LE MARIAGE DE FIGARO

Commentaire de la scène I de l’Acte I 
(jusqu’à : « …et d’empocher son or »).

Introduction :

Après trois ans de péripéties, au cours desquelles B. a dû affronter l’opposition des censeurs et du roi Louis XVI en personne, Le Mariage de Figaro est enfin représenté par les Comédiens Français le 27 Avril 1784. La pièce est intitulée « La Folle Journée ou Le Mariage de Figaro ». Ce titre annonce une comédie, le récit amusant d’une folle journée.

            L’extrait étudié joue le rôle classique d’une scène d’exposition :  il donne une information rapide sur les principales données de l’intrigue (moment, personnages, situation initiale, enjeu de l’action future, lieu de l’action); il confirme le ton badin annoncé par le titre en campant la personnalité vive et enjouée du couple de domestiques placé au centre de l’intrigue.

 

1° Axe : Une information rapide sur les principales données de l’intrigue 

a)      Le moment de l’action :

nous sommes très vite renseignés :

·        3° réplique de Figaro : « le matin des noces »

·       « le petit chapeau de fleurs d’orange appelé chapeau de la mariée », « la dot », « ce joli bouquet virginal », « l’œil amoureux d’un époux ». La pièce débute donc le matin du mariage dont parle le titre. Nous assistons aux préparatifs de la cérémonie.

 

b)      Des personnages familiers au spectateur (s’il a vu le Barbier de Séville) :

·       Les personnages en scène : pour le lecteur, leurs noms sont précisés par la didascalie initiale, puis par les didascalies du dialogue ; pour le spectateur, les personnages se nomment l’un l’autre rapidement : Figaro, ligne 2 : Suzanne, ligne 11.

·        D’autres personnages sont évoqués : « Monseigneur », « Madame », « Monsieur le comte Almaviva », ce qui permet de fixer les relations hiérarchiques entre maîtres et serviteurs. « Bazile » : toujours affublé par Figaro et Suzanne de qualificatifs ironiques soulignant par antiphrase sa fourberie : « loyal Bazile, noble maître à danser, honnête agent de ses plaisirs, mon mignon ».

           A part Suzanne, tous ces noms et ces caractères sont connus des spectateurs qui, pour la plupart, ont vu Le Barbier de Séville. La phrase de la ligne 61 : FIGARO : « J’avais assez fait pour l’espérer (la reconnaissance d’Almaviva) » rappelle au spectateur averti l’action de cette comédie où Figaro aidait Almaviva à conquérir Rosine, la future Comtesse.

           Quelques allusions suffisent donc à placer le spectateur en pays connu.

 

c)      L’exposé de la situation au début de la pièce :

C’est le refus de la chambre par Suzanne, et la nécessité où elle se trouve de justifier ce refus devant Figaro, qui va fournir l’occasion de cette explication : deux répliques de Suzanne l. 44-53 et 68-71 suffiront à nous informer. Nous apprenons :

·        Que le comte est infidèle (« las de courtiser »)

·        Que Bazile est l’homme à tout faire du Comte Almaviva.

·       Que le Comte a « jeté ses vues » sur Suzanne et qu’il tente de monnayer auprés d’elle la dot offerte pour son mariage en réclamant en contrepartie la possibilité d’exercer un « droit de cuissage » (« Sache qu’il la destine (la dot) à obtenir de moi secrètement certain quart d’heure, seul à seule, qu’un ancien droit du seigneur… »)

·       Nous apprenons en outre par Figaro que le Comte a lui-même aboli cette coutume sur ses terres lors de son mariage avec Rosine. Ce détail n’est pas sans importance : il permet de présenter le comte non comme un aristocrate conservateur et retardataire mais comme un moderniste qui se voudrait libéral, mais qui reste accroché à ses privilèges. Ce qui change la cible politique de la pièce. Il s’agit de dénoncer le manque de courage et de cohérence des esprits prétendument libéraux qui ne vont pas jusqu’au bout des réformes promises : problème d’actualité en 1784.

 

d)      L’enjeu de l’action future :

C’est la dernière phrase de Figaro qui fixe cet enjeu : la question sera de savoir si les domestiques parviendront à l’emporter dans le bras de fer qui les opposera au comte, tout au long de cette « folle journée » : parviendront-ils à « attraper ce grand trompeur » et à « empocher son or » ? C’est le schéma classique de la farce : à malin, malin et demi.

Mais derrière cette formulation conventionnelle proche de la comédie la plus classique, le spectateur peut sentir la présence d’une double intrigue, plus sérieuse et plus « moderne » (au sens du XVIII° siècle) :

·        une intrigue amoureuse : Figaro et Suzanne parviendront-ils à sauver leur mariage et leur amour ?

·        une intrigue sociale : les domestiques, bien mal récompensés de leur zèle par un maître despotique dont ils sont dépendants, parviendront-ils à faire valoir leurs droits face au pouvoir absolu du maître ?

 

 e) Un lieu scénique choisi pour sa valeur symbolique

·       Une longue didascalie initiale décrit le décor : une chambre à demi-démeublée (ce qui s’explique par la nouvelle affectation de la chambre, les préparatifs d’un déménagement) ; un grand fauteuil de malade (accessoire classique). C’est déjà une preuve que Beaumarchais attache une importance particulière à ce décor.

·       La pièce commence par une réplique donnant les dimensions exactes de ce décor : « dix-neuf pieds sur vingt-six » (6m x 8m,5). C’est l’espace disponible pour les acteurs sur la scène de la Comédie Française : autrement dit, la scène doit représenter exactement, de façon réaliste, une grande chambre de même dimension qu’elle, telle qu’il peut en exister dans un château.

