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Document 4 : Condorcet Document  5 : Charlie Chaplin Corrigé de la question Corrigé du commentaire

 

BAC BLANC DU 20/12/01 /  SERIES GENERALES

   

1 - QUESTION SUR LE CORPUS :

 Ces cinq documents utilisent différents genres argumentatifs pour nous présenter chacun une utopie. Identifiez-les en justifiant votre réponse (étude de l'énonciation etc ...) et demandez-vous quels peuvent être leurs intérêts respectifs. 

2 - TRAITEZ LE SUJET A 0U B :

 A - ECRITURE D'INVENTION

Imaginez un dialogue argumentatif qui aurait lieu de nos jours entre un(e) partisan(e) des thèses de Condorcet et un personnage qui aurait une vision beaucoup moins optimiste. 

B - COMMENTAIRE:

 Vous ferez le commentaire composé du texte de Cyrano de Bergerac.

 

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DOCUMENT 1 :

Le narrateur, « Cyrano », voyage dans les Etats et Empires du Soleil. Il y rencontre une société d'oiseaux très bien organisée. Une pie vient lui expliquer pourquoi elle aime bien les hommes : ils l'ont élevée et nourrie.

 

Le gouvernement du bonheur

Elle achevait ceci, quand nous fûmes interrompus par l'arrivée d'un aigle qui se vint asseoir entre les rameaux d'un arbre assez proche du mien. Je voulus me lever pour me mettre à genoux devant lui, croyant que ce fût le roi, si ma pie de sa patte ne m'eût contenu en mon assiette. « Pensiez-vous donc, me dit-elle, que ce grand aigle fût notre souverain ? C'est une imagination de vous autres hommes, qui à cause que vous laissez commander aux plus grands, aux plus forts et aux plus cruels de vos compagnons, avez sottement cru, jugeant de toutes choses par vous, que l'aigle nous devait commander.
           « Mais notre politique est bien autre car nous ne choisissons pour notre roi que le plus faible, le plus doux, et le plus pacifique ; encore le changeons-nous tous les six mois, et nous le prenons faible, afin que le moindre à qui il aurait fait quelque tort se pût venger de lui. Nous le choisissons doux, afin qu'il ne haïsse ni ne se fasse haïr de personne et nous voulons qu'il soit d'une humeur pacifique, pour éviter la guerre, le canai de toutes les injustices.
            « Chaque semaine, il tient les États, où tout le monde est reçu à se plaindre de lui. S'il se rencontre seulement trois oiseaux mal satisfaits de son gouvernement, il en est dépossédé, et l'on procède à une nouvelle élection.
            « Pendant la journée que durent les Etats, notre roi est monté au sommet d'un grand if sur le bord d'un étang, les pieds et les ailes liés. Tous les oiseaux l'un après l'autre passent par-devant lui ; et si quelqu'un d'eux le sait coupable du dernier supplice, il le peut jeter à l'eau. Mais il faut que sur-le-champ il justifie la raison qu'il en a eue, autrement il est condamné à la mort triste. »
            Je ne pus m'empêcher de l'interrompre pour lui demander ce qu'elle entendait par le mot triste, et voici ce qu'elle me répliqua :

 

La mort triste

« Quand le crime d'un coupable est jugé si énorme, que la mort est trop peu de chose pour l'expier, on tâche d'en choisir une qui contienne la douleur de plusieurs, et l'on y procède de cette façon :
           « Ceux d'entre nous qui ont la voix la plus mélancolique et la plus funèbre sont délégués vers le coupable qu'on porte sur un funeste cyprès. Là, ces tristes musiciens s'amassent tout autour, et lui remplissent l'âme par l'oreille de chansons si lugubres et si tragiques, que l'amertume de son chagrin désordonnant l'économie de ses organes et lui pressant le coeur, il se consume à vue d'oeil et meurt suffoqué de tristesse.
          «Toutefois un tel spectacle n'arrive guère , car comme nos rois sont fort doux, ils n'obligent jamais personne à vouloir pour se venger encourir une mort si cruelle. »

 Cyrano de Bergerac, Les Etats et Empires du Soleil ; 1662.

 

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DOCUMENT 2 :

 Dans l'île de Nulle-Part Thomas More décrit le fonctionnement d'une société imaginaire. Son objectif est double : jeter les bases du meilleur gouvernement possible ; dresser un portrait critique des institutions existantes. Les Utopiens travaillent six heures par jour, trois avant le repas de midi, trois autres avant celui du soir.

