CORPUS
Texte 1 : Victor Hugo : Il a volé un pain |
1) QUESTIONS (6 points)
Question 1 : Quelles ressemblances constatez-vous entre
ces trois récits : personnages, situation, thème et enseignement moral ?
(4 points)
Question 2 : Ces trois textes sont des récits brefs mais complets :
à quels indices peut-on s’en rendre compte ? (2 points)
· Sujet de commentaire :
Vous proposerez un commentaire du texte n°1 (Victor Hugo).
Vous pourrez suivre le plan suivant. Vous démontrerez que le récit met en parallèle les portraits de deux personnages opposés; puis que l’histoire se résume à un jeu de regards impliquant ces deux personnages et le narrateur; enfin, que le texte est construit à la manière d’une argumentation, s’appuyant sur un exemple pour amener progressivement le lecteur jusqu’à la thèse soutenue par l'auteur.
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· Sujet de dissertation :
Dans la dédicace « A Monseigneur le Dauphin » qui précède ses Fables, La Fontaine s’exprime ainsi : « S’il y a quelque chose d’ingénieux dans la République des Lettres, on peut dire que c’est la manière dont Esope [le grand fabuliste de l’Antiquité] a débité sa morale ». En vous appuyant sur vos connaissances dans le domaine de l’apologue (et notamment sur les textes du corpus), vous direz si vous partagez à l’égard de ce genre l’enthousiasme de La Fontaine.
· Sujet d’invention :
Imaginez une très courte histoire qui raconterait la découverte de notre monde par un habitant d’une planète lointaine. Vous développerez ce sujet de science-fiction comme un apologue illustrant un défaut de la race humaine.
Vous pouvez adopter comme point de départ la phrase suivante : « C’est en 2033 qu’une créature venue du fond de l’espace débarqua pour la première fois sur la planète Terre, avec comme mission d’observer l’apparence et les mœurs de ses habitants … ». Vous pouvez aussi rédiger un incipit personnel dans le même esprit.
TEXTE 1
Il a volé un pain !
Hier, 22 février 1846 (1), j'allais à la Chambre (2), il faisait froid, malgré le soleil et midi. Je vis venir rue de Tournon (3) un homme que deux soldats emmenaient. Cet homme était blond, pâle, maigre, hagard ; trente ans à peu près, un pantalon de grosse toile, les pieds nus et écorchés dans des sabots avec des linges sanglants roulés autour des chevilles pour tenir lieu de bas ; une blouse courte, souillée de boue derrière le dos, ce qui indiquait qu'il couchait habituellement sur le pavé ; la tête nue et hérissée. Il avait sous le bras un pain. Le peuple disait autour de lui qu'il avait volé ce pain et que c'était à cause de cela qu'on l'emmenait. En passant devant la caserne de gendarmerie, un des soldats y entra et l'homme resta à la porte, gardé par l'autre soldat.
Une voiture était arrêtée devant la porte de la caserne. C'était une
berline armoriée (4) portant aux lanternes une couronne ducale, attelée de
deux chevaux gris, deux laquais en guêtres derrière. Les glaces étaient
levées, mais on distinguait l'intérieur tapissé de damas (5) bouton d'or.
Le regard de l'homme fixé sur cette voiture attira le mien. Il y avait dans
la voiture une femme en chapeau rose, en robe de velours noir, fraîche,
blanche, belle, éblouissante, qui riait et jouait avec un charmant petit
enfant de seize mois enfoui sous les rubans, les dentelles et les fourrures.
Cette femme ne voyait pas l'homme terrible qui la regardait.
Je demeurai pensif.
Cet homme n'était plus pour moi un homme, c'était le spectre de la misère, c'était l'apparition, difforme, lugubre, en plein jour, en plein soleil, d'une révolution encore plongée dans les ténèbres, mais qui vient. Autrefois le pauvre coudoyait le riche, ce spectre rencontrait cette gloire ; mais on ne se regardait pas. On passait. Cela pouvait durer ainsi longtemps. Du moment où cet homme s'aperçoit que cette femme existe, tandis que cette femme ne s'aperçoit pas que cet homme est là, la catastrophe est inévitable.
