« ENFANCE » DE NATHALIE SARRAUTE :

UN PROJET ORIGINAL D’AUTOBIOGRAPHIE

 

  Nathalie Sarraute faisant une lecture de Tropismes

 

 

Dans son livre Enfance (1983), Nathalie Sarraute rassemble des souvenirs de ses onze premières années. La narration s’arrête au moment où la petite fille entre en sixième. L’une des originalités de ce récit réside dans le dédoublement de la narratrice. Deux « voix » dialoguent, qui représentent l’une et l’autre l'auteur, mais qui incarnent des postures différentes à l’égard du travail de mémoire. L’une de ces voix assume la conduite du récit, l’autre représente la conscience critique. Selon les moments, cette seconde voix freine l’élan de la première, la met en garde contre les risques de forcer l'interprétation ou inversement la pousse à l'approfondir. Grâce à ce système des deux voix, nous avons deux livres en un : d'une part un récit d'enfance, de l'autre un témoignage sur la méthode d’investigation du passé élaborée par l’auteur pour déjouer les pièges traditionnels de l'entreprise autobiographique.

 

1 – RESSUSCITER ET ANALYSER LES « TROPISMES » DE L’ENFANCE.


a) les tropismes.

            Nathalie Sarraute définit ainsi sa démarche : « m’efforcer de faire surgir quelques moments, quelques mouvements qui me semblent être intacts, assez forts pour se dégager de cette couche protectrice qui les conserve, de ces épaisseurs blanchâtres, molles, ouatées qui se défont, qui disparaissent avec l’enfance… » (p.277 : ce sont les derniers mots du livre).

             Il s’agit donc pour l’auteur d'explorer des sensations éprouvées pendant son enfance, restées informulées (l’expression « hors des mots » apparaît p. 9) et qui lui paraissent utiles pour comprendre ce qu’elle a vécu profondément dans les premières années de sa vie. Toute son œuvre romanesque est faite de l’analyse de ces mouvements intérieurs informulés qu’elle appelle des « tropismes ». Dans Enfance, ces mouvements intérieurs sont souvent la répercussion de paroles maladroites ou brutales qui révèlent à Natacha, ou lui font pressentir, la réalité de ses rapports avec ses proches, notamment avec sa mère.

 

b) formuler ce qui était resté informulé : 

            Le travail de l'écrivain consiste à trouver les mots et les images susceptibles de restituer ce vécu intérieur. Formuler ce qui était resté informulé, c'est précisément ce que peut tenter de faire l'écrivain adulte, alors que la petite fille en était incapable. Cet objectif est explicité plusieurs fois dans Enfance : 
      

  
« - Il n’est pas possible que tu l’aies perçu ainsi sur le moment …

       - Evidemment. Cela ne pouvait pas m’apparaître tel que je le vois à présent, quand je m’oblige à cet effort … dont je n’étais pas capable… quand j’essaie de m’enfoncer, d’atteindre, d’accrocher, de dégager ce qui est resté là, enfoui. » (p.86)

             Les mots, les images employés, représentent le point de vue de l’auteur assis à sa table de travail et pas la perception exacte de l’enfant.

    « - Des images, des mots qui évidemment ne pouvaient pas se former à cet âge-là dans ta tête …

        - Bien sûr que non. Pas plus d’ailleurs qu’ils n’auraient pu se former dans la tête d’un adulte … C’était ressenti, comme toujours, hors des mots, globalement … Mais ces mots et ces images sont ce qui permet de saisir tant bien que mal, de retenir ces sensations » (p.17)

     «  Tu n’as pas besoin de me répéter que je n’étais pas capable d’évoquer ces images … ce qui est certain, c’est qu’elles rendent exactement la sensation que me donnait mon pitoyable état » (p.98)

  

c) un exemple de sous conversation :

            Pour parvenir à rendre ces "tropismes", l'écriture doit développer, comme au ralenti, le flux d’impressions qui a traversé la tête de l’enfant, échappant à sa conscience claire. Cela prend parfois la forme d'une  « sous-conversation », rédigée dans un style qui se veut hésitant, tâtonnant, rempli de points de suspension, de répétitions. On en trouvera un bon exemple pages 57-58, lorsque Natacha demande à son père de lui dire « Je t’aime » et que la narratrice commente dans une sous-conversation, purement fictive et informulée, le sens caché des réactions de l’un et de l’autre.