 

« Chacun est libre »

             Chacun est libre d'occuper à sa guise les heures comprises entre le travail, le sommeil et les repas, non pour les gâcher dans les excès et la paresse, mais afin que tous, libérés de leur métier, puissent s'adonner à quelque bonne occupation de leur choix. La plupart consacrent ces heures de loisir à l'étude. Chaque jour en effet des leçons accessibles à tous ont lieu avant le début du jour, obligatoires pour ceux-là seulement qui ont été personnellement destinés aux lettres. Mais, venus de toutes les professions, hommes et femmes y affluent librement, chacun choisissant la branche d'enseignement qui convient le mieux à sa forme d'esprit. Si quelqu'un préfère consacrer ces heures libres, de surcroît, à son métier, comme c'est le cas pour beaucoup d'hommes qui ne sont tentés par aucune science, par aucune spéculation, on ne l'en détourne pas. Bien au contraire, on le félicite de son zèle à servir l'État.
            Après le repas du soir, on passe une heure à jouer, l'été dans les jardins, l'hiver dans les salles communes qui servent aussi de réfectoire on y fait de la musique, on se distrait en causant. Les Utopiens ignorent complètement les dés et tous les jeux de ce genre, absurdes et dangereux. Mais ils pratiquent deux divertissements qui ne sont pas sans ressembler avec les échecs. L'un est une bataille de nombres où la somme la plus élevée est victorieuse ; dans l'autre, les vices et les vertus s'affrontent en ordre de bataille.[ ... ]
            Arrivés à ce point il nous faut, pour nous épargner une erreur, considérer attentivement une objection. Si chacun ne travaille que six heures, penserez-vous, ne risque-t-on pas inévitablement de voir une pénurie d'objets de première nécessité ?
            Bien loin de là, il arrive souvent que cette courte journée de travail produise non seulement en abondance, mais même en excès, tout ce qui est indispensable à l'entretien et au confort de la vie. Vous me comprendrez aisément si vous voulez bien penser à l'importante fraction de la population qui reste inactive chez les autres peuples, la presque totalité des femmes d'abord, la moitié de l'humanité; ou bien, là où les femmes travaillent, ce sont les hommes qui ronflent à leur place. Ajoutez à cela la troupe des prêtres et de ceux qu'on appelle les religieux, combien nombreuse et combien oisive ! Ajoutez-y tous les riches, et surtout les propriétaires terriens, ceux qu'on appelle les nobles. Ajoutez-y leur valetaille, cette lie de faquins en armes et les mendiants robustes et bien portants qui inventent une infirmité pour couvrir leur paresse. Et vous trouverez, bien moins nombreux que vous ne l'aviez cru, ceux dont le travail procure ce dont les hommes ont besoin.

 

Thomas More, L'Utopie, Livre second, trad. M. Delcourt, Flammarion; 1516.

 

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DOCUMENT 3

 

«Abolir l'amour de la nature »

              L'un des étudiants leva la main, et, bien qu'il comprît fort bien pourquoi l'on ne pouvait pas tolérer que des gens de caste inférieure gaspillassent le temps de la communauté avec des livres, et qu'il y avait des jours le danger qu'ils lussent quelque chose qui fit indésirablement «déconditionner » un de leurs  réflexes, cependant... en somme, il ne concevait pas ce qui avait trait aux fleurs. Pourquoi se donner la peine de rendre psychologiquement impossible aux Deltas l'amour des fleurs?

Patiemment, le D.I.C. donna des explications. Si l'on faisait en sorte que les enfants se missent à hurler à la vue d'une rose, c'était pour des raisons de haute politique économique. Il n'y a pas si longtemps (voilà un siècle environ), on avait conditionné les Gammas, les Deltas, voire les Epsilons, à aimer les fleurs – les fleurs en particulier et la nature sauvage en général. Le but visé, c'était de faire naître en eux le désir d'aller à la campagne chaque fois que l'occasion s'en présentait, et de les obliger ainsi à consommer du transport.

 - Et ne consommaient-ils pas de transport ? demanda l'étudiant.