Victor Hugo – Choses vues (Notes de V.H. publiées en 1887, après la mort de l’auteur)
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1. la date : jour pour jour, deux ans avant les journées d'émeute de 1848 (les 22, 23 et 24 février), qui entraîneront l'abdication du dernier roi, Louis‑Philippe. 2. la Chambre : la Chambre des Pairs (dont Victor Hugo était membre). 3. rue de Tournon : le nom n'a pas changé ; près de l'Odéon et du palais du Luxembourg. 4. une berline armoriée : voiture à chevaux, sur laquelle sont peintes les armes (les armoiries) d'une famille noble. 5. damas: riche tissu orné de dessins.
TEXTE 2
En sentinelle
Il était trempé et tout boueux, il avait faim et il était
gelé, et il était à cinquante mille années-lumière de chez lui.
La lumière venait d’un étrange soleil bleu, et la pesanteur, double
de celle qui lui était coutumière, lui rendait pénible le moindre
mouvement.
Mais depuis plusieurs dizaines de milliers d’années, la guerre s’était,
dans cette partie de l’univers, figée en guerre de position. Les pilotes
avaient la vie belle, dans leurs beaux astronefs, avec leurs armes toujours
plus perfectionnées. Mais dès qu’on arrive aux choses sérieuses, c’est
encore aux fantassins, à la piétaille, que revient la tâche de prendre des
positions et de les défendre pied à pied. Cette saloperie de planète dont
il n’avait jamais entendu parler avant qu’on l’y dépose, voilà qu’elle
devenait un « sol sacré », parce que « les autres » y
étaient aussi. Les Autres, c’est-à-dire
la seule race douée de raison dans toute la Galaxie... des êtres monstrueux,
cruels, hideux, ignobles.
Le premier contact avec eux avait été établi alors qu’on en était
aux difficultés de la colonisation des douze mille planètes déjà
conquises. Et dès le premier contact, les hostilités avaient éclaté :
les Autres avaient ouvert le feu sans chercher à négocier ou à envisager
des relations pacifiques.
Et maintenant, comme autant d’îlots dans l’océan du Cosmos,
chaque planète était l’enjeu de combats féroces et acharnés.
Il était trempé et tout boueux, il avait faim et il était gelé, et
un vent féroce lui glaçait les yeux. Mais les Autres étaient en train de
tenter une manoeuvre d’infiltration, et la moindre position tenue par une
sentinelle devenait un élément vital du dispositif d’ensemble.
Il restait donc en alerte, le doigt sur la détente. A cinquante mille
années-lumière de chez lui, il faisait la guerre dans un monde étranger, en
se demandant s’il reverrait jamais son foyer.
Et c’est alors qu’il vit un Autre s’approcher de lui, en rampant.
Il tira une rafale. L’Autre fit ce bruit affreux et étrange qu’ils font
tous en mourant, et s’immobilisa. Il
frissonna en entendant ce râle, et la vue de l’Autre le fit frissonner
encore plus. On devrait pourtant en prendre l’habitude, à force d’en voir
- mais jamais il n’y était arrivé. C’étaient des êtres vraiment trop
répugnants, avec deux bras seulement et deux jambes, et une peau d’un blanc
écoeurant, nue et sans écailles.
Fredric Brown – Paru en 1958
dans « Lune de Miel en Enfer » (Présence du futur, Denoèl), repris dans l’anthologie
« Histoires de Guerres futures » (Livre de Poche).
TEXTE
3
Les parallèles
Il regarda l'heure : 6 heures du matin.
Cela l'étonna.