 

 

 

Tachok

 

2 – EVITER LES PIEGES ORDINAIRES DE L’AUTOBIOGRAPHIE

      Les premières lignes du livre (page 7) révèlent les préventions de l’auteur contre le genre autobiographique :

- Alors, tu vas vraiment faire ça ? « Evoquer tes souvenirs d’enfance » … Comme ces mots te gênent, tu ne les aime pas. Mais reconnais que ce sont les mots qui conviennent. Tu veux « évoquer tes souvenirs »… il n’y a pas à tortiller, c’est bien ça.

- Oui, je n’y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi …

      Nathalie Sarraute explique cette méfiance dans une interview à la revue « Lire » (n°94, juin 1983) : « Quand on veut parler de soi-même, de ses sentiments, de sa vie, c’est tellement simplifié qu’à peine cela dit, cela paraît faux (…) on finit donc par construire quelque chose qui est faux pour donner une image de soi. J’ai essayé de l’éviter ».

      La méthode de Nathalie Sarraute est donc faite aussi d’un certain nombre de refus.

 

a)      Le cliché

      Refus d’abord du cliché :

« - ce que je crains, cette fois, c’est que ça ne tremble pas … pas assez … que ce soit fixé une fois pour toutes, du tout cuit, donné d’avance…

   - Rassure-toi pour ce qui est d’être donné … c’est encore tout vacillant, aucun mot écrit, aucune parole ne l’ont encore touché … » (p.9)

      L’auteur se méfie des souvenirs déjà construits par une tradition familiale, des anecdotes pittoresques, mais sans mystère, des « beaux souvenirs » homologués par une longue tradition littéraire :

« Ce vers quoi nous allons, ce qui m’attend là-bas, possède toutes les qualités qui font les « beaux souvenirs d’enfance » … de ceux que leurs possesseurs exhibent d’ordinaire avec une certaine nuance de fierté. Et comment ne pas s’enorgueillir d’avoir eu des parents qui ont pris soin de fabriquer pour vous, de vous préparer de ces souvenirs en tous points conformes aux modèles les plus appréciés, les mieux cotés ? J’avoue que j’hésite un peu … »

 

b)      Les « raccords »

      N.S. se méfie aussi de cette tentation observée maintes fois chez les auteurs d’autobiographies de compenser les défauts de la mémoire en restituant artificiellement une continuité de leurs souvenirs. Page 24, par exemple, la « voix narratrice » reproche à la « voix critique » de la pousser par ses questions à imaginer de tels « replâtrages » (N.S. emploie aussi le mot « raccords », page 20) :

« en tous cas rien ne m’en est resté et ce n’est tout de même pas toi qui vas me pousser à chercher à combler ce trou par un replâtrage ».

       Ce refus des "raccords" ou des "replâtrages" explique la construction discontinue du livre (80 segments narratifs sans liaisons logiques ou chronologiques explicites).

 

c)      La tentation de l’effet littéraire

Autre refus, celui de l’embellissement du souvenir par la recherche de l’effet littéraire :

« - Mais comment, par où la saisir pour la faire tant soit peu revenir, cette nouvelle vie, ma vraie vie …
   - Fais attention, tu vas te laisser aller à l’emphase…
 » (p.166)
        

      Autre exemple page 20 :
 « - Ne te fâche pas mais ne crois-tu pas que là, avec ces roucoulements, ces pépiements, ces tintements de clochettes, tu n’as pas pu t’empêcher de placer un petit morceau de préfabriqué… c’est si tentant … tu as fait un joli petit raccord, tout à fait en accord…
    - Oui, je me suis peut-être un peu laissée aller…
 »

 

d)      La déformation intentionnelle

L’autobiographe peut aussi avoir envie de déformer pour démontrer. Ainsi, page 38, la « voix critique » signale à la «voix narratrice » une tendance à noircir l’image de la mère :

« - Sois juste, il lui est arrivé, pendant cette maladie de venir s’asseoir près de ton lit avec un livre.

- C’est vrai … »

 

e)      L’incertitude des sources

Enfin, il arrive aussi que le narrateur soit amené à corriger par des informations datant de l’âge adulte les croyances héritées de l’enfance :

« - Je le sais maintenant, mais ce n’est pas ce qu’on m’avait dit et que je croyais encore… » (p.118)