Dumarsais : Encyclopédie (1751-1772), article "Philosophe"

 

Les autres hommes sont déterminés à agir sans sentir ni connaître les causes qui les font mouvoir, sans même songer qu'il y en ait. Le philosophe au contraire démêle les causes autant qu'il est en lui, et souvent même les prévient, et se livre à elles avec connaissance: c'est une horloge qui se monte, pour ainsi dire, quelquefois elle-même. Ainsi il évite les objets qui peuvent lui causer des sentiments qui ne conviennent ni au bien-être, ni à l'être raisonnable, et cherche ceux qui peuvent exciter en lui des affections convenables à l'état où il se trouve. La raison est à l'égard du philosophe ce que la grâce est à l'égard du chrétien. La grâce[1] détermine le chrétien à agir; la raison détermine le philosophe.
             Les autres hommes sont emportés par leurs passions, sans que les actions qu'ils font soient précédées de la réflexion : ce sont des hommes qui marchent dans les ténèbres; au lieu que le philosophe, dans ses passions mêmes, n'agit qu'après la réflexion; il marche la nuit, mais il est précédé d'un flambeau.
             La vérité n'est pas pour le philosophe une maîtresse qui corrompe son imagination, et qu'il croie trouver partout; il se contente de la pouvoir démêler où il peut l'apercevoir. Il ne la confond point avec la vraisemblance; il prend pour vrai ce qui est vrai, pour faux ce qui est faux, pour douteux ce qui est douteux, et pour vraisemblance ce qui n'est que vraisemblance. Il fait plus, et c'est ici une grande perfection du philosophe, c'est que lorsqu'il n'a point de motif pour juger, il sait demeurer indéterminé [...]
            L'esprit philosophique est donc un esprit d'observation et de justesse, qui rapporte tout à ses véritables principes; mais ce n'est pas l'esprit seul que le philosophe cultive, il porte plus loin son attention et ses soins.
              L'homme n'est point un monstre qui ne doive vivre que dans les abîmes de la mer ou dans le fond d'une forêt : les seules nécessités de la vie lui rendent le commerce des autres nécessaire et dans quelqu'état où il puisse se trouver, ses besoins et le bien-être l'engagent à vivre en société[2]. Ainsi la raison exige de lui qu'il connaisse, qu'il étudie, et qu'il travaille à acquérir les qualités sociables.
            Notre philosophe ne se croit pas en exil dans ce monde[3]; il ne croit point être en pays ennemi; il veut jouir en sage économe des biens que la nature lui offre; il veut trouver du plaisir avec les autres; et pour en trouver, il faut en faire ainsi il cherche à convenir à ceux avec qui le hasard ou son choix le font vivre et il trouve en même temps ce qui lui convient: c'est un honnête homme qui veut plaire et se rendre utile […]
            Le vrai philosophe est donc un honnête homme qui agit en tout par raison, et qui joint à un esprit de réflexion et de justesse les mœurs et les qualités sociales. Entez[4] un souverain sur un philosophe d’une telle trempe, et vous aurez un souverain parfait.       

 

 

 

  

 

 

Question :  Quelles sont pour Dumarsais les qualités que doit rechercher le « philosophe », et les défauts que celui-ci doit savoir éviter ?

 

1)      Première lecture du texte : Observez la typographie, les principaux connecteurs logiques, les champs lexicaux dominants, et servez-vous de cette analyse pour dégager le thème, la thèse et la composition du texte : combien de parties décelez-vous ? Quel est le thème dominant et/ou la fonction de chacune des parties ?

2)      Deuxième lecture du texte : Relisez le texte de façon linéaire, paragraphe par paragraphe : en étudiant les oppositions lexicales, les métaphores appliquées au philosophe, en reformulant les phrases dont le sens vous paraît difficile, dégagez les qualités qui sont pour Dumarsais le propre du « philosophe », et les défauts que celui-ci doit savoir éviter.

