La mécanique du charme
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Roland Barthes
Dans un écrivain, il y a quelque chose qui toujours est têtu, toujours est entêté, toujours, finalement, est irréductible -- et, par là même, il est très difficile d'en parler -- et qui est, disons, ce que l'on appelle encore la littérature... ou peut-être l'écriture, mais ne raffinons pas sur la distinction. Or, le fait que Calvino est une voix de la littérature se voit immédiatement dans ceci que son écriture n'appartient qu'à lui. Il a une écriture qui est absolument spécifique : comme tout grand écrivain. On la reconnaît. Et c'est ce que l'on appelle, dans le jargon scientifique, un idiolecte, une façon d'écrire qui lui est propre. L'idiolecte d'un écrivain est toujours une sorte de dosage, la combinaison très subtilement dosée d'un certain nombre de charmes -- en prenant le mot au sens fort qu'il avait au dix-septième siècle, c'est-à-dire d'enchantement --, un dosage d'enchantements, de traits de séduction, de traits de satisfaction à même la langue Ou à même le récit -- c'est difficile à dire. Et l'on peut essayer de passer en revue quelques-uns des charmes de l'écriture de Calvino.
Pour
moi, je vois d'abord le fait qu'il dispose d'une imagination très particulière
et l'élabore : ce serait, au fond, celle qui a été mise en scène par Edgar
Poe, ce que l'on pourrait appeler l'imagination d'une certaine mécanique ou la
mise en rapport entre l'imagination et la mécanique. C'est une proposition qui
a une allure un peu paradoxale parce que, d'un point de vue romantique, on
pourrait penser que l'imagination est au contraire une force point du tout mécanique
mais extrêmement « spontanée ». Or, pas du tout. L'imagination, peut-être
la grande imagination, c'est toujours le développement d'une certaine mécanique.
Et, en cela, d'ailleurs avec des différences de style très fortes, il y a un côté
Edgar Poe dans Calvino, parce qu'il pose une situation qui, en général, est,
disons, irréaliste du point de vue de la vraisemblance du monde, mais seulement
dans la donnée de départ, et qu'ensuite, cette situation irréaliste est développée
d'une façon implacablement réaliste et implacablement logique. C'est là, chez
Calvino, le premier charme, un charme du développement : on peut le dire au
sens mathématique, au sens logique du mot -- comme une équation qui se développe
bien et infiniment, avec beaucoup d'élégance -- mais aussi, d'une façon plus
inattendue et plus triviale, au sens cycliste, comme on parle du développement
d'une bicyclette : il y a un régime de la roue, un régime de la marche, et qui
est extrêmement apaisant, au bon sens du terme.
Le
second charme que je trouve chez Calvino, c'est qu'en réalité, il est un
penseur ou un praticien du récit -- ce qui, finalement, n'est pas tellement fréquent
aujourd'hui. Et il apporte là une sorte de subtilité extraordinaire. Ses récits,
la façon dont il les construit, dont il les développe, serait assez proche de
la structure de la joute, du combat-jeu, de la stratégie. D'ailleurs, cela présenterait
une certaine affinité avec son goût pour le Moyen Âge. Au fond, ce qu'il présente,
ce sont des tournois extrêmement compliqués, certainement beaucoup moins
simples que ceux qui avaient lieu réellement à l'époque. Il y a chez lui une
espèce de développement et d'éblouissement de la stratégie, une sorte de
combinatoire illimitée des possibilités, des opérations, des manipulations
qui fait que je verrais assez volontiers dans son oeuvre, en tant qu'oeuvre
narrative, la force d'un certain machiavélisme. Et, bien que le contenu de ses
livres ne soit pas directement politique, cela me fait penser à une espèce de
récit politique, de politique-forme. Je ne sais pas très bien comment
l'expliquer. Le récit est conduit en une sorte d'étoilement. Il y a des
assauts multiples, des entrées multiples. Et tous ces assauts, je dirais qu'ils
ne sont pas ordonnés au sens où un récit traditionnel est construit. (Où,
par la narratologie, on commence aujourd'hui à deviner comment un récit
traditionnel peut être construit). Chez lui, cela va beaucoup plus loin. Ce
n'est pas un récit ordonné, mais -- pour jouer sur les mots -- coordonné : un
récit qui substitue cette notion de coordination à celle d'ordre. Il construit
des réseaux à entrées multiples. C'est cela qu'il y a de très beau. Et qui
fait aussi que l'on pourrait rapprocher son oeuvre d'une certaine veine
picaresque dans la mesure où le picaresque, c'est précisément l'histoire qui
raconte une histoire qui raconte une autre histoire; des histoires en tiroirs,
en quelque sorte. Le second charme que je trouve à cette oeuvre c'est donc cela
: le caractère réticulé de la logique narrative.
Il
y a un autre charme et très proche des précédents, dont on pourrait dire que
c'est le charme tout simplement. Le lecteur prend du plaisir pour des raisons
simples : ce paradoxe continu qui fait qu'il y a toujours une situation irréaliste
ou formelle, le vide d'une armure ou le chapelet des prénoms, ceux des villes
par exemple, mais que, sur cette donnée irréaliste, se développe une sorte de
réalisme ou de feinte réaliste du décor, de la peinture, du concret. Et c'est
cela que je trouve extrêmement savoureux chez lui, cela, d'ailleurs, qui peut
faire penser, justement, aux grands narrateurs fantastiques : une situation irréaliste
au départ est absolument transcendée et combattue perpétuellement par un réalisme
du cheminement.
Et
puis il y a une chose qu'il faut encore dire, mais elle est plus difficile à
dire parce que l'on n'a là que des mots un peu anciens et qu'on hésite
toujours à employer -- mais pourquoi pas ? --, c'est que, dans l'art de Calvino
et dans ce qui transparaît de l'homme en ce qu'il écrit, il y a -- employons
le mot ancien : c'est un mot du dix-huitième siècle -- une sensibilité. On
pourrait dire aussi une humanité, je dirais presque une bonté, si le mot n'était
pas trop lourd à porter : c'est-à-dire qu'il y a, à tout instant, dans les
notations, une ironie qui n'est jamais blessante, jamais agressive, une
distance, un sourire, une sympathie. Une sorte de charme tendre, de charme élégant.
La sensibilité réunie avec une sorte de vide. Je pense, par exemple, au début
du Chevalier inexistant, où une sensibilité merveilleuse s'exprime
encore plus si l'on pense que c'est un homme vide, un vide qui parle. Page
merveilleuse puisque, à partir d'un sujet vide, matériellement vide, elle décrit
la complexité des rapports humains, la façon dont le sujet souffre de son
image au milieu des autres, avec un raffinement extraordinaire. Il y a là des
raffinements de sentiment qui ne seraient pas étrangers à l'univers proustien.
C'est un petit drame de la mondanité, de l'homme au milieu des autres, qui se
joue au détour d'un conte fantastique. Le vide alors n'est pas seulement une
espèce d'artifice rhétorique. Il a une fonction stratégique qui est extrêmement
nouvelle et très passionnante, et qui, en plus, est en résonance parfaite avec
quantité de choses qui se sentent, se disent et se pensent actuellement. En réalité,
le texte pose par là une sorte de circularité dans laquelle on ne sait jamais
où est véritablement la causalité psychologique. Et de fait, il n'y a plus de
causalité psychologique, il y a une espèce de miroir infini des accidents
psychiques, -- des vertus.
Roland
Barthes.
Repris en présentation dans Le Chevalier inexistant, « Points ». Seuil, R 131, 1984.