NATHALIE SARRAUTE / ENFANCE

Etude du « segment » des pages 73-76 (Edition Folio Plus)

 

Introduction :

      Nathalie Sarraute, romancière du XX° siècle (1900-1995), est connue pour avoir été une des principales animatrices du mouvement appelé « le nouveau roman ». Elle a résumé ses idées sur le roman dans un essai intitulé L’ère du soupçon. Elle fait paraître en 1983 une autobiographie, Enfance, où elle raconte les onze premières années de sa vie. L’une des particularités de cet ouvrage tient dans la forme dialoguée qu’y adopte souvent le récit. Le livre est découpé en quatre-vingt brefs segments narratifs généralement consacrés à des souvenirs distincts. Le présent extrait est l’un d’entre eux. Nous en analyserons d’abord l’anecdote et le sens que l’on peut en tirer. Puis nous montrerons que le dialogue rapporte en fait le débat intérieur de l’auteur. Enfin, nous dégagerons la conception du genre autobiographique qui se révèle dans ce passage. 

 

1)      UN INCIDENT REVELATEUR


a) Quels sont les personnages participant à la scène ? comment sont-ils décrits ?

Il s’agit d’une scène où l’enfant se trouve en présence de sa mère et d’un personnage appelé Kolia.

L’enfant apparaît derrière la 1° personne et renvoie donc à l’auteur du livre puisqu’il est dit qu’il s’agit d’une autobiographie. Toute la scène est vue à travers elle. Le texte rapporte ses sentiments, ses impressions, comme en témoigne le nombre important de verbes de jugement ou de perception : « je sentais » (l.1), « j’aimais » (l.2), « je ne saisissais pas bien » (l.9), « j’en recevais » (l.13), « j’ai senti » (l.15), « j’ai ressenti » (l.25), « il m’a semblé » (l.28), « je la croyais » (l.29). La présence parmi ces verbes d’un vocabulaire de l’apparence (sembler, croire) indique la naïveté, la difficulté de l’enfant à « saisir bien » le sens du comportement des adultes. Son amour pour sa mère apparaît clairement à travers son comportement quand elle tente de la défendre et l’utilisation fréquente de l’affectueux « maman » (lignes 5, 12, 21). On peut noter que l’autre voix ne dit pas « maman » mais « ta mère » (l.34). Enfin, elle a une grande tendresse pour Kolia.

 Kolia est présenté comme le mari : « Femme et mari sont un même parti » (l.31, et de nouveau ligne 35). Par contre, il n’est jamais dit que cet homme soit le père de la petite fille. Il est donc probablement son beau-père (ce que confirme la lecture de l’œuvre). C’est un mari aimant et attentionné (l.4). Tout le premier paragraphe du texte est consacré à un portrait extrêmement flatteur de ce personnage, tel que le voit la petite fille. On remarque la présence de nombreuses formules descriptives à structure binaire qui valent pour des hyperboles : « une douceur, une bonhomie » (l.2) ; « j’aimais l’air d’admiration, presque d’adoration… » (l.3) ; « sans jamais de véritable mécontentement, l’ombre d’une agression » (l.8-9). Son physique : « joues arrondies », « mains potelées » (l.1-2) est aussi engageant que son caractère aimable (« son rire si facile à faire sourdre », l.4-5) et sa bonne éducation (« ils parlaient le plus souvent d’écrivains, de livres… »).

La mère est surtout décrite dans ses relations avec le deux autres personnages : la petite fille et Kolia. Relations contrastées. L’union avec Kolia paraît harmonieuse : la narratrice parle d’un « courant chaud » passant entre sa mère et Kolia (l.12); ils ne se disputaient que pour faire semblant ; en réalité,  « ils s’amusaient » (l.20). A l’égard de sa fille par contre, la mère paraît un peu sèche : elle ne lui adresse la parole que sous la forme d’une maxime (l.23 et 31) ; et elle la repousse lorsque l’enfant enserre de ses bras la jupe de sa mère (l.34) pour la protéger.

 

b) quel incident forme le sujet principal de la scène ? que révèle à l’auteur cet incident sur les relations qu’elle a entretenu avec sa mère pendant son enfance ? 

C’est d’ailleurs cet incident qui forme le sujet principal du texte. L’anecdote est rapportée d’abord dans les lignes 20-23 où elle est résumée par la narratrice, puis analysée et reformulée dans les lignes 23-35, sous la pression de la « seconde voix ». Pendant que Kolia et « maman » font semblant de se disputer, la narratrice se souvient d’avoir passé ses bras autour d’elle « comme pour la défendre ». C’est alors que sa mère l’a repoussée en lui disant : « Laisse donc … femme et mari sont un même parti » (l.23 et 31 ).

