En Septembre et Octobre 1870, Arthur Rimbaud trouve
refuge à Douai chez son professeur de lettres Georges Izambard, à l'issue d'une
fugue. Là, sur des cahiers d'écolier, il recopie avec application ses poèmes
récents, dans l'espoir de les faire publier. Le poème d'Arthur Rimbaud intitulé
"Ma Bohème" clôt le second des "cahiers de Douai".
C'est un sonnet, qui évoque les fugues du poète.
Rimbaud y peint son autoportrait en coureur de chemins, ivre d'espace et de
liberté. La nature, image féminine et fantastique, l'accueille et le protège
comme une mère. Son bonheur, c'est la poésie. Et nous verrons qu'on peut aussi
lire ce sonnet comme un petit manifeste théorique de Rimbaud sur sa conception
de la poésie, une sorte d'art poétique.
·
Un autoportrait : Si
l'on compare ce poème à d'autres textes du deuxième cahier de Douai qui
relatent les fugues de l'été 70, on remarque une différence : ici, pas de
"choses vues", pas de rencontre comme dans "Le cabaret
vert" ou dans "La Maline". Rimbaud est lui-même au centre du
poème. La première personne est omniprésente (8 fois "je"; 8 fois
l'adjectif possessif mon, ma ou mes). Il se décrit : ses sensations, ses
vêtements, l'une de ses attitudes à la fin du poème (quand il se décrit
"assis au bord des routes", affairé autour de ses "souliers
blessés").
·
Un vagabond : Rimbaud
se plaît à se décrire en vagabond. Ses vêtements sont élimés (son
"paletot" était si usé qu'il n'était plus qu'une "idée" de
paletot (vers 2)). Ses poches sont "crevées" (v.1). Son pantalon est
troué (v.5). Ses souliers sont abîmés par la marche (v.14). La comparaison avec
le petit Poucet (vers 6) suggère l'errance. Le vers 7 indique qu'il dort à la
belle étoile. On peut se demander dans quelle mesure cet auto-portrait est
réaliste; dans quelle mesure nous n'assistons pas à la construction d'un mythe,
où Rimbaud le fils de famille se métamorphose en un pauvre orphelin semblable aux personnages du poème "Les
effarés".
·
Un adolescent révolté, ivre d'espace et de liberté : le poème est placé sous le signe de l'énergie
libératrice : les poches ne sont pas trouées mais "crevées"; non par
les mains mais par les "poings" de l'adolescent. La révolte jette le
jeune homme sur les routes : répétition de termes de mouvement : "Je m'en
allais" (v.1), "j'allais" (v.3); "j'égrenais dans ma
course" (v.6). L'espace semble s'ouvrir devant le marcheur : "le
ciel, la grande ourse, les étoiles, les routes". La destination du voyage
n'est pas précisée. On marche dans le seul but de marcher. Ceci nous renvoie au
sens du titre : le mot "Bohème" doit être pris dans un double sens,
il désigne la vie d'artiste, insouciante et libre; mais Rimbaud se souvient que
le premier sens du mot désigne la vie nomade, la vie errante des
"bohémiens"(cf aussi. "Sensation" : "Et j'irai loin,
très loin, comme un bohémien") , des "gens du voyage". Sa bohème
à lui, vagabonde, ivre d'espace et de liberté (il faut donner un sens plein, au
possessif "Ma") le distingue de la bohème sédentaire des artistes
parisiens, dont le romantisme a fait une mode et un cliché (cf. "Scènes de
la vie de Bohème" de Murger – 1848) .