 - Si, et même en assez grande quantité, répondit le D.I.C.., mais rien de plus. Les primevères et les paysages, fit‑il observer, ont un défaut grave - ils sont gratuits. L'amour de la nature ne fournit du travail à nulle usine. On décida d'abolir l'amour de la nature, du moins parmi les basses classes ; d'abolir l'amour de la nature, mais non point la tendance à consommer du transport. Car il était essentiel, bien entendu, qu'on continuât à aller à la campagne, même si l'on avait cela en horreur. Le problème consistait à trouver à la consommation du transport une raison économiquement mieux fondée qu'une simple affection pour les primevères et les paysages. Elle fut dûment découverte. Nous conditionnons les masses à détester la campagne, dit le Directeur pour conclure, mais simultanément nous les conditionnons à raffoler de tous les sports en plein air. En même temps, nous faisons le nécessaire pour que tous les sports de plein air entraînent l'emploi d'appareils compliqués. De sorte qu'on consomme des articles manufacturés, aussi bien que du transport. D'où ces secousses électriques.

 -  Je comprends, dit l'étudiant; et il resta silencieux, éperdu d'admiration.

 

Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes, éd. Plon, 1932.

 

D.I.C. : Directeur de L'Incubation et du Conditionnement.

 

 

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DOCUMENT 4 :

 

«Des progrès futurs de l'esprit humain »

 

Nos espérances sur les destinées futures de l'espèce humaine peuvent se réduire à ces trois questions la destruction de l'inégalité entre les nations, les progrès de l'égalité dans un même peuple, enfin le perfectionnement réel de l'homme. Toutes les nations doivent-elles se rapprocher un jour de l'état de civilisation où sont parvenus les peuples les plus éclairés, les plus libres, les plus affranchis de préjugés, les Français et les Anglo-Américains ? Cette distance immense qui sépare ces peuples de la servitude des Indiens, de la barbarie des peuplades africaines, de l'ignorance des sauvages, doit-elle peu à peu s'évanouir? Y a-t-il sur le globe des contrées dont la nature ait condamné les habitants à ne jamais Jouir de la liberté, à ne jamais exercer leur raison? Cette différence de lumières, de moyens ou de richesses, observée jusqu'à présent chez tous les peuples civilisés entre les différentes classes qui composent chacun d'eux, cette inégalité, que les premiers progrès de la société ont augmentée, et pour ainsi dire produite, tient-elle à la civilisation même, ou aux imperfections actuelles de l'art social ? Doit-elle continuellement s'affaiblir pour faire place à cette égalité de fait, dernier but de l'art social, qui, diminuant même les effets de la différence naturelle des facultés, ne laisse plus subsister qu'une inégalité utile à l'intérêt de tous, parce qu'elle favorisera les progrès de la civilisation, de l'instruction et de l'industrie sans entraîner ni dépendance, ni humiliation, ni misère en un mot, les hommes approcheront-ils de cet état où tous auront les lumières nécessaires pour se conduire d'après leur propre raison dans les affaires communes de la vie, et la maintenir exempte de préjugés, pour bien connaître leurs droits et les exercer d'après leur opinion et leur. conscience; où tous pourront, par le développement de leurs facultés, obtenir des moyens sûrs de pourvoir à leurs besoins-, où, enfin, la stupidité et la misère ne seront plus que des accidents, et non l'état habituel d'une portion de la société ? Enfin, l'espèce humaine doit-elle s'améliorer, soit par de nouvelles découvertes dans les sciences et dans les arts, et, par une conséquence nécessaire, dans les moyens de bien-être particulier et de prospérité commune; soit par des progrès dans les principes de conduite et dans la morale pratique ; soit enfin par le perfectionnement réel des facultés intellectuelles, morales et physiques, qui peut être également la suite, ou de celui des instruments qui augmentent l'intensité et dirigent l'emploi de ces facultés, ou même de celui de l'organisation nature.
            En répondant à ces trois questions, nous trouverons, dans l'expérience du passé, dans l'observation des progrès que les sciences, que la civilisation ont faits jusqu'ici, dans l'analyse de la marche de J'esprit humain et du développement de ses facultés, les motifs les plus forts de croire que la nature n'a mis aucun terme à nos espérances.
            Si nous jetons un coup d'oeil sur l'état actuel du globe, nous verrons d'abord que, dans l'Europe, les principes de la Constitution française sont déjà ceux de tous les hommes éclairés. Nous les y verrons trop répandus, et trop hautement professés, pour que les efforts des tyrans et des prêtres puissent les empêcher de pénétrer peu à peu jusqu'aux cabanes de leurs esclaves; et ces principes y réveilleront bientôt un reste de bon sens, et cette sourde indignation que l'habitude de l'humiliation et de la terreur ne peut étouffer dans l'âme des opprimés.
           
