Le puzzle de la vie

La Vie mode d'emploi, de Georges Pérec

 

Neuf ans (1969-78)… C’est le temps que Georges Pérec a mis pour écrire La vie mode d’emploi. Neuf ans de minutie et d’une extrême patience pour créer non pas une mais 366 histoires, celles des habitants présents et passés d’un immeuble parisien. Un livre à lire absolument ou à tester, afin de vérifier qu'il mérite l'effort nécessaire pour avaler ses 600 pages ! 

Pérec nous invite à faire la connaissance de locataires attachants et sympathiques, pour notre plus grand plaisir. Madame de Beaumont, cantatrice russe dont le mari archéologue s’est suicidé et dont la fille a été assassinée ; Madame Marcia, l’antiquaire ; Madame Moreau, riche femme d’affaires qui ne rêve que de retourner dans sa campagne natale ; Cinoc, le « tueur de mots » reconverti en sauveur de noms inusités ; Dinteville, le docteur de quartier ; Valène (alias Pérec) qui veut peindre l’immeuble de l’intérieur…Au milieu de tous, un personnages-clé : Bartlebooth, riche excentrique qui réalise le projet de sa vie : de son voyage autour du monde, il ramène 500 aquarelles de littoraux, et charge Winckler, un petit artisan, de les transformer en puzzles ; les ayant reconstitués, il a en tête de ramener les aquarelles là où elles ont été peintes et de les détruire. Un projet inutile, qui n’aboutit à rien mais qui nous fait réfléchir : avoir un but dans la vie n’est-il pas le plus important ?la réalisation ne prime-t-elle pas sur le résultat ?

Ce roman est exceptionnel du fait de la richesse des informations qu’il nous donne. Ainsi, Pérec décrit-il exhaustivement les pièces des appartements, meubles, tableaux, caves, bibelots… avec la même minutie, le même souci du détail qu’un peintre et n’hésite-t-il pas à les compléter d’illustrations, comme l’inscription sur la vitre d’un café, une feuille d’équations, un bilan des dépenses quotidiennes ou encore quelques versets de la Torah ! Les objets tiennent une place aussi importante que les personnages. Etonnant, angoissant, grisant...
            L’auteur a réussi à insérer avec brio des anecdotes ironiques et cocasses au fil de son histoire. Par exemple, un petit garçon lit un article sur Carel Van Loorens dans le Journal de Tintin et nous sommes embarqués en même temps que lui sur les traces de cet aventurier sous Napoléon. Connaissez vous l’histoire de l’homme qui acheta le Vase de la Passion ? celle des trois voyous assassinés ? et celle du squelette manchot ? Si vous êtes perdus entre tous les anciens et nouveaux locataires, tous ces noms, ces dates, ces lieux et ces histoires, l’auteur a eu la géniale idée de faire paraître à la fin de son œuvre un plan de l’immeuble comprenant le nom des anciens occupants, un index, des repères chronologiques et un « rappel de quelques unes des histoires racontées ».
        
Enfin, l’espace de ma lecture, j’ai habité cet immeuble du 11 rue Simon-Crubellier à Paris. Comme les personnages, tout me semblait familier : l’escalier, le hall, la concierge Madame Nochère, les couloirs, la chaufferie… Je connaissais  les moindres secrets de mes voisins de palier et ce qu’ils faisaient, comme si les murs étaient transparents et m’avaient raconté leurs histoires. Bartlebooth ou Madame Altamont étaient devenus, au fil des pages, de vieilles connaissances. Une sensation de légèreté, d’évasion et de dépaysement total, grâce à la plume magique de Pérec.

         N’avez-vous jamais rêvé d’espionner vos voisins, de connaître leurs habitudes, leurs soucis et leur pensées ? Faites un vœu… Lisez La vie mode d’emploi… Il sera exaucé.

Léa Saint-Raymond