Fontenelle, Histoire des oracles, Première dissertation, chapitre IV (1687).

          Assurons-nous bien du fait, avant que de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens, qui courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait, mais enfin nous éviterons le ridicule d'avoir trouvé la cause de ce qui n'est point.
          Ce malheur arriva si plaisamment sur la fin du siècle passé à quelques savants d'Allemagne, que je ne puis m'empêcher d'en parler ici.
          En 1593, le bruit courut que les dents étant tombées à un enfant de Silésie, âgé de sept ans, il lui en était venu une d'or, à la place d'une de ses grosses dents. Horstius, professeur en médecine dans l’Université de Helmstad, écrivit en 1595 l'histoire de cette dent, et prétendit qu'elle était en partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu'elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour consoler les Chrétiens affligés par les Turcs. Figurez-vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux Chrétiens, ni aux Turcs. En la même année, afin que cette dent d'or ne manquât pas d'historiens, Rullandus en écrit encore l'histoire. Deux ans après, Ingolsteterus, autre savant, écrit contre le sentiment que Rullandus avait de la dent d'or, et Rullandus fait aussitôt une belle et docte réplique. Un autre grand homme nommé Libavius ramasse tout ce qui avait été dit de la dent et y ajoute son sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu'il fût vrai que la dent était d'or. Quand un orfèvre l'eut examinée, il se trouva que c'était une feuille d'or appliquée à la dent avec beaucoup d'adresse; mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l'orfèvre.
          Rien n'est plus naturel que d'en faire autant sur toutes sortes de matières. Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison. Cela veut dire que non seulement nous n'avons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons d'autres qui s'accommodent très bien avec le faux.

 Bernard Le Bovier de Fontenelle : 1657-1757

 

 

Lecture analytique de l'extrait :

 

Introduction

          Fontenelle est à la fois un écrivain et un scientifique. Il a publié ses principaux ouvrages à la fin du XVII° siècle mais ses idées annoncent le "Siècle des Lumières". Dans Entretiens sur la pluralité des mondes (1686), il vulgarise sous forme de dialogue philosophique les acquis récents de l'astronomie. Dans De l'origine des fables (1684) et l'Histoire des oracles (1687), il dénonce la propension au merveilleux, qui a puissamment contribué à faire naître des superstitions, et l'exploitation de ces superstitions par les idéologues religieux. L'histoire célèbre de "la dent d'or" est un bon exemple de son propos. Nous verrons qu'il y adopte la technique de l'apologue, c'est à dire d'un récit à visée argumentative. En conteur talentueux, il multiplie les procédés littéraires visant à séduire et à amuser le lecteur, pour mieux le convaincre.

 

I - La structure d'un apologue

          L'étude de la composition du texte permet de cerner l'intention de l'auteur et d'analyser ses idées.

1°§ La thèse soutenue .
          La première phrase prône l'observation des faits, la méthode expérimentale, l'objectivité du savant : observons avant d'interpréter. On peut considérer ce plaidoyer en faveur de l'observation comme la thèse principale du texte. La deuxième phrase, sous forme de raisonnement concessif ("il est vrai que ... mais") indique le défaut qui pousse les hommes à l'erreur : la précipitation. Vérifier les faits exige une patience, les gens pressés préfèrent "courir" vers des explications toutes faites.

2°et 3°§ Un récit en guise de démonstration.
          La phrase du 2°§ constitue une annonce situant le lieu et le moment (en Allemagne, au XVI° siècle). On constate simultanément l'introduction du passé simple et des indices spatio-temporels : nous sommes bien dans un récit. L'élément initial de l'histoire est une événement d'apparence surnaturelle : il est venu une dent d'or à un enfant de Silésie. Puis l'essentiel du texte est consacré à raconter la ruée des savants sur l'événement, leurs polémiques, leurs théories visant à attribuer la merveille à une intervention divine. Enfin, après l'intervention d'un orfèvre, un dénouement rapide nous apprend que la dent en or n'était qu'une supercherie.

4°§ Elargissement du propos.
          Ce quatrième paragraphe est celui qui permet à l'auteur de développer sa pensée profonde. Il le fait en trois phrases qui sont trois étapes du raisonnement.
           La première phrase indique que l'erreur de méthode commise par les pseudo-savants dans l'anecdote de la dent d'or se produit en réalité "sur toutes sortes de matières", c'est à dire dans bien d'autres domaines de la science et de la philosophie. Fontenelle nous invite donc à interpréter son histoire comme une anecdote symbolique dont la portée dépasse de beaucoup les limites géographiques et historiques qui sont les siennes. Il nous invite à en généraliser les enseignements.
          La deuxième phrase prend pour cible la superstition : l'ignorance, nous dit Fontenelle, est moins grave que la croyance en de fausses vérités (l'obscurantisme), et il reprend l'accusation du premier paragraphe : le manque de rigueur dans l'observation des faits. On retrouvera fréquemment cet appel à la modestie du savant chez les philosophes du XVIII° siècle. Par exemple, dans l'article Philosophe de l'Encyclopédie : quand on ne sait pas, mieux vaut l'avouer.
          Enfin, la troisième phrase condamne implicitement le tort causé à la science par les explications religieuses du monde. "Nous n'avons pas les principes qui mènent au vrai", dit-il  : il entend par là les outils scientifiques susceptibles de nous permettre de comprendre les phénomènes naturels (reprise du thème de notre "ignorance"). Mais "nous en avons d'autres qui s'accommodent très bien avec le faux" : quels sont ces "autres principes"? Un "principe" est une vérité première, une règle élémentaire. Les principes, autres que scientifiques, dont il est question ici ne peuvent être que les principes de la religion. Or, ces "vérités" de la religion "s'accommodent très bien du faux" comme l'a montré l'histoire de la dent d'or. Rien ne vaut mieux qu'un petit miracle pour renforcer la croyance des foules dans la bonté et la puissance de Dieu.
          Ainsi, on trouve déjà chez Fontenelle cette satire de l'exploitation religieuse de la superstition populaire par les théologiens que l'on retrouvera fréquemment au XVIII° siècle, notamment chez Voltaire (on pense par exemple au chapitre de Candide sur le tremblement de terre de Lisbonne).

