SYNTHESE

UNE APPROCHE DE L’HISTOIRE DU THEATRE

A TRAVERS 7 DEBUTS DE PIECES

 

 

 

 

 

Les tréteaux du Moyen-Age.

 

 

 

 

1)      LE LIEU SCENIQUE : UNE REPRESENTATION DE PLUS EN PLUS REALISTE DU LIEU DE L’ACTION.

 

Si l’on tente d’analyser l’évolution du lieu scénique à travers les débuts de pièces que nous avons étudiés, on constate une évolution, du XVI° au XIX° siècle, vers une représentation plus minutieuse et plus exacte du monde réel. Cela tient probablement en grande partie au progrès des conditions matérielles de la représentation, qui induit une évolution parallèle du goût chez les spectateurs et, chez les auteurs, une quête toujours plus exigeante de l’illusion réaliste.

Jusqu’au XVII° siècle, il n’y avait guère de salles de théâtres. On jouait souvent dans les églises, dans la rue, dans les cours d'auberges, dans les salles de Jeu de Paume…La représentation d’Abraham sacrifiant de Théodore de Bèze (1550) a eu lieu dans une église, c’est à dire dans un lieu qui n’était pas conçu pour le théâtre : « Longtemps y a, au moins comme il me semble, / Qu'ici n'y eut autant de peuple ensemble. / Que plût à Dieu que toutes les semaines / Nous pussions voir les églises si pleines ! »

Il n’était guère possible d’y édifier un décor réaliste. Aussi, le dramaturge mise-t-il avant tout sur l’imagination du spectateur pour installer le cadre géographique de l’intrigue : « Or donques peuple, écoute un bien grand cas./ Tu penses être au lieu où tu n'es pas. / Plus n'est ici Lausanne, elle est bien loin:/ Mais toutefois quand il sera besoin,/ Chacun pourra, voire dedans une heure, / Sans nul danger retrouver sa demeure./ Maintenant donc ici est le pays / Des Philistins. Êtes-vous ébahis ?/ Je dis bien plus, voyez-vous bien ce lieu ?/ C'est la maison d'un serviteur de Dieu,/ Dit Abraham, celui même duquel,/ Par vive foi, le nom est immortel. »

 

 

 

SCENOGRAPHIES ANTERIEURES
AU XVII° SIECLE

 

Scène à "mansions", ou décor simultané
 utilisé pour le Mystère de la passion,
à Valenciennes, 1547. 

 

La cour d'auberge à ciel ouvert (coral)
(restauration à Almagin, Espagne)

 

Dans le théâtre antique, qui se jouait dans de grands amphithéâtres semi-circulaires, il n’y avait pratiquement aucun décor. Il en était encore de même pour Shakespeare dans son Théâtre du Globe, au tout début du XVII° siècle, qui, dit-on, signalait volontiers les changements de lieu dans ses drames historiques et ses tragédies par une simple pancarte installée sur la scène. Il n'y avait ni toiles de fond, ni rideaux de scène, seulement quelques accessoires. 

 

 

 

Le croquis du Swan Theater réalisé par J. de Witt en 1596 (Utrecht, University Library) constitue le principal témoignage que nous ayons sur l'architecture du théâtre élisabéthain.
 

 

 

 

 

Le Théâtre du Globe, aquarelle du XVII° siècle.

Sur la scénographie du théâtre du Globe, qui vient d'être reconstitué à Londres, voir notamment le site suivant:

http://perso.wanadoo.fr/
chantal.schutz/iris/Communications/
Schutz-AC-Globe.html


 

 

 

   

A la fin du XVI° siècle, les théâtres deviennent plus nombreux et on voit apparaître la toile de fond en trompe-l'oeil utilisant la technique de la perspective pour donner une impression de profondeur.


Léonard de Vinci : décors de fond de scène en perspective (XVI° siècle).

 

 

 Serlio : Toile de fond en perspective (Renaissance italienne).

 

 

Au XVII° siècle, des auteurs comme Corneille ou Racine donnent leurs pièces dans de vraies salles de théâtre, équipées de coulisses et de machines de théâtre. On voit donc apparaître de véritables décors. Cependant, les didascalies initiales restent vagues : « La scène est à Séville », note simplement Corneille en tête du Cid. « La scène est à Rome, dans une chambre du palais de Néron » écrit Racine en tête de Britannicus. De telles didascalies suggèrent la présence d’un décor passe-partout, tout au plus l’évocation stylisée d’un palais dans Britannicus , avec une porte donnant sur la chambre de Néron. On a dit en simplifiant que les tragédies classiques se déroulent toujours dans une antichambre (le fameux "palais à volonté" du théâtre classique), ce qui permettait aux personnages de se rencontrer sans que l’on eût à changer de décor. C’est aussi pourquoi les règles édictées par les théoriciens de l’époque classique préconisaient le lieu unique (règle des trois unités).

