ALFRED DE MUSSET
LORENZACCIO (1834)
LORENZACCIO
Drame
en cinq actes
PERSONNAGES
ALEXANDRE DE MÉDICIS, duc de Florence. LORENZO DE MÉDICIS (LORENZACCIO), CÔME DE MÉDICIS, ses cousins. LE CARDINAL CIBO. LE
MARQUIS CIBO, son frère. SIRE MAURICE,
chancelier des Huit. LE CARDINAL BACCIO VALORI, commissaire apostolique. JULIEN
SALVIATI. PHILIPPE STROZZI. PIERRE STROZZI, THOMAS STROZZI : ses fils. LÉON STROZZI, prieur de Capoue. ROBERTO CORSINI, provéditeur de la forteresse. PALLA
RUCCELLA, FRANÇOIS PAZZI, ALAMANNO SALVIATI, seigneurs républicains. BINDO ALTOVITI, oncle de Lorenzo. VENTURI, bourgeois.
TEBALDEO, peintre. SCORONCONCOLO,
spadassin. LES HUIT. GIOMO LE
HONGROIS, écuyer du duc. MAFFIO, bourgeois. MARIE SODERINI, mère de Lorenzo. CATHERINE GINORI, Sa tante. LA MARQUISE CIBO. LOUISE
STROZZI. DEUX DAMES DE LA COUR ET UN OFFICIER ALLEMAND. UN ORFÈVRE, UN
MARCHAND, DEUX PRÉCEPTEURS ET DEUX ENFANTS, PAGES, SOLDATS, MOINES, COURTISANS,
BANNIS, ÉCOLIERS, DOMESTIQUES, BOURGEOIS, ETC.
ACTE
I
Scène
1
Un jardin. – Clair de
lune ; un pavillon dans le fond, un autre devant.
Entrent
LE DUC et LORENZO,
Couverts
de leurs manteaux ;
GIOMO,
une lanterne à la main.
LE
DUC. Qu'elle se fasse attendre encore un quart
d'heure, et je m'en vais. Il fait un froid de tous les diables.
LORENZO.
Patience, altesse, patience.
LE
DUC. Elle devait sortir de chez sa mère à minuit -
il est minuit, et elle ne vient pourtant pas.
LORENZO.
Si elle ne vient pas, dites que je suis un sot, et que la vieille mère est une honnête
femme.
LE
DUC. Entrailles du pape ! avec tout cela je suis
volé d'un millier de ducats !
LORENZO. Nous n'avons avancé
que moitié. Je réponds de la petite. Deux grands yeux languissants, cela ne
trompe pas. Quoi de plus curieux pour le connaisseur que la débauche à la
mamelle ? Voir dans une enfant de quinze ans la rouée à venir; étudier,
ensemencer, infiltrer paternellement le filon mystérieux du vice dans un
conseil d'ami, dans une caresse au menton ; - tout dire et ne rien
dire, selon le caractère des parents ; - habituer doucement
l'imagination qui se développe à donner des corps à ses fantômes, à toucher ce
qui l'effraye, à mépriser ce qui la protège! Cela va plus vite qu'on ne pense;
le vrai mérite est de frapper juste. Et quel trésor que celle-ci ! tout
ce qui peut faire passer une nuit délicieuse à Votre Altesse! Tant de pudeur!
Une jeune chatte qui veut bien des confitures, mais qui ne veut pas se salir la
patte. Proprette comme une Flamande ! La médiocrité bourgeoise en personne.
D'ailleurs, fille de bonnes gens, à qui leur peu de fortune n'a pas permis une
éducation solide - point de fond dans les principes, rien qu'un léger
vernis ; mais quel flot violent d'un fleuve magnifique sous cette couche de
glace fragile qui craque à chaque pas ! jamais arbuste en fleurs n'a promis de
fruits plus rares, jamais je n'ai humé dans une atmosphère enfantine plus
exquise odeur de courtisanerie.
LE
DUC. Sacrebleu ! je ne vois pas le signal. Il faut
pourtant que j'aille au bal chez Nasi, c'est aujourd'hui qu'il marie sa fille.
GIOMO.
Allons au pavillon, monseigneur. Puisqu'il ne s'agit que d'emporter une fille
qui est à moitié payée, nous pouvons bien taper aux carreaux.
LE
DUC. Viens par ici ; le Hongrois a raison. (Ils s'éloignent. - Entre Maffio.)
MAFFIO.
Il me semblait dans mon rêve voir ma soeur traverser notre jardin, tenant une
lanterne sourde et couverte de pierreries. Je me suis éveillé en sursaut. Dieu
sait que ce n'est qu'une illusion, mais une illusion trop forte pour que le
sommeil ne s'enfuie pas devant elle. Grâce au ciel, les fenêtres du pavillon où
couche la petite sont fermées comme de coutume , j'aperçois faiblement la
lumière de sa lampe entre les feuilles de notre vieux figuier. Maintenant mes
folles terreurs se dissipent; les battements précipités de mon coeur font place
à une douce tranquillité. Insensé! mes yeux se remplissent de larmes, comme si
ma pauvre soeur avait couru un véritable danger. Qu'entends-je ? Qui
remue là entre les branches ? (La soeur
de Maffio passe dans l'éloignement.) Suis-je éveillé ? c'est le
fantôme de ma soeur. Il tient une lanterne sourde, et un collier brillant
étincelle sur sa poitrine aux rayons de la lune. Gabrielle ! Gabrielle! où
vas-tu ? (Rentrent Giomo et
le duc.)
GIOMO.
Ce sera le bonhomme de frère pris de somnambulisme. Lorenzo conduira votre
belle au palais par la petite porte ; et quant à nous, qu'avons‑nous à
craindre ?
MAFFIO.
Qui êtes-vous ? Holà! arrêtez ! (Il tire son épée.)
GIOMO.
Honnête rustre, nous sommes tes amis.
MAFFIO.
Où est ma soeur ? que cherchez-vous ici ?
GIOMO.
Ta soeur est dénichée, brave canaille. Ouvre la grille de ton jardin.
MAFFIO.
Tire ton épée et défends-toi, assassin que tu es.
GIOMO
saute sur lui et le désarme. Halte-là
! maître sot, pas si vite.
MAFFIO.
Ô honte! ô excès de misère! S'il y a des lois à Florence, si quelque justice
vit encore sur la terre, par ce qu'il y a de vrai et de sacré au monde, je me
jetterai aux pieds du duc, et il vous fera pendre tous les deux.
GIOMO.
Aux pieds du duc ?
MAFFIO.
Oui, oui, je sais que les gredins de votre espèce égorgent impunément les
familles. Mais que je meure, entendez-vous, Je ne mourrai pas silencieux
comme tant d'autres. Si le duc ne sait pas que sa ville est une forêt pleine de
bandits, pleine d'empoisonneurs et de filles déshonorées, en voilà un qui le
lui dira. Ah! massacre! ah! fer et sang! j'obtiendrai justice de vous !
GIOMO
l'épée à la main. Faut-il
frapper, Altesse ?
LE
DUC. Allons donc! frapper ce pauvre homme! Va te
recoucher, mon ami ; nous t'enverrons demain quelques ducats. (Il sort.)
MAFFIO.
C'est Alexandre de Médicis!
GIOMO. Lui-même, mon
brave rustre. Ne te vante pas de sa visite, si tu tiens à tes oreilles. (Il
sort.)