L’enfant s’écarte et se souviendra toute sa vie de cette phrase (« ces mots sont restés en toi pour toujours » l.17). Plus ou moins consciemment, elle comprend que son désir de participer au bonheur unissant le couple formé par sa mère et Kolia, à ce « courant chaud », à ce « rayonnement » dont elle reçoit les « ondes » (l.12-13) vient de lui être refusé. Le mot « parti », avec ce qu’il a de sélectif, d’exclusif, est là pour le lui faire sentir.

Cet épisode est l’enjeu d’une discussion entre les deux voix qui dialoguent dans le texte. Discussion au terme de laquelle l’autobiographe admet que cet incident a contribué à lui faire sentir une certaine indifférence de sa mère à son égard : « C’est vrai … je dérangeais leur jeu (…) Je venais m’immiscer à un endroit où il n’y avait pour moi aucune place ». (l.36 et 38). Rétrospectivement, la « seconde voix » suggère même la possibilité d’y reconnaître l’annonce d’un abandon futur de la petite fille par sa mère : «  Un corps étranger … Il faut que l’organisme où il s’est introduit tôt ou tard l’élimine » (l.43-44).

Mais cette interprétation du souvenir ne se fait pas sans peine, elle est l’objet d’un véritable débat contradictoire, que nous allons analyser maintenant.

 

2)      LA MISE EN SCENE DU DEBAT INTERIEUR DE L’AUTOBIOGRAPHE 

a) Quelles sont les deux voix qui dialoguent dans le texte ?

     La particularité de ce passage est de se présenter dans sa plus grande partie comme un dialogue. A la ligne 14, une voix coupe soudain la parole à la narratrice au milieu d’une phrase. Des points de suspension soulignent cette interruption. A qui appartient cette voix ? Nulle part n’est indiquée la possible présence d’un quatrième personnage. Par ailleurs, la « voix » semble tout savoir de la vie de la narratrice. Elle a assisté à la scène, elle sait que la petite fille s’est écartée brusquement (« aussi vite que si elle t’avait repoussée violemment » l.24) . Elle a vu « l’air un peu agacé » de la mère (l.35). Il est clair que cette « seconde voix » appartient, comme la première, à la narratrice elle-même. Elle représente une voix intérieure, une « voix critique » qui conteste sur certains points la mémoire que la « voix narratrice » a conservée de l’événement. C’est un artifice littéraire imaginé par Nathalie Sarraute pour mettre en scène le débat qui l’agite concernant la signification exacte de ce souvenir.

 

b) Comment évolue la confrontation des deux voix ?

    Car il s’agit bien d’un débat contradictoire. La « voix critique » intervient pour la première fois au moment où la « voix narratrice » vient de proclamer : « Ce qui se passait entre Kolia et maman, ce courant chaud, ce rayonnement, j’en recevais moi aussi comme des ondes … ». Elle vient en quelque sorte contester cette version heureuse des relations mère-fille : « Une fois pourtant … tu te rappelles …» . Dès lors, l’opposition est constante entre les deux voix, elle est même soulignée par la symétrie des termes employés. Le débat porte d’abord sur le rythme de la prise de conscience : la petite fille a-t-elle compris « sur le moment » comme le prétend la voix critique, ou « longtemps après » comme l’affirme la narratrice ? Puis, l’opposition se reporte sur la façon dont l’enfant a perçu le geste de la mère : s’est elle sentie « repoussée doucement » comme l’affirme la narratrice (l.22) ou « repoussée violemment » (l.24) comme le suggère la voix critique ? La divergence se déplace encore sur l’intention prêtée à la mère : a-t-elle voulu « rassurer » sa fille (l.30) ou était-elle « agacée » (l.35) de son intrusion ? Par ses assauts répétées, la voix critique parvient à obtenir un premier aveu de la part de la narratrice : « C’est vrai… je dérangeais leur jeu ». (l.36). Maintenant, elle pousse son avantage et pousse la narratrice à utiliser des formulations de plus en plus désenchantées. On passe de « je dérangeais » à « il n’y avait pour moi aucune place » (l.38) puis à « j’étais un corps étranger » (l.41). Enfin, franchissant le dernier degré de l’exclusion, on passe de « qui gênait » (l.41) à « tôt ou tard on l’élimine » (l.44). Ainsi poussée dans ses derniers retranchements, la narratrice finit par s’avouer à elle-même qu’elle s’est comprise ce jour-là exclue de la vie de sa mère.