·
Un orphelin cherchant protection et amour auprès de la
nature : L'adolescent en fugue se retrouve
seul sur les routes et il parle de la nature comme si elle était pour lui tout
seul, comme si elle lui appartenait. Noter l'usage des adjectifs possessifs :
"Mes étoiles"; "Mon auberge était à la grande ourse". La
nature le protège, elle lui fournit son coucher (son "auberge"), la
nourriture spirituelle où il puise sa force, où il se régénère ("des
gouttes / de rosée à mon front, comme un vin de vigueur"). Elle est
bienveillante : noter l'usage de l'adjectif
"bon" dans "ces bons soirs de septembre". Elle est
femme : le jeune poète visionnaire perçoit la "musique des sphères"
(image traditionnelle depuis la Renaissance pour exprimer l'impeccable
fonctionnement de l'ordre cosmique) et il la décrit comme un froissement de
robes dans le ciel ("Mes étoiles au ciel faisaient un doux
frou-frou"). On peut y voir enfin une image maternelle : se comparant à un
"Petit Poucet rêveur", Rimbaud suggère l'idée de l'enfant abandonné à
la recherche d'une mère de substitution qu'il trouve dans la nature.
Transition :
Mais ce sont ses "rimes", équivalent
rimbaldien des petits cailloux blancs du conte, qui lui ouvrent la voie du
salut (vers 6-7). C'est avant tout dans la Poésie, par la poésie, que Rimbaud
pense trouver le chemin du bonheur et de la liberté. L'analyse du texte ne
serait pas complète si nous négligions cet aspect de son message. Arthur
Rimbaud, vagabond et poète : voilà l'image que l'auteur s'attache à peindre de
lui-même.
·
L'idéal poétique : Le
vers 3 compare l'adolescent en fugue à un chevalier servant ("féal",
qui rime avec "idéal") courant l'aventure au service de sa
"Muse". La muse est le symbole de la poésie. Les rêves d'amour du
vers suivant : "Oh! là là! que d'amours splendides j'ai rêvées!"
peuvent donc être interprétés comme des rêves d'ambition littéraire. Rimbaud
court les chemins pour y chercher l'inspiration poétique. Lorsqu'il s'arrête au
bord de la route, c'est pour écrire : "j'égrenais dans ma course / des
rimes" (v.6-7). L'errance, la pauvreté, apparaissent dès lors dans le
second tercet comme une épreuve initiatique ouvrant au jeune poète la
possibilité d'une idylle avec la muse : dans un paysage rendu
"fantastique" par la tombée de la nuit ("au milieu des
ombres"), Rimbaud se décrit à nouveau "rimant". Les lacets de
ses souliers (les "élastiques") se transforment magiquement en cordes
de la lyre, autre symbole traditionnel de la poésie, de la même façon que les
citrouilles se transforment en carrosses dans les contes de fées.
·
une "fantaisie" : Rimbaud a donné comme sous-titre à son poème le nom
"fantaisie". Ce mot désigne traditionnellement dans le vocabulaire de
l'art une œuvre suivant "plutôt les caprices de l'imagination que les
règles de l'art" (dictionnaire de l'Académie, 1879). Rimbaud nous donne
avec ce mot une indication de registre, facile à justifier. "Ma
bohème" est bien une fantaisie, d'abord par son thème : l'errance insouciante
et inspirée d'un jeune poète, la métamorphose "fantastique" (v.12)
(les deux mots sont de la même famille) que l'imagination du poète impose au
paysage ("ombres fantastiques"; "doux frou-frou" des
étoiles). C'est aussi une fantaisie sur le plan de l'écriture poétique : par sa
façon très libre de respecter les règles du sonnet, par le rythme capricieux
qui chahute l'alexandrin, par son vocabulaire familier, ses images insolites,
ses rimes cocasses.
·
un sonnet désinvolte :
Rimbaud a choisi pour son poème la forme du sonnet, l'une des plus
contraignantes de la poésie française. Mais il n'en respecte pas toutes les
règles. La composition strophique est régulière (deux quatrains suivis de deux
tercets), mais la tradition veut que les quatrains et les tercets constituent
deux blocs en opposition sur le plan du sens. Ici, au contraire, la dernière
phrase du second quatrain enjambe sur le premier tercet : une seule phrase du
vers 7 au vers 14 (le manuscrit de Rimbaud reproduit dans les Classiques
Hachette n°100 ne porte pas de point à la fin du vers 8; du point de vue du
sens, le premier tercet prolonge bien l'idée du second quatrain : le poète
écoute le bruit soyeux des étoiles). De même, pour les rimes des quatrains,
Rimbaud respecte bien l'organisation en rimes embrassées mais il n'observe pas
la règle de versification qui impose un seul jeu de rimes pour les deux
quatrains : ici, il y en a deux ([vé/éal]; [ou/ours]). Enfin, tout sonnet est
tendu vers son dernier vers qui, ici, est des plus loufoques (voir infra).
