de la contenance et de la grandeur servent à
décrire le phénomène irrationnel qui se trouve à la racine de cette expérience
hallucinatoire : tout un univers est contenu dans une chevelure (dans
Le Spleen de Paris , un poème en prose jumeau de notre texte est
intitulé Un hémisphère dans une chevelure) : la contenance est
représentée dans « chargé de, dans, où, tu contiens, embrasser, est
enfermé » ; la grandeur dans : « tout un monde, infinis,
profondeurs, ouvre les vastes bras, embrasser la gloire, azur du ciel immense
et rond, ciel, océan ». La chevelure devient un microcosme, d’où le poète,
comme un magicien, fait surgir une multitude de paysages, et de sensations.
Ø
Un
champ lexical de l’abondance et de la fécondité développe cette idée de
contenance : « toison, moutonnant, jusque, plein de sève, oasis,
peupler, sèmera , féconde»
Ø
Le
champ lexical des sensations précise ce qui est donné en abondance, à profusion : des sensations, notamment
olfactives : forêt aromatique,
loisir embaumé, parfum chargé de nonchaloir, à grands flots le parfum, le son
et la couleur.
Ø
Le
champ lexical de la boisson et de l’ivresse traduit métaphoriquement l’avidité
du poète, la recherche frénétique de la jouissance sensuelle : « où
mon âme peut boire ; oasis ; gourde ; à longs traits ; le
vin du souvenir ; je m’enivre » ; « boire »
signifie ici saisir par les sens avec avidité.
3) Une expérience mystique : on constatera enfin que cet accès à la jouissance
des sens est décrit assez souvent avec un vocabulaire spiritualiste, quasi
religieux : « où mon âme peut boire », « éternelle
chaleur », « un ciel
pur », « l’azur du
ciel », « l’oasis où je rêve ». Ces expressions ont toutes des
connotations symboliques : elles désignent l’Idéal, le rêve paradisiaque.
L’idée du souvenir peut dès lors prendre une autre signification que celle
d’une simple allusion autobiographique au voyage à la Réunion. Le souvenir devient
celui d’une vie antérieure, d’une vie d’avant la chute, d’un paradis perdu.
Avec elles, le rêve exotique se teinte nettement de spiritualité.
Mais
ce bonheur magiquement obtenu est menacé . Le dernier quintil développe un
champ lexical de la durée (longtemps, toujours, jamais) qui exprime la crainte
d’une rupture avec la femme aimée (« afin qu’à mon désir tu ne sois jamais
sourde) et la perte du paradis un instant retrouvé.
CONCLUSION :
L’étude du poème, et notamment le repérage minutieux de ses champs lexicaux dominants, fait apparaître la complexité du thème exotique chez Baudelaire. Liée au départ à une image de femme, comme dans Parfum exotique ou L’invitation au voyage, la rêverie se développe aux dimensions d’une aventure maritime et exotique. Mais le thème du voyage cache une quête beaucoup plus fondamentale, celle du bonheur. Baudelaire imagine le bonheur sous une forme essentiellement sensuelle, hédoniste. Mais il en donne par moments une description quasi-mystique. L’exotisme est chez Baudelaire une des représentations de l’Idéal, c’est à dire de l’aspiration anxieuse de l’homme au beau, au bien, au salut de l’âme, à la vie éternelle.