 

 

 

 

 

 

 

Fond de scène en bois et plâtre dû à l'architecte italien Palladio - Théâtre de Vicenze - fin XVI°.

 

Au XIX° siècle, on voit se dessiner une tendance en faveur de ce que Diderot, philosophe et dramaturge du XVIII° siècle, théoricien du « drame bourgeois », a appelé « reproduire les lieux du monde réel » (Entretiens sur Le fils naturel ). C’est particulièrement net dans Chatterton où Alfred de Vigny, dans des didascalies initiales très développées, détaille longuement la description d’un intérieur bourgeois :

 

La scène représente un vaste appartement; arrière-boutique opulente et confortable de la maison de John Bell. A gauche du spectateur, une cheminée pleine de charbon de terre allumé. A droite, la porte de la chambre à coucher de Kitty Bell. Au fond, une grande porte vitrée : à travers les petits carreaux on aperçoit une riche boutique; un grand escalier tournant conduit à plusieurs portes étroites et sombres, parmi lesquelles se trouve la porte de la petite chambre de Chatterton.

Le Quaker lit dans un coin de la chambre, à gauche du spectateur. A droite est assise Kitty Bell; à ses pieds un enfant assis sur un tabouret; une jeune fille debout à côté d'elle.  

 

 

Au XX° siècle, par contre, avec les pièces de Paul Claudel et Jean Anouilh, on assiste à un renversement de tendance. Les auteurs ne cherchent plus à donner l’illusion du réel mais au contraire on les voit s’amuser à démystifier les conventions théâtrales. Ils confondent volontairement la coulisse et la scène : dans Antigone, les acteurs sont présentés sur scène alors qu’ils ne sont pas encore devenus les personnages qu’ils vont incarner, dans Le soulier de satin, l’auteur précise que « les machinistes feront les quelques aménagements nécessaires sous les yeux mêmes du public ». Dans Le soulier de satin, Claudel affecte le plus grand dédain pour la qualité du décor : « Dans le fond, la toile la plus négligemment barbouillée, ou aucune, suffit » et dénonce  aux spectateurs le caractère artificiel des accessoires scéniques, comme lorsque l’Annoncier précise qu’il pourrait « toucher avec (sa) canne » les « grandes girandoles » qui sont suspendues au-dessus de la scène pour figurer « les constellations des deux hémisphères ». Simultanément, on retrouve le goût de s’adresser directement au public, de solliciter l’imagination du spectateur, de lui exposer les règles du jeu, les termes du « contrat » qu’il lui propose, exactement comme le faisait Théodore de Bèze: 

 

 

 

L'ANNONCIER - Fixons, je vous prie, mes frères, les yeux sur ce point de l'Océan Atlantique qui est à quelques degrés au-dessous de la Ligne à égale distance de l'Ancien et du Nouveau Continent. On a parfaitement bien représenté ici l'épave d'un navire démâté qui flotte au gré des courants. 

 

 

 

 

 

Le Soulier de Satin, mise en scène de Vitez, Avignon, 1988.

 

De façon générale, dans les mises en scènes contemporaines, la mode est revenue 
aux décors nus et stylisés . 

 

Un exemple de 
scénographie 
stylisée 
contemporaine : 
Britannicus au 
Théâtre de la Cité.

 

 

2) L’EVOLUTION PARALLELE DE LA TECHNIQUE DE L’EXPOSITION THEATRALE : LA QUETE DE LA VRAISEMBLANCE ET DE L’ILLUSION REALISTE.

 

 

 

 

            Une pièce de théâtre est généralement le récit d'une crise aiguë mais brève, elle ne raconte pas toute une vie, c'est ce qui nécessite une mise en situation initiale appelée exposition. Une pièce de théâtre consistant en un texte dit par des acteurs, l'auteur n'a que deux possibilités pour communiquer au spectateur les informations nécessaires : soit il détache cette exposition de l'action proprement dite, c'est la tendance du théâtre antique, soit il incorpore cette exposition à l'action, c'est l'option du théâtre classique occidental entre le XVII° et le XIX° siècle.

 

a)      L'exposition détachée de l’action ou « prologue ».

