PIERRE CORNEILLE
« LE CID » I,1.

 

Lecture analytique

 

 

 

QUESTIONS D'INTERPRETATION

 

1° Vous montrerez que dans la Scène 1 de l’Acte I du Cid, le lecteur obtient rapidement un grand nombre d’informations.

2°  Vous mettrez en évidence, dans cette Scène 1 de l’Acte I du Cid , la recherche d’une technique d’exposition naturelle et vivante.

 

 

 

1° AXE : UNE INFORMATION RAPIDE DU SPECTATEUR

 

Une didascalie nous indique que « la scène est à Séville ». Par ailleurs, l’auteur crée une atmosphère espagnole avec les noms de personnages : il fait précéder systématiquement les noms masculins du mot  « don », qui désignait en Espagne dans l’ancien temps les membres de l’aristocratie ; plusieurs prénoms (Sanche, Chimène, entre autres) sont des noms espagnols francisés. L’époque n’est pas précisée, et il faut être fort en histoire pour deviner que si Don Sanche est le « premier roi de Castille », comme le signale la liste des personnages, c’est que nous sommes au XI° siècle. Mais un spectateur cultivé devrait sans doute savoir que « Le Cid » est un célèbre héros de la reconquête de l’Espagne sur les musulmans, l’équivalent pour les Espagnols de ce qu’est pour nous Français le héros de la « Chanson de Roland ».

 

Nous recevons très vite un grand nombre d’informations sur les données de l’intrigue et la situation qui prévaut au moment où la pièce commence. La scène 1 débute au moment où Elvire, gouvernante de Chimène, vient d’avoir un entretien avec le père de Chimène. Le vers 2, dont le verbe est au passé composé (« ce qu’a dit mon père ») fait clairement allusion à un événement immédiatement antérieur au lever de rideau. Cet entretien, nous le comprenons bientôt, a été provoqué et arrangé sur la demande de Chimène, dans le but de sonder le Comte au sujet de Rodrigue. Car Chimène aime Rodrigue : « Il estime Rodrigue autant que vous l’aimez » (v.4). Et Rodrigue aime Chimène : « Il vous commandera de répondre à sa flamme » (la flamme de Rodrigue, v.6). Mais un autre prétendant s’est déclaré : Don Sanche (v.14). Il s’agit donc de tester discrètement le point de vue du père. Elvire donne là-dessus des nouvelles rassurantes qui comblent Chimène de bonheur ! Nous y reviendrons. Un peu plus loin (vers 39-40), nous apprenons que cet entretien s’est déroulé au moment même où le Comte de Gormas sortait pour se rendre au conseil du roi : « Il allait au conseil … » (Par parenthèse , ce détail précise le lieu exact de la scène, car cette rencontre à l’improviste entre la gouvernante et le père de Chimène s’est produite selon toute vraisemblance dans la maison familiale du Comte de Gormas). Lors de cette importante réunion du Conseil, « le roi doit à son fils élire un gouverneur » (v.43), c’est à dire désigner l’homme qui deviendra le précepteur de son fils. Elvire nous apprend aussi que le père de Rodrigue compte demander pour son fils la main de Chimène à cette occasion (v.49-50). Selon elle, le moment sera particulièrement bien choisi : « je vous laisse à penser s’il prendra bien son temps » (v.51). Car il ne fait aucun doute que le Comte va obtenir le poste prestigieux de gouverneur du Dauphin (« Ce choix n’est pas douteux » v.45) et il sera donc d’excellente humeur « au sortir du conseil », lorsque le père de Rodrigue l’abordera. Cela fait pourtant bien des « si… » ! Nous voilà donc amplement informés sur les événements passés (les démarches de Rodrigue et Don Sanche auprés d’Elvire, d’Elvire et Chimène auprés de Don Gomès de Gormas), la situation présente des principaux personnages (l’amour réciproque de Rodrigue et Chimène), sur ce qui se prépare c’est à dire sur les enjeux de cette importante réunion du conseil royal qui se déroule au moment-même où se déroule la scène que nous suivons. Nous aurions toutefois bien du mal à imaginer ce qui va faire le sujet d’une tragédie s’il n’y avait pas les craintes de Chimène :

                 

« Il semble toutefois que mon âme troublée

Refuse cette joie, et s’en trouve accablée :

Un moment donne au sort des visages divers,

Et dans ce grand bonheur je crains un grand revers. »

 

Craintes tout à fait incompréhensibles ? Oui, si l’on en reste à la lettre de ce qui est dit. Non, si l’on songe que dans une tragédie, ces paroles de crainte valent pour une funeste prédiction. Non, surtout, si l’on lit entre les lignes et notamment si on analyse les conflits potentiellement contenus dans la façon dont sont décrits les comportements et les caractères des personnages.

