ALFRED DE VIGNY

CHATTERTON – I,1 

Lecture analytique

 

1er AXE : DES INFORMATIONS PARTIELLES

 

         Selon la tradition qui veut qu’une scène d’ouverture expose au spectateur certaines des données de l’intrigue, la scène 1 de l’acte premier de Chatterton nous apporte de nombreuses informations. Cependant, on constatera que des données essentielles restent dans l’ombre et que l’information reçue reste très partielle.

 

·         Indices spatio-temporels :

- le moment de l’action :  il est précisé par une didascalie initiale : 1770. Cette date est peu éloignée de la date de rédaction de la pièce : 1835. Il s’agit donc d’un sujet quasi contemporain, fait assez rare dans une pièce « sérieuse » (drame ou tragédie) pour être signalé. Le conflit du travail opposant John Bell à ses ouvriers signalé par l’intervention finale du quaker (l.40-45) confirme le caractère « moderne » de l’intrigue.

- Le lieu : la didascalie initiale, confirmée par les noms de personnes, nous apprend que l’histoire se situe en Angleterre, à Londres, dans la maison de John Bell. Le décor est décrit avec une grande précision : « une cheminée pleine de charbon de terre allumé » permet d’évoquer un intérieur confortable ; la pièce est décrite comme « une arrière-boutique », nous sommes donc chez un commerçant ou un artisan ; en outre, l’auteur a imaginé la présence d’une « grande porte vitrée » qui laisse voir la boutique elle-même, ce qui permet de renforcer le réalisme du dispositif scénique.

 

·         Personnages :

 

- Les enfants : on nous dit qu’ils ont 4 et 6 ans ; mais ils parlent peu, leur rôle n’est important que comme révélateurs du caractère de la mère, à travers l’anecdote de la bible donnée par Monsieur Tom.

- Le quaker : Ce terme anglais désigne les membres d’un mouvement religieux lié au protestantisme anglo-saxon, réputé pour une morale sévère. Kitty Bell le présente comme un ami et un brave homme : « le bon quaker », « le meilleur ami que Dieu nous ait donné » (l.19-20) Ses interventions confirment ce point de vue : il est gentil avec les enfants dont il prend la défense ; plein de compassion à l’égard du « malheureux » jeune homme ; scrupuleux au point de s’excuser auprés de Kitty de l’avoir critiquée devant ses enfants : « devais-je avertir les enfants de l’erreur légère de leur mère ? » (l.32). Un modèle de délicatesse et de douceur.

- Le jeune homme : Nous apprenons qu’un jeune homme « demeure ici depuis 3 mois » (l.8), qu’il est pauvre et inspire la pitié (« pauvre jeune homme » l.11, « un malheureux » l.25, « toute sa misère » l.26) ; il pleure (l.15) et a écrit toute la nuit (l.30). Kitty l’appelle Mr Tom. Mais le lecteur peut deviner, d’aprés la didascalie initiale qu’il s’agit de Chatterton : “parmi lesquelles se trouve la porte de la petite chambre de Chatterton ». On notera cependant que le spectateur n’en sait pas autant.

Kitty : Le quaker la caractérise comme une « âme simple et tourmentée » (l.30), expression qui résume bien son comportement au cours de la scène. Kitty apparaît en effet très fragile, très peu sûre d’elle, ne sachant jamais comment se comporter, craignant toujours d’avoir mal fait. Elle gronde les enfants d’avoir accepté la bible, mais aussitôt après elle les embrasse pour se faire excuser sa rudesse (l.13). Elle change tout de suite d’opinion lorsque le quaker lui reproche son attitude : « Oh il a raison ! il a mille fois raison ! » Ses mouvements affectifs sont toujours brusques et excessifs : « Kitty Bell s’élance de sa place » dit une didascalie l.27. Le quaker parle des « élans de son cœur chaleureux » (l.33). Elle a une sensibilité à fleur de peau. Sa sollicitude extrême vis à vis du locataire du premier a quelque chose d’insolite et d’excessif. Par ailleurs, elle paraît être d’une nervosité maladive : elle a des étouffements, des palpitations de cœur lorsqu’elle entend les cris de son mari dans la boutique. Le texte insiste à plusieurs reprises sur la faiblesse de son « cœur » (l.3, l.36-38). Le quaker semble même envisager qu’elle puisse en mourir : « cet homme-là vous tuera » ( l.43).