            Les pièces de l'antiquité grecque et romaine présentent des solutions variées d'exposition:

            - monologue ou dialogue mettant en scène des personnages de la fiction, juste avant la première entrée du choeur (c'est le modèle le plus proche de notre modèle classique, le choeur excepté bien évidemment);

            - monologue d'un personnage étranger à l'action de la pièce (personnage "protatique", c'est à dire spécialement conçu pour la protase - l'exposition -) : ce personnage peut être un dieu, un devin, le coryphée, mais Plaute, dans ses comédies, lui donne carrément le nom de "Prologus" (le Prologue) et lui confie un discours au public tenant lieu à la fois d'avant-propos (préface, examen polémique de questions littéraires...) et d'exposition (annonce des personnages et du sujet).

            C’est ce type d’exposition qu’utilise encore, au XVI° siècle Théodore de Bèze dans Abraham sacrifiant.

            De nombreux auteurs du XX° siècle, comme Paul Claudel dans Le soulier de satin ou Jean Anouilh dans Antigone, ont remis à l'honneur ce type d'exposition détachée de l’action, abandonnant tout souci d'illusion théâtrale et jouant avec la convention de manière à en tirer des effets de distanciation, parfois de façon ironique ou parodique. La subversion des codes, la tendance à jouer avec le code de l'exposition, la parodie, est une tendance moderne : l’auteur italien Pirandello (1867-1936) a imaginé de demander à chaque acteur de venir à tour de rôle présenter son personnage au public. Un exemple caractéristique de ce type d'exposition se trouve dans la pièce d'Anouilh : Antigone. Tous les personnages sont en scène, occupés à des activités familières. Un personnage à part, nommé "Le Prologue" les présente un par un aux spectateurs. Il les présente comme des acteurs s'apprêtant à rentrer dans leur personnage, dont ils connaissent à l'avance l'avenir prédéterminé. En même temps, il dévoile l'action de la pièce dont il annonce le dénouement. Tout est donc fait pour détruire l'illusion théâtrale : la frontière symbolique entre le monde de la scène et celui de la salle est franchie, l'identification conventionnelle de l'acteur au personnage est mise en doute, le libre arbitre du personnage, source de tout effet de suspens, est démystifié.

 

b)      L’idéal classique de la « scène d’exposition » : l’exposition en action, l’équation vraisemblance/rapidité.   

         

A nos auteurs classiques, cette tradition du prologue semble artificielle et archaïque. Ils considèrent, comme l’écrit un théoricien du XVIII° siècle, que l’exposition doit être « naturelle », et pour être naturelle il faut qu’elle soit « en action ».

"L'art de l'exposition dramatique consiste à la rendre si naturelle qu'il n'y ait même pas le soupçon de l'art".

"Dans le poème dramatique, l'exposition est difficile (...) parce qu'elle doit être en action, et que les personnages eux-mêmes, occupés de leurs intérêts et de l'état présent des choses, doivent en instruire les spectateurs, sans autre intention apparente que de se dire l'un à l'autre ce qu'ils se diraient s'ils étaient sans témoins".

Marmontel, "Eléments de littérature", 1787

 

 

            La solution classique au problème de l'exposition consiste donc à utiliser ce qu'on appelle aujourd’hui dans les manuels de littérature la "double énonciation théâtrale" : l'auteur informe le public à travers les personnages de l'intrigue. Lorsqu’Albine, par exemple, parle à Agrippine, c’est aussi l’auteur qui – par sa bouche – informe le spectateur. Au théâtre, la situation d’énonciation comporte toujours à la fois deux énonciateurs : le personnage qui parle et l'auteur, et deux destinataires : le personnage à qui l'on parle et le spectateur.

            Par ailleurs, un souci de clarté pousse le théâtre classique à donner le plus rapidement possible au début de la pièce les informations dont le spectateur a besoin:

 

" Le sujet n'est jamais assez tôt expliqué". 

Boileau, "Art Poétique", Chant III, vers 37. 

 

 

L'exposition se poursuit sur un nombre de scènes variable selon les pièces. Cependant, Corneille en limite la durée au premier acte, et - en pratique - beaucoup d'oeuvres classiques concentrent l'essentiel des informations sur la première scène, que l'on appelle pour cette raison "la scène d'exposition". Mais ce faisant, l’auteur classique se heurte à un problème de vraisemblance : les personnages se nomment alors qu'ils se connaissent très bien, ils échangent des informations dont ils n'ont aucun besoin parce qu'ils les connaissent déjà, etc… La préoccupation constante du théâtre classique sera donc de trouver des solutions permettant d'effacer les aspects les plus artificiels de cette phase d'information, en début de spectacle.


           

Etudier la problématique de la scène d'exposition dans une pièce classique, c'est donc analyser la façon particulière selon laquelle sont abordés et résolus ces deux enjeux spécifiques :

 

- la technique de la vraisemblance (comment l'auteur s'y prend-il pour informer les spectateurs à travers les paroles des personnages sans que cela paraisse artificiel ?)