En parcourant ensuite ces diverses nations, nous verrons dans chacune quels obstacles particuliers elle oppose à cette révolution, ou quelles dispositions la favorisent; nous distinguerons celles où elle doit être doucement amenée par la sagesse peut-être déjà tardive de leurs gouvernements, et celles où, rendue plus violente par leur résistance, elle doit les entraîner eux-mêmes dans des mouvements terribles et rapides.
             Peut-on douter que la sagesse ou les divisions insensées des nations européennes, secondant les effets lents, mais infaillibles, des progrès de leurs colonies, n'amènent bientôt l'indépendance  du nouveau monde ? Et dès lors, la population européenne prenant des accroissements rapides sur cet immense territoire, ne doit-elle pas civiliser ou faire disparaître, même sans conquête, les nations sauvages qui y occupent encore de vastes contrées ?
             Parcourez l'histoire de nos entreprises, de nos établissements en Afrique ou en Asie; vous verrez nos monopoles de commerce, nos trahisons, notre mépris sanguinaire pour les hommes d'une autre couleur ou d'une autre croyance, l'insolence de nos usurpations, l'extravagant prosélytisme ou les intrigues de nos prêtres détruire ce sentiment de respect et de bienveillance que la supériorité de nos lumières et les avantages de notre commerce avaient d'abord obtenu.
            Mais l'instant approche sans doute où, cessant de ne leur montrer que des corrupteurs et des tyrans, nous deviendrons pour eux des instruments utiles, ou de généreux libérateurs.

 CONDORCET, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain - 1795.

 

DOCUMENT 5

Ce document est une photo du film Les Temps modernes de Charlie Chaplin, réalisé en 1936.

 

 

 

 

CORRIGE DE LA QUESTION SUR LE CORPUS

 Remarque préalable : plusieurs caractérisations de genres pouvaient être envisagées pour certains textes, notamment pour le texte 3. On considèrera le corrigé ci-dessous comme une réponse possible à la question posée, parmi d'autres.  

 

Deux genres argumentatifs différents sont représentés dans le corpus. Le texte 4 est un « essai », les autres documents peuvent tous être considérés comme des formes d’apologues. 

            Un essai est un ouvrage où l’auteur prend position sur un sujet controversé, défendant ses idées par la logique de son raisonnement et l’art de son discours.
            Le texte 4 correspond à cette définition. En effet, l’auteur y soutient la thèse que l’humanité, par ses progrès, saura mettre un terme aux inégalités entre classes sociales et entre nations. Opinion controversée, s’il en est ! Ce texte présente la structure logique d’un discours argumentatif. Il commence par un paragraphe introductif énonçant sous forme interrogative les thèmes du progrès et des deux sortes d’inégalités. Puis il développe ces thèmes à tour de rôle par des séries de phrases interrogatives qui détaillent la problématique ; enfin, après un paragraphe de transition, il énonce trois raisons d’espérer l’avènement d’un monde nouveau, trois prophéties fondées sur la foi dans l’humanité et dans la sagesse des nations européennes. Des connecteurs logiques : « d’abord », « ensuite », « enfin », peuvent être relevés. Mais l’auteur ne compte pas seulement sur la logique pour convaincre. Il utilise aussi les ressources de son art oratoire : longues phrases complexes et bien charpentées, rythmes périodiques, reprises anaphoriques, sollicitation du destinataire (« nous verrons », « nous trouverons », « parcourez », « vous verrez »), interrogations rhétoriques (« Peut-on douter », « ne doit-elle pas »), etc…

            L’apologue est un récit court et plaisant, exposé sous forme allégorique, et qui renferme un enseignement. Un récit court dans sa forme classique de la fable, de la parabole ou du conte, mais la notion peut aussi s’appliquer à des récits plus longs comme les utopies, contre-utopies, et autres romans à thèses.