 

Commentaire sous forme de lecture linéaire :

 

Introduction :

César Chesneau Dumarsais (1676-1756) est un grammairien. Il est surtout connu pour un Traité des tropes, c’est à dire une théorie des figures de style, un ouvrage de rhétorique. Ami de Diderot,  et de d’Alembert, maîtres d’œuvres de l’Encyclopédie il est chargé par eux de rédiger pour cet ouvrage l’article « Philosophe » qui reflète l’idéal de tout un mouvement littéraire : le mouvement dit des « Lumières ».

Il s’agit à l’évidence moins d’un article de dictionnaire au sens classique du terme que d’un texte argumentatif défendant une certaine conception de la philosophie. Nous montrerons que ce texte illustre son titre de façon ordonnée, systématique, et systématiquement polémique : il définit de façon engagée, personnelle, ce que doit être pour l’auteur un philosophe, et ce qu’il doit éviter.

Le texte présentant une argumentation serrée et complexe, nous l’étudierons sous forme de lecture linéaire, après en avoir préalablement dégagé le schéma argumentatif général.

 

1)      Composition du texte :

            La typographie permet de distinguer sept paragraphes. On note à deux reprises des points de suspension entre crochets qui indiquent des coupures effectuées dans le texte.
            Le connecteur logique de conséquence « donc » apparaît à deux reprises dans le texte, en tête du 4° et du 7°§. Nous sommes encouragés à penser que ces deux paragraphes jouent un rôle de conclusion. Cette hypothèse est renforcée par l’observation des propositions initiales de ces deux paragraphes : « L’esprit philosophique est donc … » ; « Le vrai philosophe est donc … ». Ces formules apparaissent comme des définitions : verbe « être » au présent de vérité générale », utilisation de l’article défini « le ». En outre, nous remarquons le rappel du titre : « philosophique », « philosophe », qui constitue bien évidemment le thème du texte comme le montre la répétition de ce terme tout au long du texte. Ces deux paragraphes ont donc pour fonction de récapituler une idée, une thèse, qui vient d’être démontrée.
            Le connecteur logique « mais » qui apparaît ligne 20, au milieu du 4° paragraphe, nous apporte aussi une indication importante. Il permet de nuancer la thèse défendue par l’auteur dans la première partie du texte : « L’esprit philosophique est donc un esprit d'observation et de justesse » en y ajoutant une autre idée, qui n’est pas précisée :  « mais ce n'est pas l'esprit seul que le philosophe cultive, il porte plus loin son attention et ses soins ». Ce paragraphe joue donc le rôle non seulement d’une conclusion de ce qui précède mais d’une transition.
            La confrontation des § 4 et 7 suffit à découvrir ce qu’est cette seconde idée du texte, car on retrouve dans le §7, complétés, les termes de l’opposition  observée dans le §4 : le philosophe « joint à un esprit de réflexion et de justesse les mœurs et les qualités sociales » (l.33).
           L’étude des champs lexicaux dominants confirme cette dualité du texte. On voit clairement se dessiner une distinction entre deux aspects du philosophe : d’un côté la rigueur intellectuelle (champ lexical de l’intellectualité et de la science, qui domine dans les 3 premiers paragraphes : esprit, raison, justesse, réflexion, vérité, juger, observer, causes, principes …), de l’autre les « qualités sociales » (champ lexical de la société et de la sociabilité, qui domine dans les paragraphes 5 et 6 : commerce des autres, vivre en société, qualités sociables, il veut trouver du plaisir avec les autres, plaire et se rendre utile).
            La composition du texte est donc fondée sur deux grandes parties, séparées par un paragraphe de transition, et prolongées par un paragraphe de conclusion. Cette composition nous indique la présence dans le texte d’une double thèse : le philosophe selon Dumarsais se signale par des qualités à la fois intellectuelles et sociales (rigueur intellectuelle et sociabilité).

