SERIES GENERALES / SUJET 2
Charles Cros
Le Coffret de santal
(1873)
Plainte
Vrai sauvage égaré dans la ville de pierre,
À la clarté du gaz*, je végète et je meurs.
Mais vous vous y plaisez, et vos regards charmeurs
M'attirent à la mort, parisienne fière.
Je rêve de passer ma vie en
quelque coin
Sous les bois verts ou sur
les monts aromatiques,
En Orient, ou bien près du
pôle, très loin,
Loin des journaux, de la
cohue et des boutiques.
Mais vous aimez la foule et les éclats de voix,
Le bal de l'Opéra, le gaz et la réclame.
Moi, j’oublie, à vous voir, les rochers et les bois,
Je me tue à vouloir me civiliser l’âme.
Je vous ennuie à vous le dire si souvent :
Je mourrai, papillon brûlé, si cela dure...
Vous feriez bien pourtant, vos cheveux noirs au
vent,
En clair peignoir ruché*, sur un fond de verdure!
____________
Questions (4 points)
1.
Par
quelles images le poète se représente-t-il? (1 point)
2.
Étudiez
la répartition de la 1re et de la 2e personne dans le poème. (2 points)
3.
Commentez
l'emploi des modes et des temps dans la dernière strophe. (1 point)
Faites un commentaire composé. (16 points)
CORRIGE
corrigé emprunté aux annales du bac Nathan 2000
COUP
DE POUCE
L'auteur et l'oeuvre: Poète
et inventeur, Charles Cros (1842‑1888) mena de front des recherches
scientifiques et une oeuvre littéraire. Aujourd'hui encore, l'Académie
Charles Cros célèbre son souvenir en récompensant chaque année les
meilleurs disques. Durant sa brève existence, Charles Cros se lia
successivement aux parnassiens, puis à Verlaine et à Rimbaud, mais il rompit
avec les uns et les autres pour animer, par la suite, le groupe fraternel et
débraillé des « zutistes » (néologisme provocant dérivé de « zut
»). Le Coffret de santal est le
seul recueil publié de son vivant par ce précurseur du symbolisme, chez qui
le mélange d'une inquiétude profonde et de l'humour est souvent pathétique.
Le genre:
la poésie lyrique, puisque le poète exprime des sentiments personnels.
Le
type: un sonnet.
Le
thème: l'échec d'un couple.
La tonalité: la tonalité
dominante est élégiaque, mais une pointe d'humour se mêle à la
mélancolie.
Question
1. Pour trouver les images, on cherchera dans toutes les phrases à la
première personne des épithètes ou des appositions à l'aide desquelles le
poète se peint.
Question 2. On observera la répartition de la première et de la deuxième personne en soulignant les pronoms personnels et les adjectifs possessifs
Question
3. Si l'on souligne les verbes conjugués de la dernière strophe, on
trouve deux indicatifs présents, un indicatif futur et un conditionnel
présent.
Le plan est facile à trouver, car le poème est fondé sur une double opposition : des personnes: le poète et la femme aimée; des tonalités: une tonalité dominante, l'élégie, et une tonalité mineure. l'humour.
Ces deux axes
de lecture formeront le canevas du commentaire composé.
I . Deux personnalités opposées
1. Le poète
2. La femme aimée
II . Deux tonalités distinctes
1. L'élégie
2. L'humour
CORRIGE
DES QUESTIONS D'OBSERVATION
Question 1. Le poème
contient deux métaphores, mises en apposition au sujet « je ». La première
est « vrai sauvage » au vers 1, la deuxième « papillon brûlé » au vers
14. Le sauvage s'oppose à la civilisation représentée dans le même vers
par la ville. Le « papillon brûlé » condense sous une forme ramassée
l'image banale du papillon qui se brûle les ailes en s'approchant trop près
d'une lampe.