           Cette définition convient aux quatre autres documents. En effet ce sont des extraits de récits. Dans le texte 1 l’auteur raconte (à la première personne et au passé simple : « nous fûmes interrompus ») son voyage interplanétaire ; le passage se présente pour l’essentiel comme un dialogue où une pie qui parle explique à l’étranger comment fonctionne sa société. Le texte 2 est une description (au présent d’habitude) accompagnée par endroits d’un discours argumentatif, mais le chapeau du texte nous indique que cette description et ce discours sont à situer dans le contexte d’un récit de voyage à l’île de Nulle Part (en fait, toute la seconde partie du livre de Thomas More est un récit que fait à l’auteur un voyageur nommé Raphaël Hythloday). Le texte 3 est encore un dialogue de roman où un important personnage explique à un « jeune-qui-se-pose-des-questions » les choix de société faits par le gouvernement du « Meilleur des mondes »; ce dialogue est intégré à un récit à la 3° personne et au passé simple (« L’un des étudiants leva la main » ; « Patiemment, le DIC donna des explications »). Quant aux films de Charlot, nous savons bien qu’ils racontent ses aventures, ce sont des récits cinématographiques.
           Conformément au principe de l’apologue, ces personnages et ces situations imaginaires sont dotés de valeurs allégoriques : l’engrenage démesuré des Temps modernes représente l’univers inquiétant du machinisme, les méthodes terrifiantes du DIC d’Aldous Huxley incarnent à la fois les dangers de la techno-science et du totalitarisme (Henry Ford et Adolph Hitler), le doux roi des oiseaux est le type du bon souverain pacifique et bienveillant, etc…
           Enfin, chacun de ces textes renferme un enseignement : Cyrano de Bergerac préconise un système politique fondé sur l’élection directe par le peuple d’un souverain choisi pour ses vertus pacifiques ; Thomas More appelle de ses vœux un système social où l’on travaille moins mais mieux ; Aldous Huxley nous met en garde contre la société de consommation et la manipulation des consciences par les régimes totalitaires ; Charlie Chaplin contre le risque de voir l’homme devenir l’esclave de la machine.

             Chacun de ces genres a son intérêt propre. L’intérêt de l’apologue est de divertir. Comme dit La Fontaine : « Une morale nue apporte de l’ennui : / Le conte fait passer le précepte avec lui ». Cyrano invente une fable à la fois bouffonne et féerique. C'est un « monde à l’envers » où les faibles sont les forts et où l'on précipite le roi du haut d'un arbre, le nez droit dans le ruisseau, comme un roi de Carnaval, lorsqu'on a quelque chose à lui reprocher. C'est aussi un univers merveilleux, où les criminels eux-mêmes ont l’âme si tendre qu'en guise de peine capitale, on les fait mourir de mélancolie en leur chantant des chansons tristes. Les yeux s’écarquillent en apprenant que les Utopiens ne travaillent que six heures par jour. On sourit à l’ironie malicieuse et paradoxale d’Huxley qui présente le développement du sport comme un moyen de détourner l’homme de la nature. On s’amuse comme un enfant dans les rouages de la machine infernale des Temps modernes, qui fonctionne un peu comme un toboggan ou la grande roue du Luna Park.
           
On rigole beaucoup moins en lisant Condorcet … mais peut-être le prend-on aussi plus au sérieux car sa façon d’argumenter paraît solide et réfléchie, même si l’on ne partage pas son optimisme.

 

 

 

 

CORRIGE DU COMMENTAIRE
DU TEXTE DE CYRANO DE BERGERAC
EXTRAIT DES ETATS ET EMPIRES DU SOLEIL (1662)

 

 

Qu'il prenne la forme de la fable, du conte, de l'apologue, le récit n'est jamais politiquement ni idéologiquement gratuit : il défend certaines valeurs, porte des messages, et masque, pour mieux les diffuser, les idées interdites. L'extrait du roman d'anticipation de Cyrano de Bergerac, Les États et Empires du Soleil, publié en 1662, en donne un exemple. En homme du XVIIème siècle, Cyrano de Bergerac s'y montre soucieux de plaire, sans oublier de toucher et d'instruire les lecteurs de son temps. Dans la page à commenter, le narrateur, qui voyage sur le soleil, découvre la République des Oiseaux, dont la pie lui explique le fonctionnement. Dans notre commentaire nous montrerons que les éléments constitutifs de cette page de récit concourent à élaborer une société idéale, celle des oiseaux, et à formuler une contestation de la société réelle, celle des hommes, contemporains de Cyrano de Bergerac.