 

2)      Commentaire linéaire :

1°§
             Ce § s’ouvre et se clôt sur une double opposition : entre le philosophe et les autres hommes, le philosophe et le chrétien. La dimension polémique du texte est donc posée d’emblée.
             Les défauts à éviter : Dumarsais reproche aux hommes en général d’agir sans connaître les causes qui les font agir. Il faut prendre au sens fort ici le verbe « déterminer » (« détermine » 2 fois ligne 8 ; « déterminés » ligne 1) : il signifie que les hommes agissent en fonction de modèles pré-déterminées, d’idées pré-conçues, de préjugés dont ils ne sont pas conscients.
             La qualité à rechercher : la supériorité du philosophe sur les autres hommes réside dans sa faculté de « démêler les causes » (ligne 2-3) de son action : il réfléchit aux raisons qui le font agir, se demande si elles sont bonnes, ne se décide qu’après cet examen de conscience. C’est pourquoi il peut se dire indépendant, maître de lui-même. Une métaphore est chargée de résumer cette idée d’indépendance, celle de l’horloge qui se monte elle-même (ligne 4).
            Aux chrétiens, il semble reprocher de justifier ce manque de réflexion (il emploie le mot « raison », raisonner = réfléchir,  ligne 8) sur les motivations exactes de leurs actions par la notion un peu floue de grâce divine : celui qui agit bien possède la grâce, celui qui agit mal ne l’a pas. Ainsi la valeur de nos actions, de nos choix, ne dépend pas de nous mais de Dieu; théorie commode qui évite de se poser la question du « pourquoi ? ».

2°§
            Le deuxième paragraphe n’ajoute pas vraiment d’idée nouvelle, il formule la même idée autrement. Il oppose à nouveau le philosophe aux « autres hommes » (ligne 9). Au défaut de ces « autres hommes », il donne le nom de « passions » : les passions sont les sentiments incontrôlés qui s’emparent parfois des hommes ( l’amour, l’orgueil, la colère, l’ambition, le désespoir, l’ardeur au combat …). On retrouve donc l’idée d’agir sans réflexion. L’auteur propose aussi une nouvelle métaphore : l’opposition entre les « ténèbres », la « nuit » et la lumière, symbolisée ici par le flambeau. La nuit, c’est l’ignorance, les préjugés, l’obscurantisme ; la lumière, c’est la « raison ». C’est cette métaphore que l’on retrouve dans l’expression consacrée : le « Siècle des Lumières ».

3°§
            Le troisième paragraphe introduit un nouvel argument en faveur de l’esprit philosophique : quand on ne sait pas, il faut le dire. C’est la dernière phrase qui résume le mieux cette idée : « une grande perfection du philosophe, c'est que lorsqu'il n'a point de motif pour juger, il sait demeurer indéterminé » (l.17-18). Contrairement au philosophe qui, modestement, avoue son ignorance et ses doutes, l’homme commun est toujours persuadé de détenir la vérité. Il prend ses croyances, fruit de son imagination pour des vérités : tel est le sens de la première phrase du paragraphe : le défaut à éviter, c’est de croire à des vérités toutes faites qui sont des vérités imaginaires :  « La vérité n'est pas pour le philosophe une maîtresse qui corrompe son imagination, et qu'il croie trouver partout » (on peut comprendre cette idée en se rappelant l’histoire de la dent d’or : les allemands de Silésie croient comprendre le mystère de la dent d’or parce qu’ils ont une fausse explication, toute prête, à lui appliquer, l’idée d’un message d’espoir adressé par Dieu à ses fidèles victimes des turcs).
4°§
            Ce paragraphe nous l’avons dit est une transition.
            Il conclut ce qui précède et résume l’esprit philosophique par deux qualités complémentaires : le sens de l’observation et la justesse de raisonnement : « un esprit d'observation et de justesse » (ligne 19). L’observation, c’est prendre en compte le réel, le concret, examiner les faits avant d’interpréter (on retrouve la grande idée du texte de Fontenelle). La justesse, c’est la capacité à manier rigoureusement le raisonnement abstrait, prudemment : en sachant séparer le vrai du faux et du seulement vraisemblable (ligne 16).
             Il annonce sans la préciser encore un second volet du raisonnement.