Question 2. Dans la
première strophe, « je » et « vous » sont à égalité, avec deux vers
pour chacun. La deuxième strophe est exclusivement consacrée à « je ».
Dans la troisième, le « vous » occupe les deux premiers vers, tandis que
dans les deux derniers la première personne l'emporte de loin avec ses cinq
occurrences (« moi », « j'»,« je », « me » et « me ») sur l'unique
« vous ». Enfin, dans la dernière strophe, la deuxième personne (trois «
vous » et un « vos ») l'emporte sur la première (deux « je »), mais il
faut noter que « je » est toujours sujet, alors que « vous » n'est sujet
qu'une fois et objet les deux autres.
La
répartition des pronoms révèle donc que le poète parle plus de lui-même
que de la femme aimée.
Question 3. La dernière
strophe se caractérise par le passage de l'indicatif, mode du réel, au
conditionnel, mode de l'irréel. Le premier indicatif présent énonce un
constat amer : «je vous ennuie»; le deuxième (« si cela dure ») exprime
une hypothèse dans une subordonnée de condition et est relié à un
indicatif futur dans la proposition principale. Ce futur exprime une
certitude: «je mourrai ».
« Vous
feriez bien » est un conditionnel qui exprime un irréel du présent. Ce mode
marque un recul: le poète n'envisage plus l'avenir, mais se réfugie dans
l'imaginaire.
COMMENTAIRE COMPOSÉ
Introduction
La courte vie
de Charles Cros a été marquée par de nombreuses déceptions et
désillusions, dont celles causées par sa maîtresse Nina de Villard. C'est
peut‑être cette femme qui lui a inspiré une élégie intitulée «
Plainte », placée dans le seul recueil qu'il ait publié de son vivant, Le
Coffret de santal. Le poète y dessine les personnalités opposées d'un
homme et d'une femme que l'amour n'arrive pas à réunir, et cache son rêve
d'amour brisé derrière l'humour.
[1. Deux
personnalités opposées]
[1. Le
poète]
Dans ce
poème adressé à la femme aimée, c'est le poète qui tient la vedette: il
ne consacre que cinq vers à la destinataire, contre onze à lui-même. Il
trace ainsi son portrait à travers J'évocation de ses goûts et de ses
rêves.
Pour se faire
entendre, et surtout pour exprimer des doléances, il est nécessaire de
révéler son identité et d'éclairer sa personnalité, À cet effet le
poète a forgé deux métaphores, l'une au premier vers:
« Vrai
sauvage égaré dans la ville de pierre »; l'autre au vers 14: « papillon
brûlé ». La première est fondée sur une forte opposition entre l'homme de
la nature et la civilisation, représentée par la ville. Indifférent au
rôle culturel et social de le ville, le poète n'en retient que le matériau
de construction, la « pierre », avec ses connotations négatives de
froideur, d'inertie et de déshumanisation. Le mot « sauvage » a des
connotations diamétralement opposées: la liberté, la nature, l'ignorance ou
le refus de la civilisation. Incapable de vivre dans la ville où la pierre a
étouffé la végétation, le poète s'y sent égaré.
La deuxième
métaphore évoque au contraire la grâce, la légèreté, les couleurs
chatoyantes d'un insecte qui butine les fleurs. Charles Cros renouvelle en la
condensant l'image banale du papillon qui se brûle les ailes en s'approchant
trop près d'une lumière, et ce raccourci d'expression lui confère un sens
pathétique. Il se souvient peut-être du portrait qu'un autre poète, La
Fontaine, avait tracé de lui‑même:
« Papillon
du Parnasse et semblable aux abeilles,
Je suis chose
légère et vole à tout sujet,
Je vais de
fleur en fleur et d'objet en objet ».
La
personnalité du poète transparaît également dans ses rêves, auxquels il
consacre toute la deuxième strophe. Ce « sauvage » qui souhaite vivre loin
des villes, car il n'aime ni la presse ni la foule ni le commerce, exprime son
aversion pour la civilisation par des termes dépréciatifs, « cohue » et «
boutiques », évoquant respectivement l'agitation bruyante de la foule et le
commerce.