 

- la rapidité et la densité de l'exposition (quelles informations recevons-nous dés la scène 1 sur le lieu, le moment, les personnages, le sujet de l'action et le genre - ou la tonalité - de la pièce ? sur quoi l'auteur nous a-t-il laissés en attente?).

 

            C’est cette étude que nous avons menée sur les débuts de Britannicus et du Cid.

Nous avons observé que les dramaturges classiques comme Corneille ou Racine commencent généralement leurs pièces par un dialogue (beaucoup moins artificiel que le monologue). Ils essaient d’effacer l'artifice de la double énonciation par le choix de situations de communication favorisant le développement "naturel" des informations les plus diverses. Il y en a plusieurs exemples traditionnels :

            - la situation d'information : un personnage apporte une nouvelle à quelqu'un qui ne la connaît pas... et en informe en même temps le public (Le Cid, Britannicus).

            - la situation d'explication ou d'argumentation : le rideau s'ouvre sur un dialogue qui commence, mais l'un des partenaires s'étonne, pose des questions, énonce son désaccord, le premier doit expliquer, ou argumenter, prendre des exemples... C'est le schéma typique des expositions raciniennes (Arcas dans "Iphigénie" : "Et depuis quand seigneur tenez-vous ce langage etc.."; Albine dans "Britannicus" : "Quoi, tandis que Néron s'abandonne au sommeil... Quoi ? vous à qui Néron doit le jour qu'il respire...  Vous, leur appui, Madame? ... etc...). Les étonnements, les questions, l'âpreté de la discussion autorisent et motivent un flot d'informations. En outre, le fait que les deux personnages soient très proches (un protagoniste et son confident) justifie l'aveu des pensées les plus intimes.   

            - le dialogue surpris, le début "in medias res" : deux personnages sont déjà sur scène, on les surprend au milieu de leur conversation, parfois même au milieu d'une phrase. La pièce peut commencer par un "Oui" ("Andromaque", "Iphigénie" et "Athalie" de Racine), un "Non" ("Le médecin malgré lui" de Molière) ou par un "Mais" ("La double inconstance" de Marivaux). Le sens de la technique est clair : le lecteur est en position de spectateur indiscret, ce qui se dit sur la scène ne lui est pas destiné, la double énonciation est niée. Une variante curieuse de ce procédé est présente dans "Le Cid" de Corneille et dans "Les Fourberies de Scapin" : un personnage demande à un informateur de lui répéter ce qu'il vient de lui apprendre avant le début de la pièce et que le spectateur n'a donc pas entendu. L'impression d'une intrusion inopinée s'en trouve renforcée.

 

            c) Le romantisme : l’exposition différée, la priorité donnée à l’action et à l’atmosphère sur l’information.

            L'usage de la tragédie classique voulait que le spectateur ait toutes les informations en mains, le plus vite possible, dés le début de la pièce. Cette ambition d'exhaustivité ne pouvait que renforcer le risque de lourdeur, le statisme et l'artifice de la scène d'exposition.

            On constate au XIX° siècle une tendance plus fréquente des auteurs à différer une partie de l’information de manière à obtenir un degré supérieur de réalisme et de naturel. Il en est ainsi trés souvent dans le drame romantique : dans Lorenzaccio de Musset par exemple, le projet criminel du personnage n'est révélé au spectateur qu'à l'acte III, scène 3. Jusque là, le spectateur reste dans le flou complet sur la nature du noeud dramatique de la pièce. L'effet recherché est celui d'un dévoilement progressif de la personnalité énigmatique du personnage-titre, un effet de suspens qui n'est pas sans évoquer la construction de certains romans policiers.

             La première scène ne constitue dès lors qu'un fragment partiel d'exposition, une amorce, une simple ouverture, consacrée à un aspect particulier de la pièce : une atmosphère pittoresque de roman d’aventures et un cadre historique (Lorenzaccio), un lieu et une atmosphère intimiste ("Chatterton", de Vigny -1835-).

           

d) conclusion : On observe dans le théâtre français des 17°, 18° et 19° siècle une tendance générale à combattre l'impression artificielle produite par la nécessité d'informer rapidement les spectateurs à travers les paroles des personnages, au début d'une pièce de théâtre. En se méfiant de toute généralisation abusive, on peut esquisser une périodisation historique dans cette recherche de l'illusion théâtrale : le 17° siècle marque le début d'une recherche systématique du naturel et de la vraisemblance qui se prolonge en gros jusqu'au théâtre romantique et naturaliste du 19° siècle. Le 20° siècle tend à relativiser cette préoccupation de la vraisemblance et renoue avec l'exposition détachée de l'action, propre au théâtre antique.