- John Bell : il est présenté comme un personnage brutal : « encore en colère » (l.36) « encore ne colère comme hier au soir » (l.38) ; « c’est une espèce de vautour qui écrase sa couvée » (l.43-44).

 

 

              Force est de reconnaître que sur ce plan, la scène ne nous apprend pas grand chose : nous en sommes réduits à des questions ? Qui est le locataire du premier ? Est-ce bien Chatterton ? Pourquoi pleure-t-il ? En quoi l’intrigue va-t-elle consister ? Cette pièce sera-t-elle l’histoire d’un conflit du travail ? une histoire d’amour entre Kitty et Tom ? Kitty est-elle vraiment malade du cœur ? Que signifie cette histoire de « bible » ? Est-elle vraiment importante pour la suite ? Le texte lance bien quelques pistes, mais nous en sommes réduits à des conjectures très hasardeuses. En réalité aucune information suffisante ne nous est donnée pour que nous puissions deviner les grandes lignes d’une intrigue, la nature du conflit qui sera au centre de l’action dramatique.

 

Nous avons donc reçu un grand nombre d’informations psychologiques sur certains personnages, mais nous n’avons presque rien appris sur celui qui donne son titre à la pièce : nous ne connaissons ni son caractère, ni sa situation sociale, ni ses intentions, ni son problème. Nous avons eu des informations précises sur le lieu et le moment de l’action, mais nous n’avons à peu prés aucune idée de l’histoire qui vient de commencer. L’auteur semble avoir négligé volontairement la mission d’information traditionnelle de la scène d’exposition pour privilégier d’autres centres d’intérêt, que nous étudierons dans notre 2ème axe.

 

 

2° AXE : LA RECHERCHE DE LA VERITE DANS LA REPRESENTATION DU REEL

 

En fait, l’intention principale de l’auteur semble avoir été de donner aux spectateurs l’illusion de s’introduire à l’improviste et indiscrètement dans l’intimité d’une famille, de pénétrer à l’intérieur d’une maison tout à fait semblable à la leur, et de les saisir par l’impression générale de vérité qui se dégage du spectacle.

 

 

Le dispositif de cette scène d’exposition est apparemment très classique : un personnage principal (Kitty) en présence d’un ami proche (le Quaker) qui pourrait passer pour un confident, dans le style de la tragédie classique. Cependant, le dialogue qu’il nous est donné de surprendre a quelque chose de décousu qui ne favorise pas l’information du spectateur : d’une part, deux sujets de discussion se télescopent en permanence (la bible, et le conflit qui se déroule dans la boutique attenante) ; d’autre part, Kitty et le Quaker ne se parlent pas directement pendant une grande partie de la scène, ils parlent aux enfants, ou il se parlent à travers les enfants (passage de la ligne 22 à la ligne 29). Les répliques sont courtes et ne prennent jamais l’allure de récits informatifs, de rappels du passé ou de portraits développés de personnages absents, comme c’est si souvent le cas dans le théâtre classique. Phrases courtes, souvent interrogatives ou exclamatives, souvent séparées par des tirets qui semblent noter des pauses, des ruptures dans le discours, des sauts d’une idée à une autre, interrompues de brusques mouvements signalés par les didascalies. Ce type de dialogue est sans doute peu propice à la production d’une information cohérente, mais pour cela même il paraît vraisemblable tant il ressemble à l’allure habituelle de nos conversations familières.