·
rythmes capricieux :
Rimbaud s'ingénie à briser la régularité de l'alexandrin; il évite dans
plusieurs vers de placer la coupe principale à l'hémistiche comme le veut la
tradition (cf. vers 1; 3; 4; 7; 12; 13). Les vers concernés présentent des
profils rythmiques dissymétriques : 1/11 (vers12); 3/6/3 (vers 4); 5/7 (vers
13). Les glissements fréquents d'un vers sur l'autre (rejets des vers 6-7,
10-11; enjambement des vers 13-14) permettent de mettre en relief des mots-clés
("des rimes" vers 7 ) et créent des accélérations inattendues. Ces
inégalités conviennent à l'expression de la fantaisie, de l'errance sans but au
hasard des chemins. Elles rapprochent le débit du poème de celui de la prose et
contribuent par là au ton désinvolte du texte.
·
rimes insolites et jeux phonétiques : Rimbaud donne aussi l'impression de s'amuser
beaucoup avec les mots. Par exemple dans la rime "fantastique/
élastique" ou dans la multiplication des rimes en [ou] : trou / frou-frou;
course / ourse: gouttes /routes. Le froissement soyeux des étoiles est rendu
par le triple [ou] de "doux frou-frou". On ne jurerait pas que le
bizarre pluriel "des lyres" ne soit pas là pour qu'on comprenne
"délires". Quant au mot "pied" dans "Un pied prés de
mon cœur", comment faut-il l'interprèter. Comme l'organe de la marche ou
comme l'unité de mesure du vers ? Et le hiatus de "paletot aussi" …
Il eût été si facile de le supprimer qu'on doit le considérer comme une laideur
volontaire.
·
le mélange du noble et du familier : Une autre
caractéristique "fantaisiste" est le mélange de motifs poétiques
traditionnels, mieux : de véritables clichés romantiques ("Muse, lyre,
ciel, étoiles, féal, amours splendides…") avec un vocabulaire franchement
prosaïque : culotte, large trou, poches crevées, paletot, élastiques, Oh ! là
là!". Ce mélange répond à un but parodique. Il s'agit pour Rimbaud
d'affirmer son refus de la "vieillerie poétique" (comme il dit dans Une saison en enfer), d'ironiser sur
lui-même, d'éviter un trop facile pathos. Ce mélange du noble et du familier
culmine avec le dernier vers du poème : "de mes souliers blessés, un pied
contre mon cœur".
·
images insolites :
Notons pour terminer le goût pour les images hardies, celles qui associent des
registres différents : comparaison des "élastiques" avec des
"lyres"; celles qui associent le concret à l'abstrait : "égrener
des rimes"; "paletot idéal".
Conclusion :
"Ma Bohême" occupe une place à part
dans les premières poésies de Rimbaud. Placé en conclusion du second
"Cahier de Douai", il semble destiné par l'auteur à construire son
propre mythe et à illustrer son programme poétique. L'auteur s'y peint comme un
troubadour en guenilles, un poète-vagabond, un "clochard céleste". Il
ébauche en peu de mots toute une thématique que l'on retrouve dans l'œuvre entière
: l'attrait du voyage, la pauvreté, la révolte, l'enfance, le conte, la
mère-nature, l'amour, la poésie. Il expose une volonté de tordre un peu le cou
aux vieilles règles de la poésie : il brise le rythme de l'alexandrin (bientôt,
il n'en voudra plus du tout); il pousse la poésie aux limites de la prose
(bientôt, il ne voudra plus écrire que de la prose); il refuse de se prendre
trop au sérieux, joue avec les mots, parodie, casse les élans lyriques par une
pirouette d'auto-dérision, un trait de langage oral ou un terme familier qui
fait couac. C'est un manifeste pour une poésie nouvelle et iconoclaste.