Le Sabotage amoureux, d'Amélie Nothomb
Sous
les sabots ravageurs d’un auteur de génie
"Saboter
est un verbe qui trouvait du répondant en moi. Je n’avais aucune notion d’étymologie
mais dans
« saboter », j’entendais sabot, et
les sabots, c’étaient les pieds de mon cheval, c’étaient donc mes pieds véritables. Elena voulait que
je me sabote pour elle: c’était vouloir que j’écrase mon être sous ce
galop. "
Dès
les premiers mots, c’est un roman qui interpelle : "Sabotage amoureux".
Et si on se dit : «encore un roman à l’eau de rose », la poursuite du roman
le dément, et nous montre bien qu’il ne s’agit pas simplement d’une
histoire d'amour, mais de bien plus, d’une analyse psychologique. Il s’agit
d’un "sabotage" causé par une fillette froide pour laquelle la
jeune Amélie s'est prise d'affection, une sorte d’homicide volontaire,
sabotage physique et mental. La narratrice, qui se décrit à plusieurs reprises
caracolant sur un cheval imaginaire dans les couloirs de l'aéroport et les rues
de Pékin, se sent piétinée sous les sabots de son propre cheval, c'est à
dire de son vélo, c'est à dire surtout de sa délirante imagination …
Sabotage
amoureux (1993) est le second roman
d’Amélie Nothomb. Après Hygiène de l’Assassin
(1992), on attendait un roman tout aussi drôle, tout aussi cruel …
Il l’a été! "Autobiographie entre 5 et 7 ans ", Sabotage
amoureux , est un court roman d’environ 120 pages qui se déroule
en Chine. Amélie Nothomb reste très profondément marquée par l’extrême
Orient où elle est née et a passé
son enfance. La scène se passe à
Pékin dans les années 70 au cœur du quartier des ambassades. La narratrice
participe à une guerre d'enfants, une guerre cruelle, une véritable guerre
mondiale. Et pourtant Amélie trouve la beauté au milieu de la guerre qui fait
rage. Et tandis qu'au début du roman, elle se montre
provocante et mégalomane, «
la beauté du monde, c’était moi », « l’univers existe pour que
j’existe » - tout comme dans son roman Métaphysique
des tubes (2000)
où Amélie âgée de 3 ans se prend déjà pour le centre du monde-
elle change du tout au tout lorsqu'elle découvre que l'univers n'existe plus
pour qu'elle existe. La "beauté du monde" c'est une fillette de tout
juste 6 ans, Elena. Dès lors Amélie en tombe amoureuse. Cette dernière,
indifférente à son amour, la pousse au "sabotage" au moyen de
l’humiliation, de la souffrance et de la traîtrise… Par Amour elle se
jetterait sous les sabots de son « cheval », pour mieux réussir ce sabotage
amoureux.
La qualité majeure de l’œuvre de cette jeune romancière pleine de
malice et d’humour réside dans la « virtuosité d’écriture du livre ».
L'auteur excelle dans la pure ironie. Grâce à une étonnante économie de
vocabulaire, l’auteur brille dans le style classique. Ainsi que le fait
remarquer le personnage de son premier roman, Pretextat Tach : «
Le classicisme ne commet jamais de faute de goût ».
Amélie Nothomb a le don d‘écrire des choses auxquelles on ne
s‘attend absolument pas. Elle surprend.« Ces gosses qui dissertent de leur futur m‘ont toujours intriguée.
Lorsqu‘on me posait la question « Qu‘est-ce
que tu feras quand tu seras grande? », je répondais invariablement que je «
ferais » prix Nobel de médecine ou martyre, ou les deux à la fois .»
Amélie Nothomb a également la capacité de pouvoir écrire comme un enfant
sans se ridiculiser… Elle fait dire à un journaliste «
Amélie Nothomb a, chevillée à
son écriture, cette faculté rare de faire rire de tout, et d’elle-même pour
commencer …» Cependant elle raconte une histoire d’enfance comme
si elle s’adressait à des adultes, même si une sorte d’esprit enfantin
ressort parfois, lors des courses interminables dans la « cité des
ventilateurs » à cheval sur son vélo! Ainsi
fait-elle de nombreuses références à Platon, Wittgenstein, Stendhal,
Homère… Tant d’auteurs qui ne sont pas la lecture quotidienne des enfants
de 7 ans, et mêmes des enfants en général… Par ailleurs Amélie Nothomb
nous invite à découvrir au fil de son œuvre quelques aspects de sa
personnalité et à considérer certains thèmes qui lui sont chers, notamment
la condition humaine. Ses livres nous plongent dans un monde troublant et
parfois dérangeant aux sujets très variés. Dans Sabotage
amoureux, dès les premières pages s’offre la perspective d’un
roman vaste traitant de la Chine communiste, de la
Guerre, de sabotage et d’Amour. De nombreux thèmes sont alors traités:
on retrouve l’obsession de l’enfance et le refus de l’âge adulte qui était
au centre de son premier roman Hygiène de
l’assassin: «
J’ai toujours su que l’âge adulte ne comptait pas: dès la puberté, la vie
n’est plus qu’un épilogue» et le goût, un peu effrayant, pour
un romantisme morbide. Amélie vit un Amour absolu avec ses illusions, la
passion indissociable de la perversité. «
La douleur te fouettait le visage: vision qui me transperçait le cœur et qui
me faisait t‘aimer plus encore. », idée développée dans Attentat(
1997). La part de réflexion laissée au lecteur est donc importante. Amélie
Nothomb ne manque alors pas d’incorporer dans le texte de nombreuses considérations
sur les sujets les plus vastes. Ainsi le communisme est défini par cette
fillette de 7 ans : «
Un pays communiste est un pays où il y a des ventilateurs. »
ou encore des observations aussi originales que «
Décrire Elena renvoyait le Cantique des cantiques au rang des
inventaires de boucherie », « la Chine c’est le classique,
l’inconditionnel, c’est Chanel n°5 ». L’auteur nous décrit
ainsi, à travers les yeux d’une fillette de 7 ans, non sans un réalisme déroutant
un système politique des plus complexes, une histoire d’amour authentique, la
vie des enfants et l’Histoire du monde.