 

           

3 ) LE PACTE DE LECTURE THEATRAL

 

 

"Le théâtre n'est pas le pays du réel : il y a des arbres de carton, des palais de toile, un ciel de haillons, des diamants de verre, de l'or de clinquant, du fard sur la pêche, du rouge sur la joue, un soleil qui sort de dessous terre. C'est le pays du vrai..."

                                               Victor Hugo 

(Tas de pierres III, 1830-1833)

      

"La vérité est une illusion et l'illusion est une vérité".
Rémy de Gourmont

 

 

 

      Le théâtre est une représentation conventionnelle de la réalité. Cela veut dire que ce que l’on considère comme intéressant, beau, réel ou vrai (comme dit Victor Hugo) à une époque donnée ne sera pas forcément reçu de la même façon à une autre époque de l’histoire. L’adhésion du public à la représentation du monde que le théâtre lui propose dépend d’un « contrat » (implicite, bien sûr) régissant l’univers de conventions qui est commun à l’auteur et à son public, un sorte de « pacte de lecture théâtral ».

Les formes théâtrales évoluent, comme les genres et le choix des personnages : ainsi, nous avons rencontré, au cours de notre travail sur les textes, le théâtre religieux qui plaisait au Moyen Age et à la Renaissance (le « Mystère »), qui représentait des saints ou des personnages de la Bible et constituait une forme d’éducation religieuse (Abraham sacrifiant). Puis au XVII° siècle, le goût se déplace vers la « tragédie » qui met en scène des personnages mythologiques et des « grands hommes » de l’histoire (Le Cid, Britannicus). Puis vient le drame romantique qui multiplie les personnages, diversifie les classes sociales représentées (voir la liste des personnages dans Chatterton et Lorenzaccio) et se tourne de plus en plus vers des sujets contemporains (Chatterton).

Plus généralement, la littérature théâtrale au cours de son histoire a hésité entre deux attitudes opposées face à la question de la représentation du réel : assumer le caractère artificiel de cette représentation ou tenter de la faire oublier au spectateur en renforçant l'illusion théâtrale. Nous l’avons vu aussi bien à travers les variations de la conception du lieu scénique qu’à travers celles de la technique de l’ « exposition ».

            L'esthétique du théâtre classique (17°siècle) est marquée par le choix de la vraisemblance dans tous les domaines (caractère des personnages, conduite de l'action, règles régissant la représentation de l'espace et du temps). Tout ce qui peut gommer l'artifice théâtral est activement recherché. Tout est fait pour que le spectateur puisse croire assister en direct à une action réelle saisie sur le vif. Cette esthétique illusionniste s'est maintenue au 18° siècle. Au 19° siècle, la critique romantique du classicisme, menée au nom de la Vérité et de l'Histoire, renforce encore cet idéal de la représentation "naturalisée".

            Il n'en a pas toujours été ainsi dans l'histoire du théâtre. L'esthétique théâtrale de l'antiquité grecque et romaine, qui s'est plus ou moins perpétuée jusqu'à la Renaissance européenne (16°siècle), n'avait pas cette obsession de la vraisemblance : les acteurs, par exemple, s'adressaient parfois directement au public, commentant l'action de la pièce ou lançant des appels à être plus attentifs (l'auteur comique grec Aristophane par exemple ménageait au milieu de sa pièce une pause appelée "parabase" où, par la voix du coryphée - le chef du choeur - il haranguait les spectateurs); les paroles des personnages étaient souvent de véritables poèmes lyriques qui ne tentaient pas d'imiter des dialogues naturels; certains personnages pouvaient être des dieux, des êtres surnaturels ou légendaires; un choeur représentant symboliquement la Cité commentait l'action à intervalles réguliers pour le public.

            Le théâtre du 20° siècle a souvent rompu avec l'héritage classique en assumant le jeu théâtral comme artifice, y trouvant même une source nouvelle de virtuosité, et en tirant divers effets parodiques (Giraudoux, Anouilh), métaphysiques (Pirandello), ou même politiques (Brecht). Dans ce sens, on peut dire qu'il renoue, par dessus trois siècles dominés par l'esthétique de la vraisemblance, avec la tradition antique du théâtre.

 

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Les illustrations sont empruntées au superbe site "Théâtrales" où l'on pourra trouver toutes les informations sur leur provenance  :

 

http://www.er.uqam.ca/nobel/c2545/index.htm

 

et au site du "Théâtre de la cité" (voir page "Auteurs") pour Britannicus.