 

 

Le personnage sur lequel, paradoxalement, on en apprend le plus est un personnage absent : le Comte Don Gomès de Gormas, père de Chimène. Tout le discours d’Elvire, en effet, tourne autour de ce personnage. Et c’est surtout Elvire qui parle dans cette scène (40 vers sur 58). Elvire raconte les ruses employées pour ne pas brusquer sa susceptibilité (l.16-20), décrit sa réaction vaniteuse (« Ce respect l’a ravi, sa bouche et son visage / M’en ont donné sur l’heure un digne témoignage »), et surtout, elle rapporte en style direct les propos du comte (v.25-38). Façon vivante de le présenter au spectateur. L’analyse de la tirade d’Elvire, des mots qu’elle prête au comte ou qu’elle emploie elle-même pour le dépeindre est pleine d’enseignements. On notera l’omniprésence d’un champ lexical du courage et des valeurs guerrières : « vaillant, braves, hommes de cœur, guerriers, lauriers, valeur, force, exploits (2 fois), vaillance ». Ces termes sont d’ailleurs souvent agrémentés de qualificatifs hyperboliques : « éclatante vertu, valeur sans pareille, tel degré d’honneur, rare vaillance, hauts exploits ». Ces termes, même lorsqu’ils désignent Don Sanche ou Rodrigue, nous renseignent en réalité moins sur eux que sur l’univers mental du père de Chimène. Il accorde la plus grande importance au courage et aux qualités guerrières, il est imprégné des valeurs chevaleresques caractéristiques de son époque (le moyen-âge) et de sa caste (l’aristocratie espagnole). Un autre champ lexical confirme cette impression, celui de l’honneur et du devoir : « ordre d’un père, respect, digne, devoir, dignes, sang noble,  aïeux… ». Le comte vit dans le culte de la lignée, de l’honneur attribué à l’origine sociale, au « sang ». S’il est favorable à Rodrigue, ce n’est pas parce que sa fille l’aime, c’est parce que Rodrigue correspond à ses critères. Cette opposition entre les motivations de la fille (l’amour) et les valeurs du père (la gloire militaire, l’orgueil du nom) est bien exprimée au vers 4 par un effet d’antithèse appuyé sur la structure symétrique de l’alexandrin : « Il estime Rodrigue // autant que vous l’aimez ». Le vers souligne certes la convergence des sentiments du père et de la fille en faveur de Rodrigue, mais il suggère aussi, par l’opposition « estimer / aimer », le contraste entre la motivation de l’un et celle de l’autre.

Chimène connaît son père et c’est pourquoi elle tremble. Elle sait qu’elle n’a pas le droit à la parole face à ce père autoritaire et orgueilleux, dans cette société féodale où le chef de famille a tous les pouvoirs. C’est pourquoi il lui vaut mieux éviter de parler trop ouvertement de ses préférences : les champs lexicaux dominants du langage de Chimène sont significativement ceux de l’amour (« charmés, charmant, feux de notre amour ») , du secret (« se monter au jour, secrète brigue, n’as-tu pas trop fait voir… ») et de la crainte (« troublée, accablée, grand revers, sort, crainte »). Chimène nous est montrée dans cette scène partagée entre deux sentiments contradictoires. D’un côté, il y a la joie d’apprendre par Elvire les bonnes dispositions de son père . Elle en est si heureuse qu’elle demande à Elvire de recommencer le récit de son entrevue avec le comte : « Un si charmant discours ne se peut trop entendre » (v.10). De l’autre, il y a le pressentiment d’une menace, la crainte d’un retournement de situation. Le vers 56 résume cet état d’âme contradictoire par un nouvel effet d’antithèse, appuyé sur la structure binaire de l’alexandrin : « Et dans ce grand bonheur // je crains un grand revers ». Les deux hémistiches ont une structure syntaxique partiellement parallèle et expriment l’un le « bonheur », l’autre la crainte. 