·        Un lieu symbolique :

- La chambre n’est pas seulement ici un décor, elle est d’une certaine manière, le sujet même de la scène puisque c’est à son propos que les personnages se disputent : « Tu prends de l’humeur contre la chambre du château la plus commode … » dit Figaro l.28.

- De fait, le lieu résume par lui-même la situation des personnages : signe de leur désunion, le Comte et la Comtesse occupent des appartements séparés. Le Comte songe même à mettre entre eux leurs domestiques.

- Il résume bien aussi le statut social de Suzanne et Figaro : la chambre, selon Figaro, faciliterait le service des domestiques : elle symbolise leur fonction qui est d’être aux petits soins de leurs maîtres respectifs, toujours prêts à répondre à leur appel, le plus vite possible. La phrase même de Figaro est construite avec une structure symétrique qui met en relief le parallélisme des fonctions entre Figaro et Suzanne : « Madame » correspond à « Monseigneur » ; « sonner » à « tinter » ; « zeste » à « crac » ; « deux pas » à « trois sauts ».

- L’allusion au « beau lit que Monseigneur nous donne » (l.12) contribue à renforcer cette signification symbolique du décor : ce meuble absent résume bien l’idée du mariage encore non consommé, et l’ambiguïté des cadeaux que le Comte fait à ses serviteurs.

 

 

2° Axe : Le portrait psychologique du couple Suzanne-Figaro

 

            Un des principaux enjeux de cette scène semble être pour l’auteur de dresser un premier portrait de ses « héros positifs », en mettant en valeur les qualités qui doivent leur assurer la victoire dans l’épreuve de force qu’ils vont avoir avec le comte.

a)      des esprits vifs et spirituels :

·        le dialogue est souvent très rapide : l.14 à 24, 61 à 67, 79 à 84. Dans ces passages, la plupart des phrases ne dépassent pas six à huit syllabes. L’échange verbal est percutant, les personnages se renvoient la balle à toute vitesse, c’est comme un jeu ; preuve de leur esprit vif, de leur intelligence, de leur agilité verbale.

·        Phrases non-achevées, points de suspension : l.39,71,80,84, les personnages se comprennent à demi-mot.

·        Les plaisanteries abondent : « Mon front fertilisé … Ne le frotte pas … S’il y venait un petit bouton, de gens superstitieux… » allusion humoristique aux cornes qui dit-on parent le front des maris cocus. Cf aussi les menaces humoristiques adressées par Figaro à l’encontre de Bazile (l.54-57). cf aussi la reprise par Suzanne de « zeste » et de « crac » en donnant à la seconde onomatopée un sens grivois.

·        Les formules brillantes fusent :

SUZANNE : « Prouver que j’ai raison serait accorder que je puis avoir tort » (antithèse, rythme de maxime).

Ou encore : « Que les gens d’esprit sont bêtes » (paradoxe).

FIGARO : « Ah ! s’il y avait moyen / d’attraper ce grand trompeur (oxymore), / de le faire donner dans un bon piège (rythme ascendant) / et d’emporter son or (rythme descendant ; chute). Phrase à structure ternaire : trois groupes à l’infinitif (la phrase s’allonge en jouant sur des synonymes : le deuxième groupe à l’infinitif reprend le sens du premier) et à rythme circonflexe.

 

b)      des amoureux tendres et complices :

·        Suzanne et Figaro ne cessent de se donner des petits noms pleins de tendresse : « ma charmante » l.5, « mon fils » l.10, « ma petite Suzanne » l.11, « mon ami », l.44, « bon garçon » l.48 , « friponne » l.85.

·        L’aveu fait par Suzanne à Figaro concernant les entreprises du comte montre à la fois sa fidélité et sa pudeur : au début de la scène, elle est gênée, préfèrerait ne rien dire pour épargner ce désagrément à Figaro ; puis quand elle voit la colère de Figaro elle se lance dans une confession pleine de ressentiment accumulé contre Almaviva.

·        De même, la colère un peu jalouse de Figaro montre son amour pour Suzanne, mais leur capacité à l’un et à l’autre à plaisanter sur le sujet pourtant sensible du cocuage à la fin de l’extrait montre la confiance totale qu’ils se font mutuellement.

 

Cette scène est donc aussi une scène de badinage amoureux, qui démontre la gaieté inaltérable, l’entente profonde, la complicité des deux « amants » (au sens du XVII° siècle, c’est à dire des deux amoureux).

 

Ces qualités : vivacité d’esprit et humeur badine, amour partagé et confiance mutuelle, font de Figaro et Suzanne d’emblée des personnages sympathiques et forts, qui paraissent avoir les atouts suffisants pour triompher de l’obstacle constitué par le comte.

 

Conclusion : 

 

Une scène d’exposition extrêmement efficace, qui donne suffisamment d’éléments pour constituer provisoirement un schéma actantiel satisfaisant de la pièce. Au centre de l’intrigue, deux héros positifs : Figaro (le personnage éponyme) et Suzanne. Face à eux le comte, et la logique sociale qui fait d’eux des domestiques dépendants du maître. Une quête : le mariage (et la dot). Une motivation : l’amour, et l’aspiration à plus de reconnaissance de la part de leur maître pour les services rendus, c’est à dire à plus de justice sociale et de liberté. Les grands ressorts psychologiques et sociaux sont en place.

Cette exposition installe aussi un ton : celui de la comédie spirituelle, le « badinage » et la « folle gaieté » dont parle Beaumarchais dans sa Préface, et dans le titre.

En bref, une ouverture bien conçue pour séduire le spectateur tout en l’informant.