 

·         Une atmosphère intimiste :

 

Nous avons déjà signalé dans notre premier axe le réalisme du décor. Ce réalisme contribue fortement à l’impression de vérité. Il permet notamment la création d’une atmosphère visuelle et sonore par un jeu sur ce que nous appellerions aujourd’hui en termes de cinéma la « profondeur de champ » et  « le hors-cadre  » (les échos étouffés de la dispute, les cris du maître de maison). C’est en outre un espace symbolique mettant en communication espace public (la boutique) et espace privé (l’appartement), la richesse (le rez-de-chaussée confortable) et la pauvreté (le premier étage obscur où loge le « malheureux jeune homme »). La présence d’enfants, peu fréquente dans la tragédie, accentue encore pour le spectateur l’impression de se retrouver dans un milieu familial semblable au sien. Ce réalisme a été consciemment recherché par Alfred de Vigny qui compare son dispositif scénique à un de ces tableaux hollandais représentant des intérieurs bourgeois, comme ceux de Vermeer par exemple (« J’ai demandé et j’ai obtenu que cet ensemble offrît l’aspect sévère et simple d’un tableau flamand »).

 

·         La mise en place allusive du cadre idéologique du conflit à venir :

 

Nous avons noté l’absence de toute information précise sur le conflit qui servira de nœud dramatique à la pièce. Là aussi, l’auteur préfère l’atmosphère à l’information directe : il se soucie essentiellement de plonger le spectateur dans le climat intellectuel qui donnera son sens au drame qui se prépare. Les allusions aux valeurs religieuses des personnages présents sur la scène sont constantes : les scrupules vertueux de Kitty et du Quaker; la doctrine sévère du Quaker : « il n’y a pas de sagesse humaine » (l.31) ; les allusions à Dieu ; les conseils de vertu et les interdictions constantes de la mère aux enfants (en particulier lignes 6-7 : « N’essayez pas ce petit collier, Rachel ; ce sont des vanités du monde que nous ne devons pas même toucher ») ; la bible, qui, dans ce contexte, devient un objet-symbole : il exprime la communauté de valeurs entre « Monsieur Tom » et les personnages qui sont là. Par contraste, le texte insiste sur la brutalité du père (ses hurlements, ses colères répétées),  son comportement dominateur (il est comparé à un « vautour »), son intransigeance dans les rapports sociaux (« Les pauvres gens ont fait bien vainement une lieue à pied » dit le quaker, l.42). L’auteur fait ainsi deviner au spectateur l’opposition entre le groupe des personnages présents sur scène (Kitty et le Quaker, auquel s’ajoutera probablement Chatterton) et le chef de famille, l’entrepreneur John Bell (auquel s’ajoutera plus tard le lord-maire de Londres). Le premier groupe représente les valeurs chrétiennes, la sensibilité, la spiritualité ; le second représente les valeurs de la société capitaliste moderne, la brutalité des rapports de domination économique, le matérialisme. Nous ne savons pas du tout sur quoi, concrètement, ces deux camps vont s’opposer mais la caractérisation des personnages nous suggère que ce conflit est inévitable. Nous devinons aussi sans peine de quel côté penche le cœur de l’écrivain, tant il est évident qu’il présente la douce,  bonne et sensible Kitty, héroïne romantique typique, comme une victime offerte à la violence de la société qui l’entoure, le tout dans une tonalité pathétique qui éclate dés cette première scène : larmes, embrassements, élancements, mains sur le cœur, sombres prémonitions. Ainsi l’information indirecte remplace l’information directe, moins précise, mais plus vraisemblable car elle place le spectateur dans la situation qui est la sienne dans la réalité courante lorsqu’il se trouve en présence d’êtres qu’il ne connaît pas, et qu’il les observe en tentant de les deviner à partir de signes extérieurs, de leur façon de parler, de leurs attitudes.