Ce roman est un excellent roman, même si l’auteur est bien meilleur pour peindre des personnages de fiction, dont les noms sortent tout droit d' encyclopédies du XIX° siècle ( Epiphane, Prétextat, Plectrude …). Certes l’histoire d’Amour, trop longue, est à déplorer mais l’aspect stylistique et le choix du sujet sont très intéressants. Amélie Nothomb est sans aucun doute l’un des noms les plus brillants de la jeune génération. Ainsi a-t-elle été de nombreuses fois primée, notamment pour Stupeur et tremblements (1999) pour lequel elle reçoit le grand prix de l’Académie française. Etonnant, drôle, étrange, épique, fantastique, tragique…tant d’adjectifs qui ne sauraient caractériser avec suffisamment de justesse cette œuvre inclassable. Visitez le pays des ventilateurs et perdez-vous dans les tréfonds de la nature humaine avec Amélie Nothomb!
Laetitia Chilot
Découvrez Amélie Nothomb à travers un extrait de Sabotage
amoureux
Un passage du roman résume, je pense assez bien le centre de l’œuvre.
Il s’agit du passage page 92-93 où Amélie se sabote par amour, on
peut suivre tout le cheminement de sa pensée à cet instant… «
Subjuguée, je repartis.
Etat second. Je courais. Une voix soliloquait dans ma tête: «
Tu veux que je me sabote pour toi? C’est merveilleux. C’est digne de
toi et digne de moi. Tu verras jusqu’où j’irai. »
Saboter est un verbe qui trouvait du répondant en moi. Je
n’avais aucune notion d’étymologie mais dans « saboter »,
j’entendais sabot, et les sabots, c’étaient les pieds de mon
cheval, c’étaient donc mes pieds véritables. Elena voulait que je me
sabote pour elle
: c’était vouloir que j’écrase
mon être sous ce galop. Et je courais en pensant que le sol était mon
corps et que je le piétinais pour obéir à la belle et que je la piétinerais
jusqu’à l’agonie. Je souriais à cette perspective magnifique et
accélérais mon sabotage en passant à la vitesse supérieure. Ma
résistance m’étonnait. Le vélo intensif
- l’équitation
- m’avait donné un sacré
souffle en dépit de l’asthme. Il n’empêchait que je sentais la
crise monter. L’air arrivait de moins en moins, la douleur devenait
inhumaine.
La petite italienne n’avait pas un regard pour ma course, mais
rien, rien en ce monde n’eût pu m’arrêter.
Elle avait pensé à cette épreuve parce qu’elle me savait
asthmatique; elle ignorait à quel point son choix était judicieux.
L’asthme? Détail, simple défaut technique de ma carcasse. En vérité,
ce qui comptait, c’était qu’elle me demandait de courir. Et la
vitesse, c’était la vertu que j’honorais, c’était le blason de
mon cheval- la pure vitesse, dont le but n’est pas de gagner du temps,
mais d ‘échapper au temps et à toutes les glus que charrie la durée,
au bourbier des pensées sans liesse, des corps tristes, des vies obèses
et des ruminations poussives.
Toi, Elena, tu étais la belle, la lente-peut-être parce que toi
seul pouvais te le permettre. Toi qui marchais toujours au ralenti,
comme pour nous laisser t’admirer plus longtemps, tu m’avais, sans
doute à ton insu, ordonné d’être moi, c’est-à-dire de n’être
rien d’autre que ma vitesse, hébétée, bolide ivre de sa course.
Au quatre-vingt-huitième tour, la lumière se mit à décliner.
Les visages des enfants noircirent. Le dernier des ventilateurs géant
cessa de fonctionner. Mes poumons explosèrent de souffrance.
Syncope. » |