 

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Dans l'apologue de Cyrano de Bergerac, se conjuguent des éléments propres à tisser un récit imaginaire : un cadre narratif précis, un certain dispositif énonciatif, et une progression dramatique.
           Cyrano de Bergerac nous plonge dans la fiction : le narrateur voyage dans le soleil (comme le précisent le titre et l'avant-texte) où il rencontre des oiseaux politiquement organisés, qui parlent. Cette rencontre de l'homme et des oiseaux donne lieu à une conversation sur 1'organisation politique des oiseaux.
           Si l'on observe certains indices énonciatifs, le texte s'apparente à un récit de voyage. Le narrateur rapporte son témoignage à la première personne du singulier (1.2, 3, 20, 21). Il restitue les paroles de la pie à l'aide d'un long discours rapporté au style direct (de la ligne 3 à 19, et de la ligne 23 à 30). De plus l'emploi récurrent de la première personne du pluriel que fait le personnage de la pie (1.5, 1.8 à 11, 1.25, 1.29) signifie que la pie parle au nom de la communauté des oiseaux. Le pronom "on" (1.23 et 24) est un substitut du pronom "nous". De même, si le premier emploi du pronom "vous" à la ligne 3 désigne le narrateur en tant que destinataire du discours de la pie, il est à noter que, à partir de la ligne 5, le pronom "vous" s'élargit à la communauté des hommes (1. 5 à 7). Il y a une généralisation du propos par le jeu des pronoms personnels, selon laquelle ce n'est pas seulement une pie qui parle à un homme, mais le monde des oiseaux qui parle au monde des hommes. La portée argumentative et didactique du texte est inscrite dans ces procédés énonciatifs.
           Enfin le long discours de la pie qui domine cette page a une progression particulière. Les explications de l'oiseau sur l'amour qu'elle porte aux hommes, explicitées par l'avant-texte, résumées au début du texte ("Elle achevait ceci"), sont interrompues par l'arrivée d'un aigle (le passé simple marque la rupture : "quand nous fûmes interrompus"), et par la méprise du narrateur : "Je voulus me lever ( ... ), croyant que ce fût le roi", dit-il. Ces faits jouent le rôle d'éléments perturbateurs; ils ont une incidence directe sur la réflexion et sur le discours qui deviennent dès lors politiques (de la ligne 3 à 18).Une deuxième interruption, provoquée par le narrateur qui demande le sens du mot "triste" (1.19) oriente les propos de la pie, dans le dernier mouvement du texte, sur le supplice de "la mort triste" chez les oiseaux. A cette chronologie qui articule les faits et les idées, se superpose la structure externe du texte, qui semble séparer d'un blanc deux unités, précédées chacune d'un titre, "Le gouvernement du bonheur" et "La mort triste".
           Or ces titres attirent l'attention du lecteur sur la volonté didactique de l'auteur, et sur la visée éminemment argumentative de son récit.

 

*

            Dans son utopie, Cyrano de Bergerac imagine une république heureuse, une nouvelle justice, un état fondé sur la sagesse.
            Le texte s'ouvre par une appréciation du narrateur, "Le gouvernement du bonheur": est‑ce le bonheur qui gouverne ou bien est-ce que le gouvernement idéal vient du bonheur ? Toujours est‑il que, même si la pie parle de "souverain" (1.5), ou encore de "roi" (l.8 et 16), la cité décrite a tout d'une république heureuse. En effet les oiseaux désignent leur monarque : le verbe "choisir" est répété (1.8, 10), le terme "élection" apparaît à la ligne 15. Les élections ont lieu "tous les six mois" (1.9) et le pouvoir est remis en question dès qu'il ne fait plus l'unanimité des oiseaux (1.13, 14). Les oiseaux sont donc consultés régulièrement et participent activement à la vie politique.
            Cette participation constante du peuple se traduit par l'existence d'une justice très particulière, qui vise le roi, et qui donne une vision inversée de la politique réelle de l'Ancien Régime. Le roi réunit une assemblée hebdomadaire pour être jugé : "Chaque semaine, il tient les Etats, où tout le monde est reçu à se plaindre de lui." (1. 13) . Là, chacun peut se venger du roi qui apparaît "les pieds et les ailes liés" (1.17); notons le jeu sur la métaphore "être pieds et poings liés", prise au sens propre et transposée dans le monde des oiseaux par Cyrano de Bergerac. Privé de liberté, le roi est donc exposé au jugement des sujets. Une image concrète désigne la destitution du roi, toujours possible à l'issue de l'assemblée, par l'un des citoyens qui "le peut jeter à l'eau"(1.18). L'expression démystifie le pouvoir et désacralise la personne du roi.
            Mais l'examen fréquent de la conduite du prince ne doit pas se faire dans l'aveuglement, au détriment de la sagesse et de la paix qui sont le fondement de la république des oiseaux. En effet, les oiseaux élisent l’être "le plus faible, le plus doux, et le plus pacifique" (1.9). L'accumulation des superlatifs met en relief le choix d'un roi inoffensif, qui n'attise pas les passions; il faut "qu'il ne haïsse ni ne se fasse haïr de personne" (.1.20 et 21). Or ce pays sage et pacifiste qu'imagine Cyrano de Bergerac participe d'une critique de la réalité.

