JEAN
ANOUILH
ANTIGONE (1944)
ANTIGONE
PERSONNAGES
ANTIGONE,
CREON, LE CHŒUR, LE GARDE, HEMON, ISMENE, LA NOURRICE, LE MESSAGER, LES GARDES.
Un décor
neutre. Trois portes semblables. Au lever du rideau, tous les personnages sont
en scène. Ils bavardent, tricotent, jouent aux cartes.
Le Prologue se
détache et s'avance.
LE PROLOGUE
Voilà.
Ces personnages vont vous jouer l'histoire d'Antigone. Antigone, c'est la
petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde
droit devant elle. Elle pense. Elle pense qu'elle va être Antigone tout à
l'heure, qu'elle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et
renfermée que personne ne prenait au sérieux dans la famille et se dresser
seule en face du monde, seule en face de Créon, son oncle, qui est le roi. Elle
pense qu'elle va mourir, qu'elle est jeune et qu'elle aussi, elle aurait bien
aimé vivre. Mais il n'y a rien à faire. Elle s'appelle Antigone et il va
falloir qu'elle joue son rôle jusqu'au bout... Et, depuis que ce rideau s'est
levé, elle sent qu'elle s'éloigne à une vitesse vertigineuse de sa soeur
Ismène, qui bavarde et rit avec un jeune homme, de nous tous, qui sommes là
bien tranquilles à la regarder, de nous qui n'avons pas à mourir ce soir.
Le
jeune homme avec qui parle la blonde, la belle, l'heureuse Ismène, c'est Hémon,
le fils de Créon. Il est le fiancé d’Antigone. Tout le portait vers Ismène :
son goût de la danse et des jeux, son goût du bonheur et de la réussite, sa
sensualité aussi, car Ismène est bien plus belle qu'Antigone, et puis un soir,
un soir de bal où il n'avait dansé qu'avec Ismène, un soir où Ismène avait été
éblouissante dans sa nouvelle robe, il a été trouver Antigone qui rêvait dans
un coin, comme en ce moment, ses bras entourant ses genoux, et il lui a demandé
d'être sa femme. Personne n'a jamais compris pourquoi. Antigone a levé sans
étonnement ses yeux graves sur lui et elle lui a dit « oui » avec un petit
sourire triste... L'orchestre attaquait une nouvelle danse, Ismène riait aux
éclats, là‑bas, au milieu des autres garçons, et voilà, maintenant, lui,
il allait être le mari d'Antigone. Il ne savait pas qu'il ne devait jamais
exister de mari d'Antigone sur cette terre et que ce titre princier lui donnait
seulement le droit de mourir.
Cet homme robuste, aux cheveux blancs,
qui médite là, près de son page, c'est Créon. C'est le roi. Il a des rides, il
est fatigué. Il joue au jeu difficile de conduire les hommes. Avant, du temps
d'Oedipe, quand il n'était que le premier personnage de la cour, il aimait la
musique, les belles reliures, les longues flâneries chez les petits antiquaires
de Thèbes. Mais Oedipe et ses fils sont morts. Il a laissé ses livres, ses
objets, il a retroussé ses manches et il a pris leur place.
Quelquefois, le soir, il est fatigué, et il se demande s'il n'est pas
vain de conduire les hommes. Si cela n'est pas un office sordide qu'on doit
laisser à d'autres, plus frustes... Et puis, au matin, des problèmes précis se
posent, qu'il faut résoudre, et il se lève, tranquille, comme un ouvrier au
seuil, de sa journée.
La
vieille dame qui tricote, à côté de la nourrice qui a élevé les deux petites,
c'est Eurydice, la femme de Créon. Elle tricotera pendant toute la tragédie
jusqu'à ce que son tour vienne de se lever et de mourir. Elle est bonne, digne,
aimante. Elle ne lui est d'aucun secours. Créon est seul. Seul avec son petit
page qui est trop petit et qui ne peut rien non plus pour lui.
Ce
garçon pâle, là-bas, au fond, qui rêve adossé au mur, solitaire, c'est le
Messager. C'est lui qui viendra annoncer la mort d'Hémon tout à l'heure. C’est
pour cela qu'il n'a pas envie de bavarder ni de se mêler aux autres. Il sait
déjà...
Enfin
les trois hommes rougeauds qui jouent aux cartes, leur chapeau sur la nuque, ce
sont les gardes. Ce ne sont pas de mauvais bougres, ils ont des femmes, des
enfants, et des petits ennuis comme tout le monde, mais ils vous empoigneront
les accusés le plus tranquillement du monde tout à l'heure. Ils sentent l'ail,
le cuir et le vin rouge et ils sont dépourvus de toute imagination. Ce sont les
auxiliaires toujours innocents et toujours satisfaits d'eux-mêmes, de la
justice. Pour le moment, jusqu'à ce qu'un nouveau chef de Thèbes dûment mandaté
leur ordonne de l'arrêter à son tour, ce sont les auxiliaires de la justice de
Créon.
Et
maintenant que vous les connaissez tous, ils vont pouvoir vous jouer leur
histoire. Elle commence au moment où les deux fils d'Oedipe, Etéocle et
Polynice, qui devaient régner sur Thèbes un an chacun à tour de rôle, se sont
battus et entre-tués sous les murs de la ville, Etéocle l'aîné, au terme
le la première année de pouvoir ayant refusé de céder la place à son frère.
Sept grands princes étrangers que Polynice avait gagnés à sa cause ont été défaits
devant les sept portes de Thèbes. Maintenant la ville est sauvée, les deux
frères ennemis sont morts et Créon, le roi, a ordonné qu'à Etéocle, le bon
frère, il serait fait d'imposantes funérailles, mais que Polynice, le vaurien,
le révolté, le voyou, serait laissé sans pleurs et sans sépulture, la proie des
corbeaux et des chacals. Quiconque osera lui rendre les devoirs funèbres sera
impitoyablement puni de mort.)
Pendant que le Prologue
parlait les personnages sont sortis un à un. Le Prologue disparaît aussi.
L'éclairage s’est modifié
sur la scène. C'est maintenant une aube grise et livide dans une maison qui
dort.
Antigone entr’ouvre la
porte et rentre de l'extérieur sur la pointe de ses pieds nus, ses souliers à
la main. Elle reste un instant immobile à écouter.
La nourrice surgit.