LES
"CAHIERS DE DOUAI" ANALYSES PAR P.BRUNEL
(Rimbaud :
Projets et réalisations p.47-55)
Il y avait en tout cas quelque part à Douai un
manuscrit, pour longtemps enfoui dans l'oubli et le silence, qui était un
recueil poétique complet de Rimbaud, le seul qu'il eût jamais achevé. Il
manquait le titre, c'est vrai, et on doit se contenter d'appellations neutres, Recueil
Demeny, ou Cahiers de Douai. Rimbaud n'avait pas eu le temps d'établir la table
des matières, mais il est aisé, - et peut-être urgent - de le
faire à sa place.
Premier Cahier
1. Première soirée
2. Sensation
3. Le Forgeron
4. Soleil et chair
5. Ophélie
6. Bal des pendus
7. Le Châtiment de Tartufe
8. Vénus anadyomène
9. Les reparties de Nina
10. A la musique
Il. Les Effarés
12. Roman
13. «Morts de Quatre-vingt-douze»
14. Le mal
15. Rages de Césars
Deuxième Cahier
1. Rêvé pour l'hiver
2. Le Dormeur du val
3. Au
Cabaret-Vert, cinq heures du soir
4. La Maline
5. L'Eclatante Victoire de
Sarrebrück
6. Le Buffet
7. Ma Bohême (Fantaisie)
Un recueil achevé
Rimbaud a placé en tête du recueil son poème publié,
Trois baisers (il a éliminé Les Etrennes des
orphelins, dont la manière est pour lui périmée). Il en présente une
troisième version, sous un titre nouveau, Première
soirée. Les variantes sont mineures, et hésitent entre l'une et l'autre des
versions précédentes. La plus heureuse est la suppression de la comparaison
dans la strophe 3, celle qui met en valeur la malignité du garçon, le regard
attiré immédiatement par le sein (et lui réservant seulement le troisième
baiser), mais aussi par la bouche, pour quel quatrième baiser?
Trois baisers Je regardai, couleur de
cire |
-Je regardai, couleur de cire Un
petit rayon buissonnier Papillonner
dans son sourire Et sur son sein, mouche au rosier. |
Un véritable scrupule d'écrivain l'a conduit à
corriger ses textes antérieurs: Sensation
(deuxième version de «Par les beaux
soirs d'été», avec une variante des plus heureuses dès l'incipit, «Par les soirs bleus d'été »); Le Forgeron (deuxième version beaucoup plus soignée que le
manuscrit donné à Izambard, d'ailleurs incomplet, le symbole se trouvant
maintenant «crânement dégagé»); Soleil et
chair (deuxième version de Credo in
unam, allégé de 36 vers de la troisième partie, d'une éloquence un peu
pompeuse; comme l'a noté M. A. Ruff, il
a atténué « le
vague déisme épars » que sa révolte grandissante lui fait apparaître comme
anachronique); Ophélie (dont c'est la
troisième version, et la meilleure); Vénus
anadyomène (deuxième version, cette fois non datée, avec interversion des
vers 7 et 8, au mépris du parallélisme des quatrains); Les Reparties de Nina (deuxième version de Ce que retient Nina: deux strophes ont été supprimées, une strophe
nouvelle, la seizième, a été introduite, il y a de nombreuses variantes de
détail, et une fort importante: après une ligne de points, au v. 57, le futur
l'emporte sur le conditionnel, et tout se passe, cette fois, comme si «Lui»
s'était laissé prendre au piège du rêve d'amour ou de ses déclarations
enflammées; la retombée n'en est que plus brutale); A la musique (deuxième version, avec des corrections qui rompent le
rythme trop régulier de l'alexandrin aux v. 8 et 18 et qui recherchent une
expression plus pittoresque: «tisonnent», au lieu de « rayant » au v. 14, «
épatant » au lieu d'«étalant » au v. 17).
