JEAN
RACINE :
BRITANNICUS
BRITANNICUS
TRAGEDIE (1669)
PERSONNAGES
NÉRON,
empereur, fils d'Agrippine et de Domitius
Enobarbus.
BRITANNICUS,
fils de l'empereur Claudius et de
Messaline.
AGRIPPINE,
veuve de Domitius Enobarbus, père de
Néron, et, en secondes noces, veuve de l'empereur Claudius.
JUNIE,
amante de Britannicus.
BURRHUS,
gouverneur de Néron.
NARCISSE,
gouverneur de Britannicus.
ALBINE,
confidente d'Agrippine.
GARDES.
La scène est à Rome, dans une
chambre du palais de Néron.
ACTE I
SCÈNE PREMIÈRE. AGRIPPINE, ALBINE
ALBINE
Quoi?
tandis que Néron s'abandonne au sommeil,
Faut-il
que vous veniez attendre son réveil?
Qu'errant
dans le palais sans suite et sans escorte,
La
mère de César veille seule à sa porte?
Madame, retournez dans votre
appartement.
AGRIPPINE
Albine,
il ne faut pas s'éloigner un moment,
Je
veux l'attendre ici. Les chagrins* qu'il me cause
M'occuperont
assez tout le temps qu'il repose.
Tout
ce que j'ai prédit n'est que trop assuré :
Contre Britannicus Néron s'est déclaré;
L'impatient* Néron cesse de se contraindre;
Las de se faire aimer, il veut se faire craindre.
Britannicus le gêne, Albine; et chaque jour
Je sens que je deviens importune à mon tour.
ALBINE
Quoi? vous à qui Néron doit
le jour qu'il respire,
Qui l'avez appelé de si loin
à l'Empire?
Vous qui, déshéritant le
fils de Claudius,
Avez nommé César l'heureux*
Domitius*?
Tout lui parle, Madame, en
faveur d'Agrippine
Il vous doit son amour*.
AGRIPPINE
Il me le doit, Albine :
Tout,
s'il est généreux, lui prescrit cette loi;
Mais
tout, s'il est ingrat, lui parle contre moi.
ALBINE
S'il
est ingrat, Madame? Ah! toute sa conduite
Marque
dans son devoir une âme trop instruite.
Depuis trois ans entiers,
qu'a-t-il dit, qu'a-t-il fait
Qui ne promette à Rome un
empereur parfait?
Rome, depuis deux ans*, par
ses soins gouvernée,
Au temps de ses consuls
croit être retournée :
Il la gouverne en père.
Enfin Néron naissant
A
toutes les vertus d'Auguste vieillissant*.
AGRIPPINE
Non,
non, mon intérêt ne me rend point injuste
Il
commence, il est vrai, par où finit Auguste;
Mais
crains que l'avenir détruisant le passé,
Il
ne finisse ainsi qu'Auguste a commencé.
Il se déguise en vain : je lis sur son visage
Des fiers* Domitius* l'humeur* triste* et sauvage.
Il mêle avec l'orgueil qu'il a pris dans leur sang
La fierté* des Nérons qu'il puisa dans mon flanc.
Toujours la tyrannie a d'heureuses prémices* :
De Rome, pour un temps,
Caïus* fut les délices;
Mais sa feinte bonté se
tournant en fureur*,
Les délices de Rome en
devinrent l'horreur.
Que m'importe, après tout,
que Néron, plus fidèle,
D'une
longue vertu laisse un jour le modèle?
Ai-je mis dans sa main
le timon* de l'État
Pour le conduire au gré du
peuple et du sénat*?
Ah! que de la patrie il
soit, s'il veut, le père;
Mais qu'il songe un peu plus
qu'Agrippine est sa mère.
De quel nom cependant
pouvons-nous appeler
L'attentat que le jour vient
de nous révéler?
Il sait, car leur amour ne
peut être ignorée,
Que de Britannicus Junie est
adorée;
Et ce même Néron, que la
vertu conduit,
Fait enlever Junie au milieu
de la nuit.
Que veut-il? Est-ce
haine, est-ce amour qui l'inspire?
Cherche-t-il
seulement le plaisir de leur nuire?
Ou plutôt n'est-ce
point que sa malignité
Punit
sur eux l'appui que je leur ai prêté?
NOTES
chagrins : tourments (sens plus
fort qu’aujourd’hui).
impatient : qui ne sait pas se
contraindre (idem).
heureux : qui a de la chance.
Domitius : nom patrimonial de Néron.
il vous doit son amour : il a le devoir de vous
aimer.
depuis deux ans : Racine distingue les deux
années de gouvernement effectif par Néron, des trois années (v. 25) écoulées
depuis l'adoption de Néron par Claude.
au temps de ses
consuls : au
temps de la République, Rome était gouvernée par des consuls élus. C'était donc
une époque politiquement heureuse.
Auguste
vieillissant
: arrivé au pouvoir par la violence, Auguste avait gouverné avec modération.
fiers : féroces, farouches,
cruels (plus fort qu’aujourd’hui).
l'humeur : le caractère.
triste : sombre, farouche
prémices : débuts.
Caïus : Caligula qui sombra dans
la fureur (la folie).
timon : anciennement, barre de
gouvernail d'un navire. D'où cette image pour désigner le gouvernement.
du peuple et du sénat : les deux instances du pouvoir démocratique.