 

II - L'art de plaire

          Comme dit La Fontaine dans sa fable Le Lion et le pâtre, en parlant des histoires qu'il invente (les "feintes") : "En ces sortes de feinte il faut instruire et plaire". Plaire pour mieux instruire, pourrions-nous ajouter. Fontenelle a retenu la leçon du fabuliste.

1) La satire des faux-savants fait sourire le lecteur.

          De nombreux exemples d'ironie émaillent le texte. Les expressions "belle et docte réplique", "grand homme", "tant de beaux ouvrages" sont de faux éloges qu'il faut bien entendu prendre à contre-pied pour comprendre la véritable pensée de l'auteur. C'est ce qu'on appelle parler par antiphrase.
          On note plusieurs moqueries concernant l'arrivisme de ces intellectuels qui multiplient les ouvrages inutiles pour profiter d'un effet de mode. L'un d'entre eux est sensé rédiger son livre "afin que cette dent d'or ne manquât pas d'historien" : autrement dit, il affecte de présenter comme un devoir ce qui n'est en réalité qu'une manifestation d'opportunisme, car tout montre dans le texte que ce ne sont pas les commentateurs qui manquent. De Libavius, Fontenelle nous dit que pour fabriquer son livre il "ramasse tout ce qui avait été dit de la dent" : ce qui signifie qu'il se contente de compiler ce que les autres ont dit avant lui. Le verbe "ramasser" s'accompagne en outre de connotations péjoratives (on ramasse ce qui traîne, des ordures).
          L'accumulation des noms latins participe à la tonalité satirique du texte. L'habitude de latiniser son nom vient du moyen-âge, à l'époque où les livres savants étaient rédigés en latin. Mais au XVII° siècle, cette pratique était désuète et on se souvient que Molière s'en moquait déjà dans ses personnages de médecins (Le Médecin malgré lui, Le Malade imaginaire). Ici, tous les noms sont latinisés : Horstius, Rullandus, Ingolsteterus, Libavius. Cette accumulation est évidemment destinée à amuser le lecteur.

2) Les interventions directes du narrateur animent le récit.

          On se rend compte en observant le texte que certaines phrases pourraient facilement être retranchées du récit sans que la cohérence de la narration s'en ressente. Ce sont des phrases de commentaire, même si elles ne portent pas toujours les marques de première personne qui signalent l'implication personnelle du locuteur.
          La phrase qui constitue le 2° paragraphe fait apparaître une première personne (
"je ne puis m'empêcher d'en parler ici) et annonce au lecteur qu'il va lire une histoire plaisante ("si plaisamment"). On croit entendre un conteur populaire qui tente d'attirer l'attention du public.
          Un peu plus loin, le narrateur interpelle son lecteur ("vous") pour lui faire remarquer l'absurdité de la théorie échafaudée par les théologiens : "
Figurez-vous quelle consolation, et quel rapport de cette dent aux Chrétiens, ni aux Turcs." On notera le ton familier de ce "figurez-vous".
          Au moment d'en arriver au dénouement, l'intervention de l'orfèvre, le narrateur marque une pause dans son récit pour glisser une phrase ironique annonçant la chute sans la dévoiler : "Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu'il fût vrai que la dent était d'or." La phrase laisse deviner que la dent n'était pas d'or, sans nous dire encore comment la supercherie fut dévoilée.
          Enfin le récit se termine par un dernier commentaire soulignant la méthode absurde suivie par les doctes : "mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l'orfèvre." 
          Toutes ces intrusions de l'auteur dans le récit proprement dit s'accompagnent d'un ton spontané, enjoué et familier propre à séduire le lecteur.

3) Le style de maxime produit un effet d'éloquence et de persuasion.

          Le texte est aussi parsemé de maximes, c'est à dire de phrases brèves, rythmées, résumant une idée générale ou énonçant un précepte, une règle. 
          La première phrase du texte en est un exemple. On y trouve plusieurs traits stylistiques caractéristiques du précepte : l'impératif ("assurons-nous"), la construction en antithèse ("fait/cause").
          Le parallélisme de construction joint à l'antithèse est la caractéristique de plusieurs des phrases qui terminent le texte : "mais on commença par faire des livres, et puis on consulta l'orfèvre" (le sujet est "on" dans les deux propositions, puis vient le verbe au passé simple suivi de son complément). Les deux dernières phrases fonctionnent de même : "par les choses qui sont / par les choses qui ne sont point"; "nous n'avons pas les principes qui mènent au vrai / mais nous en avons d'autres qui s'accommodent fort bien du faux". La construction symétrique de la formule, par ailleurs rédigée au présent de vérité générale, produit un effet percutant. C'est le style que l'on trouve dans les proverbes, les morales des fables de La Fontaine.

 

Conclusion

          On a donc avec ce texte un bon exemple de cette prose d'idées qui naît au XVII° siècle et va se développer avec les Lumières : un plaidoyer en faveur de la rigueur scientifique, rédigé par un homme de sciences qui n'en est pas moins écrivain, et qui s'exprime dans un style alerte, ironique, séduisant. L'argumentation cherche à se donner un tour plaisant et c'est pourquoi elle emprunte parfois la technique de l'apologue, c'est à dire du récit à portée didactique. Nous en avons un bon exemple avec la petite histoire de la dent d'or.