Pour d'autres textes, il ne nous est pas possible de
dire si un semblable travail a été fait. c'est probable pour «Morts de Quatre-vingt-douze»; c'est
possible pour Bal des pendus s'il
s'agit bien, comme je le pense, d'un poème d'écolier, et aussi pour Châtiment de Tartufe; c'est plus douteux
pour Les Effarés et pour Roman, datés de septembre, et aussi pour
Le Mal et pour Rages de Césars, non datés, mais de création récente. Quant aux
poèmes du Second Cahier, ils n'ont évidemment pas pu être retravaillés, et nous
n'en connaîtrons jamais qu'une version.
A ce propos, une dernière remarque s'impose, qui
doit confirmer que Rimbaud a laissé derrière lui, à Douai, un recueil achevé.
Jamais il ne corrigera plus ces textes, à une exception près: Les Effarés, dont il existe un autre
manuscrit autographe plus tardif, donné à Jean Aicard en juin 1871, sans
parler de la (ou des) copie(s) prises par Verlaine, qui sont à l'origine du
texte douteux publié dans Lutèce le
19 octobre 1883, et du texte détestable, Les
Petits pauvres, publié en janvier 1878 dans The Gentlemans Magazine. Seul rescapé du naufrage, ce poème
semblait à Rimbaud, encore en 1871, moins étranger à ses préoccupations
nouvelles, et peut-être surtout aux préoccupations sociales du moment.
Un recueil cohérent
Le classement des poèmes est en partie tributaire de
la chronologie: ceux d'avant l'été figurent en tête, ceux de l'automne à la
fin. Mais il n'y a rien de strict à cet égard. Une étude thématique peut faire
apparaître une certaine disparate, les poèmes politiques se trouvant mêlés à
des poèmes plus lyriques, et comme éparpillés le long du recueil (1, 3, Le Forgeron, 13, «Morts de Quatre-vingt-douze»,
15, Rages de César; 11, 5, L'Eclatante victoire de Sarrebrück). En fait,
cette inspiration politique, au sens large du terme, est plus diffuse: c'est,
dans A la Musique, une satire de la
politique de chef-lieu de canton, des épiciers retraités discutant les
traités", d'une population «prudhommesquement spadassine» 16 ; dans Les Effarés, une
représentation du paupérisme que Napoléon III, dans sa jeunesse, avait prétendu
savoir éteindre; dans Le Mal et dans Le Dormeur du val, une dénonciation des
horreurs de la guerre. L'expression en est volontiers détournée: Le Forgeron est un faux poème
historique, et la leçon faite à Louis XVI par un représentant de «la Crapule»
est celle que Rimbaud, se sentant lui aussi «de race inférieure», a envie
d'adresser à l'Empereur. Enfin, apparemment indirecte, c'est l'expression d'un
point de vue personnel, indignée et passionnée (Le Forgeron, Le Mal, ironique et amère («Morts de Quatre-vingt-douze»), irrévérencieuse et
faussement indifférente (Rimbaud se met à la place du soldat Boquillon qui, sur
le champ de L'Eclatante victoire de
Sarrebrück, présente «ses derrières» et demande «De quoi»?).