5° §
            Le 5° paragraphe commence par une phrase négative, ce qui lui donne d’emblée une allure polémique. Qui est visé ? Qui considère que l’homme « doive vivre que dans les abîmes de la mer ou dans le fond d'une forêt » ? Ici, Dumarsais s’en prend sans nul doute à cette partie du courant « philosophique » qui , derrière Rousseau, considère que la vie en société dégrade l’homme. Ce courant rousseauiste développe le « mythe du bon sauvage » et présente l’état de nature, l’état primitif de l’homme, comme le seul moment où l’humanité ait été heureuse. Dumarsais, comme Voltaire, considère au contraire que le bien-être de l’homme lui commande de vivre en société (lignes 24-25). Il en déduit que le philosophe étudie et travaille non pas seulement pour lui mais pour « les autres », pour la société :  « la raison exige de lui qu'il connaisse, qu'il étudie, et qu'il travaille à acquérir les qualités sociables ».

6°§
           Le 6° paragraphe n’apporte pas une idée nouvelle. On y retrouve l’argument selon lequel le philosophe doit être « utile » (ligne 31) à la société. L’idée est toutefois illustrée de façon un peu différente. Le paragraphe, comme le précédent, commence par une phrase négative : « Notre philosophe ne se croit pas en exil dans ce monde ». L’adversaire n’est plus ici Rousseau semble-t-il mais les théologiens chrétiens. L’expression « ce monde » désigne le monde des hommes par opposition à l’autre monde, le paradis, le monde des âmes : allusion polémique à la doctrine chrétienne selon laquelle notre monde imparfait, notre monde habité par le mal, est le produit de la Chute originelle, la faute d’Adam et Eve. A cette vision pessimiste de l’homme, Dumarsais oppose les valeurs de sociabilité, le goût de « plaire », d’être aimable, l’idéal mondain de « l’honnête homme ».

7°§
            La conclusion du texte récapitule les deux aspects de l’esprit philosophique mis en valeur par le texte : d’une part les qualités intellectuelles (réflexion et justesse) d’autre part les qualités sociales. La dernière phrase élargit la problématique du texte à une dimension politique qui avait été absente jusque là, en souhaitant implicitement que les rois (les souverains) fussent aussi des philosophes. C’est l’idéal du « despote éclairé », comme on disait au XVIII° siècle.

 

Conclusion :

Cet article dégage bien l’idéal intellectuel qui est celui des « philosophes » des Lumières : il valorise l’esprit scientifique, la méthode expérimentale (le souci des faits, de l’observation), il condamne les préjugés (notamment religieux). Il insiste corrélativement sur la fonction sociale du philosophe : c’est pour la société, pour les autres que celui-ci se consacre à la réflexion scientifique, morale ou politique. Cet article, éminemment polémique, qui ne cesse d'opposer le philosophe aux "autres hommes", au chrétien, au théologien, au faux philosophe (Rousseau), témoigne aussi de la nature profonde de la littérature du XVIII° siècle : une littérature engagée, de combat, même quand elle se cache derrière l’apparence faussement objective d’un article de dictionnaire. Dans ce sens, il se rattache tout autant au genre de l'essai qu'à celui annoncé par le titre de l'ouvrage auquel il appartient : l'Encyclopédie.

 
           
     



[1] Grâce : aide ou faveur dispensée par Dieu sans laquelle le chrétien ne peut espérer trouver la voie du Bien, la voie du Salut.

[2] Ce passage est sans doute une critique de la thèse défendue par Rousseau selon laquelle l’homme, naturellement bon, est perverti par la vie en société.

[3] Ce monde : le monde des hommes opposé à l’autre monde, le paradis, le monde des âmes : allusion polémique à la doctrine chrétienne selon laquelle notre monde imparfait est le produit de la Chute originelle, la faute d’Adam et Eve.

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