BELLE DU SEIGNEUR 

Une passion mortelle

 

D’après quelques lignes sur la quatrième de couverture, « (…) le titre aurait pu être Le livre de l’Amour (…) »… Mais il semble que, davantage que l’amour, ce soit une passion dévorante et irraisonnée qui entraîne sous nos yeux Solal et Ariane dans une ronde aveugle et magnifique.

 

          Ariane est belle, jeune, elle porte le nom d’Auble, celui de ce qui fut une des plus grandes familles genevoises, dont elle constitue, avec son vieil oncle, l’ultime ressortissante. Mais, à son grand regret, ce nom s’éteindra sous peu, vu que, comme elle le dit elle-même, si elle a un jour des enfants, « ce ne sera jamais que des Deume ». Car Ariane est mariée… Elle a dit oui à Adrien Deume, gentil petit bourgeois fonctionnaire, alors qu’elle se rétablissait péniblement d’une tentative de suicide, encore perdue dans les vapeurs de l’overdose. Elle mène à ses côtés une vie qui l’ennuie, car elle n’aime pas son mari, ou plutôt pas comme une femme, et assume sa solitude avec courage, laissant déborder son imagination à travers de longs monologues sans ponctuation, ou si peu, de véritables flots d’âme… elle dit qu’elle « se raconte ». Il est important de ne pas prendre à la légère ces pages entièrement couvertes des élucubrations de l’héroïne ; en effet elles constituent une source primordiale d’informations diverses sur sa psychologie (d’ailleurs marquée d’une candeur relativement enfantine quelque part), qu’il est essentiel de cerner afin de l’accompagner dans l’évolution de son existence à travers les pages… 

          Un beau jour, elle reçoit la visite pour le moins inopinée d’un singulier vieillard, qui la surprend dans sa chambre après s’y être introduit par la fenêtre. Il lui fait une éclatante déclaration d’amour, ponctuée des sourires passionnés qu’il lui lance, autant de trous béants où brille une unique dent blanche… La belle, épouvantée, recule puis projette un verre qui atteint au visage le hideux soupirant. Celui-ci, l’œil sanglant, arrache ses hardes de mendiant, le papier collant noir qui l’édentait, et s’offre au regard d’Ariane sous les traits du jeune et beau Solal, quatorzième du nom, Sous-Secrétaire-Général de la renommée Société des Nations (où travaille l’époux de la jeune femme), homme riche et envié, sans doute possible parfait en tous points ! Là, il lui assène à nouveau son amour, mais d’une manière brutale et étrangement désenchantée. Il avait osé espérer que le brillant discours et l’intelligence d’un vieillard éclopé aurait suffi à la séduire, mais le sang à son sourcil dissipe ses illusions : « A notre prochaine rencontre, lance-t-il, et ce sera bientôt, en deux heures je te séduirai par les moyens qui leur plaisent à toutes, les sales, sales moyens, et tu tomberas en grand imbécile amour, et ainsi vengerai-je les vieux et les laids, et tous les naïfs qui ne savent pas vous séduire, et tu partiras avec moi, extasiée et les yeux frits ! En attendant, reste avec ton Deume jusqu’à ce qu’il me plaise de te siffler comme une chienne ! ». Il la laisse mortifiée et furieuse… 

          Par la suite, en effet, il charmera cette femme, qu’il aime malgré tout, avec force dîners, beaux mots et valses effrénées. Ils vivront ensemble une passion violente, exclusive, et secrète, qui fera naître chez chacun des sentiments dévastateurs…  

          Une idée les obsède : celle de la mort, évoquée sourdement tout au long du livre dans les paroles des deux amants (en règle générale, ils s’échangent le rôle du narrateur à chaque nouveau chapitre), comme une obsession qui les fait souvent parler, à la place d’une personne humaine, d’un cadavre décharné… 

          Une peur les oppresse : l’ennui, le quotidien, la monotonie de l’habitude. A plusieurs reprises, leur relation prenant des allures de routine établie, Solal optera délibérément pour la douleur et la souffrance et perturbera leur équilibre, ne pouvant que remarquer que cela les menait aussitôt vers un regain d’amour, l’amour « comme à Genève »… 

          Malgré les accents dramatiques de ce superbe roman, il est essentiel d’y voir aussi un chef d’œuvre d’humour : Albert Cohen a incontestablement une manière d’écrire inimitable, qui tourne en dérision ses personnages avec le plus grand sérieux et une ironie parfois cinglante ! Le portrait qu’il brosse des fonctionnaires de la S.D.N., de leurs préoccupations, et de leur volonté au travail, par exemple, illustre à merveille la drôlerie pince-sans-rire qui parsème les pages (et, il faut l’avouer, n’est pas sans rappeler l’attitude de la majorité des élèves face à leurs devoirs…). Egalement, plusieurs fois, l’auteur fait apparaître quelques savoureuses figures emblématiques de ses précédents ouvrages (Solal, Mangeclous…), telles que quelques membres de la famille de Solal, hilarantes caricatures. 

          Enfin, il est bon de rappeler que cette grande histoire a pour contexte une période particulièrement importante de l’Histoire de ce monde : la Seconde Guerre Mondiale, ou la montée de l’antisémitisme en Europe. Or, Solal est juif, et n’échappera pas, malgré son poste et ses richesses, aux conséquences de ce crime… 

Après les couples mythiques Roméo et Juliette ou Tristan et Iseult, venez rejoindre Solal et Ariane dans les affres d’un amour sans bornes ! 

 

Elsa BAROGHEL, 213