 

*

 

Dans cet extrait des Etats et Empires du Soleil, la société idéale est présentée en référence à la société réelle, qui fait l'objet d'une vive contestation, à l'aide de paradoxes stimulant la réflexion du lecteur.
            Nous avons vu que la pie parle au nom de tous les oiseaux à tous les hommes ("nous", "vous") : ainsi le texte repose sur une comparaison constante de la société des oiseaux avec celle des hommes."Mais notre politique est bien autre" dit la Pie, qui prend le contre-pied des choix politiques faits parles hommes, en employant des mots qui s'opposent terme à terme; là où les hommes "laissent commander aux plus grands, aux plus forts et aux plus cruels", les oiseaux "choisiss [ent] pour leur roi le plus faible, le plus doux, et le plus pacifique". De même dans la vision inversée de la politique royale, où le roi, attaché, lié, est assujetti au jugement des sujets, nous reconnaissons en creux les pouvoirs illimités et absolus du monarque de la société de l'Ancien Régime, qui est, condamné par Cyrano de Bergerac.

          Quand elle est explicite, la critique des hommes se fait à travers des termes dévalorisants: "vous avez sottement cru, jugeant de toutes choses par vous, que l'aigle devait commander", dit sévèrement la pie au narrateur qui s'est mépris sur le statut de l'aigle. La critique porte ici sur l'erreur de jugement des hommes, incapables d'envisager une hiérarchie et une organisation politique différentes des leurs. Un autre phénomène de la société humaine est radicalement condamné par la pie, c'est la guerre : il faut "éviter la guerre, le canal de toutes les injustices" (1.11 et 12). La métaphore dévalorisante fait le procès de ce fléau qui génère des iniquités.
         A ces reflets inversés de la société réelle que projette la société idéale, s'ajoute chez Cyrano de Bergerac le choix du paradoxe comme moyen de heurter les opinions toutes faites du lecteur. Premier paradoxe, le pouvoir est attribué au plus faible dans la société des oiseaux; un tel principe bouscule les idées reçues. S'il désacralise, non sans humour, le roi, il nous invite en outre à réfléchir sur les fondements du pouvoir politique. Et si nos sociétés n'étaient que la glorification de la volonté de puissance, de la mégalomanie et de la cruauté. Un autre paradoxe étonne le lecteur, il se trouve dans le supplice infligé aux grands coupables, "la mort triste". Le pléonasme fait surgir des questions : la mort peut‑elle ne pas être triste ? Y aurait-il des formes de mort plus tristes que d'autres ? Il est peu commun de penser qu'il y a pire que la mort : "La mort est trop peu de chose pour expier le crime d'un grand coupable (l. 23). Dans la cité des oiseaux, il existe un châtiment pire que la mort, c'est la tristesse que communiquent le chant de certains oiseaux, et la mélancolie de leur voix. La mort, morale avant d'être corporelle, vient du pouvoir des  chansons "lugubres" et "tragiques" qui remplissent l'âme du condamné avant qu'il meure "suffoqué de tristesse".

 

***

 

              Ainsi le texte de Cyrano de Bergerac qui articule l'imaginaire et la réalité, la narration et la réflexion, a la fonction de l'apologue : par le détour de la fable, l'auteur rêve à un monde meilleur, et critique le monde réel. La liberté de pensée et la force contestataire qui passent dans le texte sont bien celles d'un libertin du XVIIème siècle, athée, matérialiste, un précurseur des Lumières, qui ne parvint pas à faire publier ses utopies de son vivant.

 

 

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