L'inspiration personnelle est elle-même
inséparable d'intentions satiriques qui se manifestent aussi bien dans les
poèmes politiques que dans les poèmes intimes. On a fait observer à juste titre
que Le Forgeron doit autant au Victor
Hugo des Châtiments qu'aux grandes
apostrophes de La Légende des siècles. La
satire peut être le commentaire d'une parole, aussi bien de la repartie de Nina
que des proclamations enflammées des Cassagnac. Elle prend volontiers la forme,
faussement objective, d'un tableau (scènes de la vie à Charleville, dans A la Musique; portrait de l'Empereur
prisonnier, et retombant dans son apathie ordinaire, « l'homme pâle » de Rages de Césars). Elle vise en
particulier la religion et ses représentants: c'est, dans un passé historique
toujours d'actualité, «Le Chanoine au soleil fil[a]nt des patenôtres / Sur des
chapelets clairs grenés de pièces d'or» (Le
Forgeron, v. 16‑17); c'est le Tartufe que Rimbaud a bien connu dans
son collège de Charleville, où venaient les élèves du séminaire voisin; c'est, dans l'éternité, ce Dieu qui se plaît
au luxe des autels et se rit des misères humaines (Le Mal). Il retourne volontiers son ironie contre lui-même, contre
ses entreprises amoureuses (Première
soirée, Les Reparties de Nina, A la Musique, Roman, Rêvé pour l'hiver, Au
Cabaret- Vert, La Maline) ou contre l'amour (de Soleil et chair à Vénus anadyomène), contre l'Orphée-bohémien,
qui tire sur les élastiques de ses souliers en guise de lyre (Ma Bohême), contre le poète sinon
ridicule, du moins moqué qu'il est (Roman,
v. 26, «Vos sonnets La font
rire»).
Le lyrisme, dans le Recueil Demeny, dépasse le poète lui-même. Il est, ou plutôt
il devrait être, l'épanchement de l'«Amour infini» dans le «vaste Univers», la
vibration du Monde «comme une immense lyre / Dans le frémissement d'un immense
baiser » (Soleil et chair, v. 76‑79).
Le poète-bohémien s'est avancé avec confiance dans la vie, attendant
en lui la montée de «l'amour infini» (Sensation,
v. 6), comme celle de la sève dans l'arbre, attendant de l'autre le même
frisson du désir (Première soirée, Les
Reparties de Nina, Roman, Rêvé pour l'hiver). Mais cette confiance est
déçue, par la malignité (Première soirée;
La Maline), la stupidité (Les
Reparties de Nina) ou la décrépitude (Vénus
anadyomène) des femmes, par l'indifférence de la Nature à la mort de
l'homme (Le Dormeur du val), indifférence
caressante, berceuse, qui ne peut être véritablement consolatrice, par la
progression du mal. Rimbaud ne veut pourtant pas abandonner ses «bonnes
croyances» (lettre à Banville du 24 mai 1870). Le soleil est là qui invite à
recouvrer une liberté perdue:
Nous marchions au soleil, front haut, - comme
cela, -
Dans Paris... (Le Forgeron, v. 70-71)
La revendication de l'homme du peuple révolté est
l'appel auquel a répondu Ophélie, l'invitation à la robinsonnade, à la
bohémiennerie pour le jeune homme de dix-sept ans (Roman, Ma Bohême). La récompense est cette sensation d'«aise» que
l'adolescent fugueur a connue surtout - en rêve ou en réalité - sur
les routes de Belgique, aux heures de halte : telle est bien la sensation qui
donne son titre au court poème daté de mars 1870, la sensation rêvée dans un
wagon le 7 octobre (Rêvé pour l'hiver, v.
3, «Nous serons bien »), éprouvée Au
Cabaret Vert (v. 5 « Bienheureux»),
entretenue dans la salle à manger brune par la servante d'auberge (La Maline, v. 12 «Elle arrangeait les plats,
près de moi, pour m'aiser»). Le Forgeron ne désire rien d'autre pour les siens
que ce bonheur tranquille, ce bien‑être du corps qui monte jusqu'à l'âme.
En plaçant Première Soirée au début du Premier Cahier et Ma Bohême à la fin du second, Rimbaud voulait-il affirmer, malgré les injustices de l'histoire et les malheurs du temps, la permanence de son credo et la victoire d'une insouciance souriante? Aux conditionnels et aux futurs déçus des Reparties de Nina, au futur confiant de Sensation, il a préféré, pour encadrer son recueil, les imparfaits de ces deux poèmes. Mais il y a loin, me semble-t-il, de l'imparfait de l'évocation maligne, du récit confidentiel, à l'imparfait du bilan déjà nostalgique. Ma Bohême est bien une dernière page, celle d'un livre qui se referme.
Reproduit avec l'aimable autorisation des éditions Slatkine-Champion.