PIERRE
CORNEILLE
LE
CID (1637)
LE CID
Tragédie
Liste des personnages
DON
FERNAND, premier roi de Castille.
DONA
URRAQUE, infante de Castille.
DON
DIÈGUE, père de don Rodrigue.
DON
GOMÈS, comte de Gormas, père de Chimène
DON
RODRIGUE, amant de Chimène.
DON
SANCHE, amoureux de Chimène.
DON
ARIAS, DON ALONSE, gentilshommes castillans.
CHIMÈNE,
fille de don Gomès
LÉONOR
, gouvernante de l'Infante.
ELVIRE,
gouvernante de Chimène.
UN PAGE DE L'INFANTE.
La scène est à Séville
ACTE I
Scène 1
CHIMÈNE
EIvire,
m'as-tu fait un rapport bien sincère ?
Ne
déguises-tu rien de ce qu'a dit mon père ?
ELVIRE
Tous mes sens à moi-même en sont encor
charmés
Il estime Rodrigue autant que vous l'aimez,
Et
si je ne m'abuse à lire dans son âme,
Il
vous commandera de répondre à sa flamme.
CHIMÈNE
Dis-moi donc, je te prie, une seconde
fois
Ce qui te fait juger qu'il approuve mon
choix ;
Apprends-moi
de nouveau quel espoir j'en dois prendre ;
Un
si charmant discours ne se peut trop entendre ;
Tu
ne peux trop promettre aux feux de notre amour
La
douce liberté de se montrer au jour.
Que
t'a-t-il répondu sur la secrète brigue
Que
font auprès de toi don Sanche et don Rodrigue ?
N'as-tu
point trop fait voir quelle inégalité
Entre
ces deux amants me penche d'un côté ?
ELVIRE
Non, J'ai peint votre coeur
dans une indifférence
Qui n'enfle d'aucun d'eux ni
détruit l'espérance,
Et
sans les voir d'un oeil trop sévère ou trop doux,
Attend
l'ordre d'un père à choisir un époux.
Ce
respect l'a ravi, sa bouche et son visage
M'en
ont donné sur l'heure un digne témoignage,
Et
puisqu'il vous en faut encor faire un récit,
Voici
d'eux et de vous ce qu'en hâte il m'a dit
«
Elle est dans le devoir, tous deux sont dignes d'elle,
Tous
deux formés d'un sang noble, vaillant, fidèle,
Jeunes,
mais qui font lire aisément dans leurs yeux
L'éclatante
vertu de leurs braves aïeux.
Don
Rodrigue surtout n’a trait en son visage
Qui
d'un homme de coeur ne soit la haute image,
Et
sort d'une maison si féconde en guerriers,
Qu'ils
y prennent naissance au milieu des lauriers.
La
valeur de son père en son temps sans pareille,
Tant
qu'a duré sa force, a passé pour merveille ;
Ses
rides sur son front ont gravé ses exploits,
Et
nous disent encor ce qu'il fut autrefois.
Je
me promets du fils ce que j'ai vu du père
Et
ma Fille, en un mot, peur l'aimer et me plaire. »
Il
allait au conseil, dont l'heure qui pressait
A
tranché ce discours qu'à peine il commençait
Mais
à ce peu de mots je crois que sa pensée
Entre
vos deux amants n'est pas fort balancée.
Le
roi doit à son fils élire un gouverneur,
Et
c'est lui que regarde un tel degré d'honneur
Ce choix n'est pas douteux, et sa rare vaillance
Ne peut souffrir qu'on craigne aucune concurrence.
Comme ses hauts exploits le rendent sans égal,
Dans un espoir si juste il sera sans rival ;
Et
puisque don Rodrigue a résolu son père
Au
sortir du conseil à proposer l'affaire,
Je
vous laisse à juger s'il prendra bien son temps,
Et
si tous vos désirs seront bientôt contents.
CHIMÈNE
Il
semble toutefois que mon âme troublée
Refuse
cette joie, et s'en trouve accablée :
Un
moment donne au sort des visages divers,
Et
dans ce grand bonheur je crains un grand revers.
ELVIRE
Vous
verrez cette crainte heureusement déçue.
CHIMÈNE
Allons,
quoi qu'il en soit, en attendre l'issue.