Il s'éveillait parfois à 4 heures du matin, jamais à 6 heures. Mais c'est
en vain qu'il tenta de se rendormir et il comprit alors que c'était le bruit
de l'ascenseur qui l'avait réveillé. L'ascenseur dont le ronflement
asthmatique trahissait la montée, et tout cela le rejeta trente ans en
arrière. En pleine guerre, aux arrestations à l'aube sans cesse à craindre
dès 1941, aux réveils en sursaut, à l'angoisse d'entendre l'ascenseur
s'arrêter à son étage. Il ferma les yeux. Tout cela était si loin dans le
temps, si proche dans son sursaut de crainte, comme pris entre deux
improbables dimensions.
Le bruit cessa. Des grilles s'ouvrirent, des pas particulièrement
sonores se faisaient entendre sur le palier. Un coup de sonnette le jeta hors
de son lit, un son aussi brutal que celui des huissiers au petit matin. Il
ouvrit la porte.
- Gestapo,
dit l'un des deux policiers qui se tenaient sur le palier.
L'homme allait
lui demander de qui il se moquait, mais il avait si évidemment l'allure et la
morgue d'un officier de la Gestapo qu'il se tut. Il resta sans bouger quand
l'autre policier entra dans l'appartement.
- Habillez-vous,
dit-il. Et suivez-nous.
Il les suivit.
Ils le
poussèrent dans une voiture matriculée POLIZEI qui s'arrêta à la gare de
l'Est. Toujours encadré par les deux hommes de la Gestapo, il arriva sur le
quai 6 où il fut brutalement pris en charge par un S.S. qui, d'un geste
ponctué par une mitraillette, lui signifia d'avancer.
Sur le quai 7,
des voyageurs montaient sans se presser dans le T.E.E. qui devait partir vers
Hambourg. Sur le quai 5, d'autres voyageurs prenaient d'assaut le
Paris-Strasbourg. Avec leurs billets oblitérés « 25 juin 86 ».
Mais sur le quai
6 où stagnait un train de marchandises aux wagons marqués JUIFS, les S.S.
entassaient des femmes, des enfants, des hommes qui hurlaient à la mort. Des
chiens policiers et des mitrailleuses montaient la garde. On jeta l'homme dans
la mêlée.
Personne, sur le
quai 7 ou le 5, ne leur accordait un regard. Leurs cris passaient inaperçus,
leur affolement tombait dans le vide.
Il se laissa
aller. Il venait de comprendre : ils étaient sur d'autres rails, faits comme
des rats.
Et le train
s'ébranla. Dans l'indifférence générale des voyageurs affairés ou
indolents d'un beau matin d'été.
Destination
Auschwitz? Dachau? Buchenwald? Belsen ? Quelle importance ?
Jacques Sternberg - Paru en 1974 dans « Contes glacés » (Marabout), repris dans « 188 contes à régler » (Denoèl), 1988.
CORRIGE DES QUESTIONS
Ces trois récits mettent tous face à face des personnages aux caractéristiques
opposées : une femme riche et un homme pauvre ; un terrien et un
extra-terrestre, un juif et des agents de la gestapo, des juifs et des
non-juifs. Entre ces êtres que tout oppose domine soit l’agressivité
(textes 2 et 3), soit l’indifférence (textes 1 et 3).
L’enseignement moral commun de ces textes est la condamnation
des préjugés sociaux et raciaux. Chacun d’entre eux cherche à nous
convaincre des conséquences tragiques de la discrimination ou de l’indifférence :
le texte 1 montre qu’elles poussent les pauvres à la révolte ; dans
le texte 2, le dégoût et la peur du personnage principal pour ceux qu’il
appelle « les autres » nous apparaissent d’autant plus absurdes
que « les autres », c’est nous ; enfin, le texte 3 suggère
que l’indifférence et l’égoïsme séparent les hommes comme s’ils
appartenaient à des mondes parallèles.
Le thème commun de ces trois textes est le rejet de l’autre.