 

·        Conclusion de l’axe : A l’issue de cette scène d’exposition riche en renseignements, nous connaissons déjà fort bien plusieurs des personnages de la pièce, les données de l’intrigue et nous commençons d’imaginer une suite possible. Nous comprenons instinctivement comme Chimène que c’est du père que vient le danger. Quel danger ? Celui de voir ce projet de mariage échouer. Pourquoi ? probablement à cause de l’orgueil et de l’autoritarisme du père. Dans quelles circonstances ? C’est ce que nous ne savons pas, mais le cadre psychologique et idéologique du conflit tragique sont bien dessinés.       

 

 

2° AXE : LA RECHERCHE D’UNE TECHNIQUE D’EXPOSITION NATURELLE ET VIVANTE.

 

Problème de la « double énonciation » théâtrale : il faut informer le spectateur mais il faut aussi que le dialogue entre les personnages ait l’air naturel, que ce qu’ils disent n’apparaisse pas uniquement justifié par le souci d’informer le spectateur. Exemple dans la scène même : lorsque Elvire annonce à Chimène l’imminence de la nomination d’un nouveau gouverneur (vers 43), lorsqu’elle lui annonce (vers 49-50) que « don Rodrigue a résolu son père / Au sortir du conseil à proposer l’affaire », n’y a-t-il pas là des précisions inutiles pour Chimène, qui sait déjà tout cela ? Ces informations sont bien sûr destinées au spectateur. Pour éviter de renouveler trop souvent ce genre d’artifices, Corneille a imaginé une situation rendant vraisemblable l’apport d’informations : Elvire a rencontré le comte, à la demande de Chimène, pour le tester, Chimène désire savoir comment son père a réagi. L’une sait, l’autre ne sait pas. Cette situation d’énonciation spécifique rend naturelle la demande d’informations dont le spectateur, au passage, profitera.

·        Le rideau se lève sur une scène en cours de déroulement, au milieu d’une conversation qui a déjà commencé avant que la pièce ne commence.

Dans les deux premiers vers, Chimène fait donc clairement allusion à une situation immédiatement antérieure : la rencontre entre Elvire et son père. Ce procédé traditionnel permet de donner au spectateur l’illusion de s’introduire par effraction dans une histoire vraie, qui existe en dehors de la représentation théâtrale. Mais Corneille amplifie le procédé par la demande insolite que fait Chimène à Elvire de répéter les informations déjà données, à l’instant même, juste avant que le rideau ne s’ouvre (pendant que les spectateurs s’installaient dans leur fauteuil, en quelque sorte). Cette demande est rendue vraisemblable par un élément psychologique : l’inquiétude de la jeune fille. Les informations qui vont suivre apparaissent donc non seulement justifiées, mais importantes vu l’intérêt anxieux qu’elles suscitent chez l’héroïne. Le procédé introduit à la fois plus d’intensité dramatique (de vie, pour reprendre les termes de la question) et plus de vraisemblance dans la scène.

      Permet de faire parler librement Chimène, qui exprime le fond de son cœur : elle dit ouvertement son amour, ses craintes (voir 1° axe).

·        L’utilisation insolite du discours direct pour rapporter les propos du comte.

Cf les guillemets, v. 25 et 38. Procédé anti-naturel mais efficace pour présenter le comte : ce sont ses mots même que nous entendons, ils nous permettent de nous faire une idée exacte de sa façon de penser, de son « système de valeurs » (cf.1° axe), le metteur en scène peut faire imiter le comte par Elvire, son ton de voix, sa gestuelle. C’est un procédé vivant : le discours direct donne une certaine vivacité qui maintient l’intérêt du spectateur, le metteur en scène peut même en tirer certains effets comiques, inattendus dans une tragédie mais psychologiquement justifiés par la bonne humeur d’Elvire.

·        Conclusion de l’axe : une recherche tatonnante, parfois maladroite, du naturel et de la vivacité. Ce qui montre que la technique bien rôdée de l’exposition classique, telle qu’on peut l’observer chez Racine par exemple, ne s’est pas bâtie en un jour. Mais la tendance est déjà claire : recherche de toutes les astuces pouvant atténuer, camoufler, « naturaliser » le caractère artificiel d’une exposition rapide.