Lecture analytique
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John Bell :
il est présenté comme un personnage brutal : « encore en
colère » (l.36) « encore ne colère comme hier au soir »
(l.38) ; « c’est une espèce de vautour qui écrase sa couvée »
(l.43-44).
Force est de reconnaître que sur
ce plan, la scène ne nous apprend pas grand chose : nous en sommes réduits
à des questions ? Qui est le locataire du premier ? Est-ce bien
Chatterton ? Pourquoi pleure-t-il ? En quoi l’intrigue va-t-elle
consister ? Cette pièce sera-t-elle l’histoire d’un conflit du
travail ? une histoire d’amour entre Kitty et Tom ? Kitty est-elle
vraiment malade du cœur ? Que signifie cette histoire de
« bible » ? Est-elle vraiment importante pour la suite ? Le
texte lance bien quelques pistes, mais nous en sommes réduits à des conjectures
très hasardeuses. En réalité aucune information suffisante ne nous est donnée
pour que nous puissions deviner les grandes lignes d’une intrigue, la nature du
conflit qui sera au centre de l’action dramatique.
Nous avons donc reçu un grand nombre d’informations
psychologiques sur certains personnages, mais nous n’avons presque rien appris
sur celui qui donne son titre à la pièce : nous ne connaissons ni son
caractère, ni sa situation sociale, ni ses intentions, ni son problème. Nous
avons eu des informations précises sur le lieu et le moment de l’action, mais
nous n’avons à peu prés aucune idée de l’histoire qui vient de commencer.
L’auteur semble avoir négligé volontairement la mission d’information
traditionnelle de la scène d’exposition pour privilégier d’autres centres
d’intérêt, que nous étudierons dans notre 2ème axe.
2° AXE : LA RECHERCHE
DE LA VERITE DANS LA REPRESENTATION DU REEL
En fait, l’intention principale de l’auteur semble
avoir été de donner aux spectateurs l’illusion de s’introduire à l’improviste et
indiscrètement dans l’intimité d’une famille, de pénétrer à l’intérieur d’une
maison tout à fait semblable à la leur, et de les saisir par l’impression
générale de vérité qui se dégage du spectacle.
Le dispositif de cette scène d’exposition est apparemment très
classique : un personnage principal (Kitty) en présence d’un ami proche
(le Quaker) qui pourrait passer pour un confident, dans le style de la tragédie
classique. Cependant, le dialogue qu’il nous est donné de surprendre a quelque
chose de décousu qui ne favorise pas l’information du spectateur : d’une
part, deux sujets de discussion se télescopent en permanence (la bible, et le
conflit qui se déroule dans la boutique attenante) ; d’autre part, Kitty
et le Quaker ne se parlent pas directement pendant une grande partie de la
scène, ils parlent aux enfants, ou il se parlent à travers les enfants (passage
de la ligne 22 à la ligne 29). Les répliques sont courtes et ne prennent jamais
l’allure de récits informatifs, de rappels du passé ou de portraits développés
de personnages absents, comme c’est si souvent le cas dans le théâtre
classique. Phrases courtes, souvent interrogatives ou exclamatives, souvent
séparées par des tirets qui semblent noter des pauses, des ruptures dans le
discours, des sauts d’une idée à une autre, interrompues de brusques mouvements
signalés par les didascalies. Ce type de dialogue est sans doute peu propice à
la production d’une information cohérente, mais pour cela même il paraît
vraisemblable tant il ressemble à l’allure habituelle de nos conversations
familières.
·
Une atmosphère intimiste :
Nous avons déjà signalé dans notre premier axe le réalisme du décor. Ce
réalisme contribue fortement à l’impression de vérité. Il permet notamment la
création d’une atmosphère visuelle et sonore par un jeu sur ce que nous
appellerions aujourd’hui en termes de cinéma la « profondeur de
champ » et « le
hors-cadre » (les échos étouffés de la dispute, les cris du maître de
maison). C’est en outre un espace symbolique mettant en communication espace
public (la boutique) et espace privé (l’appartement), la richesse (le
rez-de-chaussée confortable) et la pauvreté (le premier étage obscur où loge le
« malheureux jeune homme »). La présence d’enfants, peu fréquente
dans la tragédie, accentue encore pour le spectateur l’impression de se
retrouver dans un milieu familial semblable au sien. Ce réalisme a été
consciemment recherché par Alfred de Vigny qui compare son dispositif scénique
à un de ces tableaux hollandais représentant des intérieurs bourgeois, comme
ceux de Vermeer par exemple (« J’ai demandé et j’ai obtenu que cet
ensemble offrît l’aspect sévère et simple d’un tableau flamand »).
·
La mise en place allusive du cadre idéologique du conflit à venir :
Nous avons noté l’absence de toute information précise sur le conflit
qui servira de nœud dramatique à la pièce. Là aussi, l’auteur préfère
l’atmosphère à l’information directe : il se soucie essentiellement de
plonger le spectateur dans le climat intellectuel qui donnera son sens au drame
qui se prépare. Les allusions aux valeurs religieuses des personnages présents
sur la scène sont constantes : les scrupules vertueux de Kitty et du
Quaker; la doctrine sévère du Quaker : « il n’y a pas de sagesse
humaine » (l.31) ; les allusions à Dieu ; les conseils de vertu
et les interdictions constantes de la mère aux enfants (en particulier lignes
6-7 : « N’essayez pas ce petit collier, Rachel ; ce sont des
vanités du monde que nous ne devons pas même toucher ») ; la bible,
qui, dans ce contexte, devient un objet-symbole : il exprime la communauté
de valeurs entre « Monsieur Tom » et les personnages qui sont là. Par
contraste, le texte insiste sur la brutalité du père (ses hurlements, ses
colères répétées), son comportement
dominateur (il est comparé à un « vautour »), son intransigeance dans
les rapports sociaux (« Les pauvres gens ont fait bien vainement une lieue
à pied » dit le quaker, l.42). L’auteur fait ainsi deviner au spectateur
l’opposition entre le groupe des personnages présents sur scène (Kitty et le
Quaker, auquel s’ajoutera probablement Chatterton) et le chef de famille,
l’entrepreneur John Bell (auquel s’ajoutera plus tard le lord-maire de
Londres). Le premier groupe représente les valeurs chrétiennes, la sensibilité,
la spiritualité ; le second représente les valeurs de la société
capitaliste moderne, la brutalité des rapports de domination économique, le
matérialisme. Nous ne savons pas du tout sur quoi, concrètement, ces deux camps
vont s’opposer mais la caractérisation des personnages nous suggère que ce
conflit est inévitable. Nous devinons aussi sans peine de quel côté penche le
cœur de l’écrivain, tant il est évident qu’il présente la douce, bonne et sensible Kitty, héroïne romantique
typique, comme une victime offerte à la violence de la société qui l’entoure,
le tout dans une tonalité pathétique qui éclate dés cette première scène :
larmes, embrassements, élancements, mains sur le cœur, sombres prémonitions.
Ainsi l’information indirecte remplace l’information directe, moins précise,
mais plus vraisemblable car elle place le spectateur dans la situation qui est
la sienne dans la réalité courante lorsqu’il se trouve en présence d’êtres
qu’il ne connaît pas, et qu’il les observe en tentant de les deviner à partir
de signes extérieurs, de leur façon de parler, de leurs attitudes.