Question 2 : Ces trois textes sont des récits brefs mais complets : à quels indices peut-on s’en rendre compte ? (2 points)
Ces trois textes ne sont pas des extraits. En effet, leurs premières lignes nous apportent toutes les informations nécessaires : elles commencent par des indications spatio-temporelles, puis décrivent des personnages et leur action en combinant l’imparfait et le passé simple, temps habituels du récit. C’est la « situation initiale ». Leurs dernières lignes constituent à l’évidence une fin, une « chute » : elles apportent une réflexion (celle du narrateur dans T1) ou une révélation (dans T2, la révélation inattendue de l’identité de l’extra-terrestre ; dans T3, la confirmation de la destination des convois, vers les camps de concentration et l’idée des dimensions parallèles). Ces fins sont destinées à frapper l’imagination et à suggérer au lecteur une sorte de morale, conformément au genre de l’apologue. Ces trois textes sont donc des mini-récits, brefs mais complets.
CORRIGE DU COMMENTAIRE
COMMENTAIRE
COMPOSE / VICTOR HUGO : IL A VOLE UN PAIN (Choses vues, 1846)
Introduction :
Situer (présenter l’auteur
et l’œuvre d’origine) : En
1846, lorsque Victor Hugo écrit « Il a volé un pain », la France
vit les dernières années de la Monarchie de Juillet. Louis-Philippe, une
note nous le rappelle, sera
détrôné deux ans plus tard par la révolution de 1848. Hugo qui, à ce
moment de sa vie, s’intéresse de plus en plus aux questions sociales et
politiques, exprime ici le pressentiment de
cette chute. Observateur attentif de la réalité de son temps, l’auteur
des Misérables et des Contemplations avait entrepris de
noter dans une sorte de journal personnel ce qu’il voyait de plus frappant
autour de lui. Ces « carnets » ne parurent qu’après sa mort
sous le titre de Choses vues. Notre texte est extrait de ce recueil.
Caractériser le
texte (genre, registre, thème du texte)
: Il s’agit d’un court récit, rapportant une anecdote vécue, qui a intéressé Hugo pour la valeur symbolique dont elle
était porteuse. Hugo traite cette petite scène de rue comme une fable politique résumant la situation de la société française en 1846.
Annoncer
les axes de lecture : Ainsi, le récit met en parallèle les portraits de
deux personnages que tout oppose, une femme de l’aristocratie, un homme
misérable au point de devoir voler un pain pour manger; l’histoire se
résume à un jeu de regards impliquant ces deux personnages et le narrateur;
le texte est construit à la manière d’une argumentation qui, s’appuyant
d’abord sur un exemple emprunté à la réalité, amène progressivement le
lecteur jusqu’à l’idée que l’auteur veut démontrer.
1°
axe : deux portraits en
opposition (les
personnages, analyse du texte sous son aspect descriptif).
Introduction
de l’axe : Désireux
de montrer l’opposition entre pauvreté et richesse, l’auteur conçoit
deux descriptions symétriques, se répondant jusque dans les détails.
(A COMPLETER)
2°
axe : le jeu des
regards
Introduction de l’axe : Le
champ lexical du regard est récurrent : verbes voir (trois fois),
distinguer, regarder (deux fois), apercevoir (deux fois) ; noms
« regard », « apparition ». L'importance du regard
dans ce texte s'explique par deux raisons. D’abord, il s’agit d’un
témoignage personnel de l’auteur : Victor Hugo raconte une scène dont
il a été le témoin oculaire. Ensuite l’histoire elle-même n’est rien d’autre que l’histoire d’un regard. Nous
étudierons comment les différents regards : regard du narrateur sur le
prisonnier, regard du prisonnier sur la femme du monde, regard absent de cette
dernière, sont mis en scène.