Mais si le
poète apprend à la femme aimée qu'il rêve de vivre dans un cadre exotique,
il en laisse les contours passablement flous puisque « l'Orient » et « le
pôle » lui conviendraient aussi bien l'un que l'autre.
Charles Cros
se situe ainsi à la fois dans la mouvance des écrivains romantiques et
réalistes qui, de Chateaubriand à Eugène Fromentin, ont voulu donner forme
à leur rêve oriental en visitant la Palestine, l'Égypte, l'Algérie, et
dans celle des parnassiens qui explorent parfois dans leurs poèmes les
paysages polaires, tel Leconte de Lisle par exemple. Mais ce qui lui importe
le plus c'est de fuir la ville: le mot clé de cette strophe est l'adverbe «
loin », qu'il répète à la fin du vers 7, employé au superlatif pour mieux
marquer les distances, et au début du vers 8. L'endroit où il aimerait vivre
se situe aux antipodes de celui où il vit. Dégoûté de la civilisation, il
veut se réfugier sous des horizons lointains et exotiques.
[2. La
femme aimée]
La femme
aimée ne partage en rien ces goûts. Ce n'est pas seulement une citadine,
mais une Parisienne, attachée à la capitale au point d'en être « fière
». Cette épithète sur laquelle se termine la première strophe exprime
l'adéquation parfaite entre la femme et Paris. L'abîme se creuse ainsi entre
la Parisienne, éprise d'une ville qui passe pour le haut lieu de la
civilisation, et le « sauvage », égaré dans une ville où il dépérit!
En outre, la
Parisienne aime tout ce qui fait la spécificité d'une ville, la présence de
la foule, les divertissements mondains de grande classe comme le bal de
l'Opéra, mis en relief par sa place entre deux groupes binaires, alors que le
poète préfère la solitude et le silence de la nature. Le rythme alerte des
vers 9 et 10, dans une phrase scandée par deux « et » et deux virgules,
évoque ce tourbillon mondain qui plaît tant à la Parisienne. Elle apprécie
également les progrès techniques comme le gaz, qui contribuent à augmenter
le confort, elle aime même la réclame, forme ancienne de la publicité. Le
dernier vers qui présente la jeune femme en déshabillé, le « clair
peignoir ruché », laisse entendre qu'elle est sans doute particulièrement
attentive à la réclame pour la mode, telles les héroïnes du Bonheur
des dames, ce roman de Zola contemporain du Coffret
de santal.
Malgré
l'opposition de leurs personnalités, de leurs goûts et de leurs rêves, le
poète est très amoureux de sa Parisienne, il avoue qu'il se laisse envoûter
par son charme:
« ... vos
regards charmeurs
M'attirent à
la mort ».
L'enjambement
du vers 3 au vers 4 met en valeur l'épithète « charmeurs », placé à la
fin du vers et auquel il faut donner son sens classique d'« ensorceleurs »,
« qui exercent un pouvoir magique ». Cette femme lui fait perdre la tête.
Non seulement, par amour pour elle, il fait violence à ses goûts pour se «
civiliser l'âme », mais il oublie de réaliser ses propres rêves:
« Moi,
j'oublie, à vous voir, les rochers et les bois ».
[II. Deux tonalités distinctes]
[1.