 

    Le système d’autobiographie à deux voix imaginé par Nathalie Sarraute sert donc ici à mettre en scène le débat intérieur de l’autobiographe concernant un souvenir ambigu, susceptible de recevoir des interprétations divergentes. Chacune des deux voix représente une interprétation possible. La voix narratrice penche pour l’idéalisation de l’enfance. La voix critique, au contraire, pousse à une amère lucidité. Mais ce passage a encore un autre intérêt qui est de révéler la difficulté du travail de mémoire nécessaire à l’écriture d’une autobiographie.

III – LE TRAVAIL DE MEMOIRE

 

a) Comment comprenez-vous les métaphores des lignes 25 et  46-48 ? Qu’est-ce qui les rapproche ? qu’est-ce qui les oppose ?

       Bien que la « voix narratrice » ait accepté la version du souvenir proposée par la « voix critique », le texte se termine sur un constat de désaccord : « - Non tu vas trop loin … - Si. Je reste tout près, tu le sais bien. »

       Le débat ne porte plus maintenant sur la signification du souvenir mais sur la question de savoir ce que l’enfant a pu en saisir. La « voix narratrice » affirme que la petite fille n’a pas interprété clairement la réponse de sa mère comme un geste d’exclusion, annonçant une séparation future : « Non, cela, je ne l’ai pas pensé …»  (l.45). La « voix critique » admet que le verbe « penser » serait trop fort : « Pas pensé, évidemment, je te l’accorde… » . Mais elle estime que l’enfant a entre-aperçu la vérité, elle était « tout près ».

        Elle en a eu une perception incomplète, une sensation floue, que Nathalie Sarraute tente de faire sentir au lecteur par des métaphores. On remarquera toutefois que ces métaphores possèdent des tonalités différentes selon qu’elles représentent le point de vue de la « voix narratrice » (qui représente plutôt la vision de l’enfant) ou celui de la « voix critique » (qui correspond à celle de la romancière adulte). Ligne 25, la première s’exprime ainsi : «  Et pourtant sur le moment ce que j’ai ressenti était très léger… c’était comme le tintement d’un verre doucement cogné… » L’image du verre qui tinte est celle d’un signal de danger faiblement perceptible, assez sensible pourtant pour mettre en alerte l’esprit de l’enfant. Mais ligne 46, le signal prend une allure monumentale et fantastique : «c’est apparu, indistinct, irréel … un promontoire inconnu qui surgit un instant du brouillard … et de nouveau un épais brouillard le recouvre… » . Le caractère hyperbolique de la représentation note la différence d’appréciation entre les deux voix. La thèse défendue ici, c’est que l’enfant a bien flairé dans le minuscule incident qui vient de se produire (quelques mots, un geste à peine ébauché) la révélation d’une réalité digne de la terrifier : sa mère ne l’aime pas.

 

b) Quelle fonction du travail de mémoire ce texte met-il en valeur ?

On comprend par cette analyse la fonction que Nathalie Sarraute assigne au travail de mémoire. Celui qui écrit son autobiographie rencontre nécessairement dans son passé des épisodes obscurs, à demi effacés mais qui ont laissé le souvenir d’une sensation intense, douloureuse ou joyeuse, des paroles entendues et à demi-oubliées qui pourtant ont laissé une trace vivace comme cette insignifiante maxime « femme et mari sont un même parti ».

La fonction du travail de mémoire est de solliciter et de tenter d’expliquer ces épisodes de notre vie intérieure qui parfois n’ont pas pu recevoir une interprétation complète au moment où ils ont été vécus, soit parce que la précocité de l’âge ne le permettait pas, soit parce que leur élucidation aurait été trop douloureuse. L’oubli survient alors comme une défense.

Le travail de l’autobiographe sur lui-même s’apparente dès lors un peu à celui du psychanalyste qui tente de permettre au sujet de dire le refoulé. C’est un travail difficile, tâtonnant, que Nathalie Sarraute exprime par sa phrase interrompue, ses points de suspension, ses répétitions. Ce que nous avons appelé « la voix critique » tient le rôle de l’analyste qui tantôt encourage le patient à raconter son passé (l.14 à 31), tantôt, utilisant le présent et reprenant partiellement les mêmes termes, fait revivre au patient l’épisode sensible et propose des éléments nouveaux d’interprétation (l.31-35).

 

Conclusion :

Ce passage de Nathalie Sarraute tourne entièrement autour de l’élucidation d’un incident apparemment anecdotique de son passé, une vague sensation de malaise provoquée par une petite phrase. Mais cette phrase est restée dans sa mémoire pour une raison d’abord obscure qui se dévoile par un travail d’analyse. La méthode employée témoigne de la haute idée que cet auteur se fait du genre autobiographique. Il ne s’agit pas de raconter sa vie mais de partir à la recherche de sa vérité.