1)
Un témoignage personnel de l’auteur.
a)un récit à la première
personne : Il s’agit d’un récit à la première personne. La présence
insistante d’indices personnels de 1° personne marque la volonté de l’énonciateur
de se donner une place dans la scène : les pronoms personnels
«je » (3 fois) et « moi » ; l’adjectif possessif
« le mien ».
b)un narrateur qui s’identifie
clairement à l’auteur : La
précision « j’allais à la Chambre » suggère d’identifier
le narrateur avec l’auteur lui-même : une note nous indique en effet
qu’Hugo était membre de la Chambre des Pairs. Cette analyse est confirmée
par le titre de l’ouvrage : « Choses vues » et le genre
littéraire représenté : un « carnet d’écrivain », une
sorte de « journal intime». Ces deux indices nous permettent de
conjecturer que l’auteur a été lui-même témoin oculaire de la scène.
c)importance des verbes de
perception visuelle rapportés à « je » et « on » : Le
récit livre la vision de ce
narrateur-personnage qui est aussi l’auteur. En effet, on remarque des
verbes de perception visuelle (« voir »,
« distinguer ») dans l’environnement immédiat du pronom de 1°
personne : « je vis venir» ou du pronom indéfini
« on » (« on distinguait », ligne 13).
« On » peut être considéré dans ce cas comme un indice
personnel de l’énonciation. En effet, en écrivant : « on
distinguait l’intérieur tapissé de damas bouton d’or », Victor
Hugo désigne « le peuple » (l.7), les badauds rassemblés autour
de l’homme, parmi lesquels il s’inclut.
d)un point de vue limité :
Le récit n'apporte au lecteur aucune information autre que ce que le
narrateur-personnage voit ou peut deviner en interprétant ce qu’il
voit : par exemple, quand il aperçoit la blouse de l’homme
« souillée de boue », le narrateur
écrit : « ce qui indiquait qu’il couchait habituellement
sur le pavé ». Il ne le sait pas, il le déduit de ce qu’il voit. De
même, lorsqu’il évoque l’âge de l’homme, il reste dans l’indécision
comme le montre l’adverbe « à peu près » (« trente
ans à peu près »). Ou encore, lorsqu’il précise la cause de l’arrestation,
c’est en se référant à ce qu’il a entendu dire par les badauds :
« le peuple disait autour de lui qu’il avait volé un pain ».
Cette technique est celle de la focalisation interne. La focalisation interne
consiste à limiter l’information apportée au lecteur à ce que peut voir
ou savoir l’un des personnages de l’histoire, choisi comme observateur
privilégié. L’effet produit par cette technique de narration est un effet
de réel et d’identification lecteur-personnage. Ici, elle permet à Hugo,
lorsqu’il note après coup dans son carnet cette aventure, de restituer dans
leur enchaînement réel les sensations qu’il a vécues, ou du moins de nous
en donner l’impression.
e)expression des pensées du narrateur : Un peu plus loin, ligne 20 et 21, l’idée de regard cède la place à celle de jugement personnel : « Je demeurai pensif » ; « cet homme n’était plus pour moi un homme ». Dans cette partie du texte, Hugo nous livre ses réflexions au sujet de la scène vue. Le récit est donc entièrement mené du point de vue du narrateur, au double sens que l’on peut donner à cette expression : sens visuel (regard du narrateur), sens moral (jugement du narrateur).
2)L’histoire
d’un regard :
a) Le regard de « l’homme
terrible » : Prise
dans le regard du narrateur, la scène est aussi l’histoire d’un regard. C’est
le regard du pauvre sur la jeune femme assise dans la calèche qui polarise
celui du narrateur : « le regard de l’homme fixé sur cette
voiture attira le mien » (l.14-15). Dés lors, le regard du narrateur
sur la femme du monde semble se confondre avec celui de « l’homme
terrible qui la regardait » (l.19). Comme l’indique l’adjectif
« terrible », c’est à dire en français classique
« effrayant », le narrateur comprend intuitivement l’envie et la
haine que ce regard véhicule.
b) Le regard absent de la « femme en chapeau rose » :
A l’inverse, la jeune femme « ne vo(it) pas » (l.19) celui qui l’observe.
Elle n’a d’yeux que pour son enfant. C’est précisément cette absence
de réciprocité qui va prendre pour le narrateur une signification
symbolique. Le narrateur note à deux reprises l’opposition d’attitude
entre les deux personnages. Dans la première de ces phrases l’antithèse
est seulement marquée par la proposition relative : « Cette femme
ne voyait pas l’homme qui la regardait ». La dernière phrase du texte
reprend l’idée sous une forme différente : « Du moment où cet
homme s’aperçoit que cette femme existe, tandis que cette femme ne s’aperçoit
pas que cet homme est là, la catastrophe est inévitable ». Dans cette
phrase, l’opposition est fortement soulignée par la locution conjonctive
« tandis que ». Par ailleurs, l’évolution du champ lexical du
regard est pleine de sens : l’utilisation comme verbe de perception du
verbe « s’apercevoir », qui ne signifie pas seulement
« regarder » mais aussi « comprendre », confirme de la
part de l’auteur l’intention d’opposer une prise de conscience à un
aveuglement. Mais nous développerons plus complètement cette interprétation
dans notre troisième axe, consacré à la dimension argumentative du texte.
3° axe : le dévoilement progressif du sens de la scène (étude du texte sous son aspect argumentatif)
Introduction de l’axe :
Ce récit peut en effet être considéré comme une forme indirecte d’argumentation,
dont le sens se dévoile progressivement. Pour le prouver, nous étudierons
les étapes du récit, en montrant comment chacune participe à l’argumentation.
Le texte présente cinq paragraphes que l’on peut regrouper en deux parties
distinctes : une première partie narrative et descriptive (§
1-2-3) tient lieu d’exemple; une deuxième partie plus ouvertement
argumentative, tire la leçon de l’histoire, et s’achève par une phrase
où l’auteur résume sa thèse (§ 4- 5).
1) un récit jouant le rôle d’un exemple argumentatif : Les
trois premiers paragraphes décrivent la « chose vue » :
après une brève mise en place de repères spatio-temporels (22 février
1846, à midi, rue de Tournon), le texte présente « l’homme »;
puis, il dresse le portrait de la jeune aristocrate. Bien qu’essentiellement
narrative et descriptive, cette première partie révèle déjà une intention
argumentative. La description laisse percer les sentiments du narrateur vis à
vis du pauvre : un mélange de pitié (l’homme est arrêté seulement
pour avoir volé un pain) et d’appréhension (l’adjectif : « terrible »).
Comme nous l’avons démontré, l’antithèse entre les deux personnages et
le jeu des regards sont des éléments créateurs de sens. Ils laissent
deviner au lecteur l’orientation idéologique du texte : la
dénonciation de l’inégalité sociale. La phrase détachée qui constitue
le troisième paragraphe sert de conclusion à cette partie. Le narrateur y
revient sur l’image-clé, l’image signifiante, celle du regard inquiétant
fixé par le pauvre sur la femme du monde qui ne le voit pas. C’est cette
image récurrente, déjà partiellement notée ligne 14, que nous retrouverons
une nouvelle fois mise en valeur et accompagnée d’une moralité dans la
dernière phrase du texte.
b) la transformation des personnages en figures allégoriques : La phrase initiale de la deuxième partie annonce la transition du descriptif à l’argumentatif : « Je demeurai pensif » (l.20). La suite du texte sera donc consacrée aux réflexions du narrateur. Il nous invite d’abord à voir dans chacun des deux personnages une allégorie : c’est à dire la représentation concrète d’une abstraction. L’homme représente « la misère », la classe des pauvres. Le texte décrit très précisément le moment où le personnage cesse d’être pour l’auteur un être réel, de chair et de sang, un individu parmi d’autres, et où il se transforme en une entité abstraite, de valeur symbolique : « Cet homme n’était pas pour moi un homme, c’était le spectre de la misère » l.21-22. La phrase suivante généralise à nouveau le propos par l’utilisation de l’adjectif substantivé : « Autrefois le pauvre coudoyait le riche » (l.23-24). Le lecteur comprend, même si ce n’est pas précisé, que la dame dans la voiture représente elle aussi sa classe : celle des riches, la bourgeoisie, l’aristocratie. Dès lors, l’indifférence de la femme vis à vis de l’homme et le regard de l’homme fixé sur elle prennent à leur tour une valeur politique générale. Ils signifient l’aveuglement de la classe dominante sur les périls qui la menacent à partir du moment où le prolétariat a ouvert les yeux, c’est à dire a pris conscience de son oppression. Car dans le passé, ajoute Hugo, cette conscience n’existait pas (« Autrefois le pauvre coudoyait le riche (…) mais on ne se regardait pas »). La dernière phrase, enfin, explicite la thèse.
c) l’expression de la thèse soutenue et l’éclaircissement des
intentions de l’auteur : La
thèse est résumée dans la dernière phrase du texte : « Du
moment où cet homme s’aperçoit que cette femme existe, tandis que cette
femme ne s’aperçoit pas que cet homme est là, la catastrophe est
inévitable ». La « catastrophe » dont il s’agit est bien
sûr la révolte du peuple, la « révolution » (le mot a d’ailleurs
été prononcé l.22). L’indifférence des riches aux misères des pauvres
conduit fatalement, selon Hugo, à la guerre civile.
Les buts de Hugo, dans ce texte, sont de deux ordres : émouvoir
et effrayer. Il semble s’adresser à la classe supérieure de la société
(la plupart des lecteurs en étaient issus, à cette époque). Par le tableau
pathétique de la misère du peuple (premier paragraphe) il tente d'éveiller
sa compassion. Par la description du regard menaçant de l’homme de la rue
et les allures de « spectre » dignes d’un récit fantastique que
lui prête la fin du texte (« apparition difforme, lugubre … plongée
dans les ténèbres »), il la met en garde contre les conséquences de
son aveuglement, il la somme d’agir pour réparer les injustices avant qu’il
ne soit trop tard.
Conclusion :
Faire
le bilan de l’étude, résumer le sens qu’on a pu donner au texte : Le
texte est doté d’une structure efficace : partant de la description de
deux personnages, il dégage progressivement la portée symbolique de la
scène et débouche sur une thèse politique. La description apporte au texte
l’authenticité du témoignage, elle constitue une sorte de préparation
émotive et humanitaire qui facilite l’adhésion du lecteur à la thèse
défendue par l’auteur. Nous partageons l’indignation du narrateur devant
le spectacle de l’inégalité sociale, nous éprouvons le sentiment de
compassion mêlé de crainte qu’il ressent, nous réfléchissons avec lui
sur un problème de société.
Elargir
le propos : C’est
une bonne illustration du genre de l’apologue où, dit La Fontaine,
« le conte fait passer la morale avec lui ». La seule différence
est qu’ici l’histoire n’est pas inventée, elle est tirée de la vie.
Rien d’étonnant à cela : le spectacle de la vie peut offrir à l’écrivain,
comme aujourd’hui au photographe, au caméraman, l’image forte et
significative capable de résumer à elle seule une situation, et de suggérer
une attitude morale plus efficacement que ne le ferait un long discours. L’artiste
est précisément celui qui saura reconnaître cette image et la transmettre.
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QUELQUES EXEMPLES DE QUESTIONS POUR L'ORAL DU BAC
En quoi ce texte est-il un apologue ?
Comment ce texte est-il organisé ?
En quoi le titre de ce texte résume-t-il sa signification ?
En quoi la dernière phrase résume-t-elle le sens du texte ?