L'élégie]
Mais le poète note avec tristesse l'influence dangereuse de cette séductrice, puisque ses regards l'« attirent à la mort ». L’entrelacement des thèmes de l'amour et de la mort, d'Éros et de Thanatos, dévoile ainsi la vraie personnalité de la Parisienne : c'est une femme fatale. Le choix de la préposition « à » révèle d'ailleurs une attirance plus forte que ne le ferait « vers », qui indique simplement la direction, alors que « à » précise l'objectif
Deux autres
preuves de cette attirance maléfique sont données plus loin, au vers 12 («
Je me tue à ») et au vers 14: « papillon brûlé ». Les efforts du poète
sont vains. D'une part il constate avec amertume que loin de séduire celle
qu'il aime, il risque de l'éloigner de lui parce qu'à force de lui répéter
les mêmes paroles désenchantées il commet la pire des fautes, ennuyer la
femme aimée, de l'autre il sait qu'il y perdra la vie. Dans les deux cas les
vers sont à l'indicatif, temps du réel et de la certitude. Par l'emploi du
futur « je mourrai », à la suite de trois quatrains dont le seul temps
était le présent, il cherche à imposer à la femme aimée sa propre
conviction: s'il reste dans la ville, il mourra. Cette certitude intime, ce
pressentiment de son destin, le poète l'exprime aussi par les sonorités: par
la combinaison des nasales (« ennuie », « souvent ») et d'une voyelle
sombre ou (dans « vous », «VOUS»,
« Souvent ») avec une voyelle aiguë (« ennuie », « dire », « si
») pour suggérer la distillation insidieuse de l'ennui au vers 13 ; par les
consonances lugubres, presque funèbres des r (dans « mourrai », « brûlé
», « dure ») au vers 14. Limage du « papillon brûlé » renouvelle
l'image banale du papillon qui se brûle les ailes à la lumière d'une lampe;
beaucoup plus expressive, elle évoque la fragilité d'un être gracieux qui
se heurte à l'incompréhension et à l'égoïsme. C'est ainsi que la hantise
de la mort resurgit avec cette dernière occurrence d'un mot appartenant au
champ lexical de la mort, après « je meurs » « la mort » et « je me tue
». Toutes ces plaintes justifient le titre du poème.
[2.
L'humour]
Cependant, le
poète ne va pas jusqu'à sacrifier sa vie à celle qu'il aime. Il préfère
rejeter son rêve dans l'irréel. Sachant pertinemment que la femme aimée ne
veut partager ni sa solitude ni son exil sous des cieux lointains, il se
réfugie dans le pays des chimères. Le verbe de la dernière phrase, « vous
feriez bien », est un irréel du présent, qui lui permet de métamorphoser
par l'imagination la fière Parisienne en une fille de la nature. Il ne
cherche plus à convaincre la femme aimée des avantages de la vie au sein de
la nature, il préfère la placer au centre d'un tableau aux couleurs
contrastées: des cheveux noirs, un peignoir clair, un fond de verdure. Le
rêve d'amour s'achève sur une image conventionnelle qui vient se substituer
à lui, avec tout ce qu'elle implique de figé. Le poème se termine donc sur
une pirouette et une note d'humour.
Cet humour a
été amorcé par l'expression familière « vous feriez bien », qui signifie
« vous auriez une apparence très convenable », voire « distinguée. » Il
est accentué par la couleur romantique du tableau: le cliché « vos cheveux
noirs au vent » rappelle que jusque dans les portraits, le vent symbolisait
pour les romantiques les tourments de la passion, comme le montre le célèbre
portrait de Chateaubriand par Girodet. Mais l'humour apparaissait déjà plus
haut, dans la familiarité de « je me tue à vouloir... » et même dans la
substitution de « cohue » à « foule » au vers 7. La Parisienne aime la
foule, et le poète emploie ce mot pour évoquer ses goûts au vers 8. Mais
auparavant il lui avait substitué le mot péjoratif de « cohue » pour dire
combien lui‑même déteste l'agitation, le bruit et la bousculade. Quand
on préfère, comme ici, l'ombre de l'amour à l'amour véritable et une belle
image à la réalité, l'amour est mort ou désincarné.
[Conclusion]
Ce poème élégiaque est d'abord la plainte d'un mal-aimé. Un homme
amoureux d'une mondaine dit sa douleur de ne pouvoir se faire aimer de la
femme qui l'attire. C'était déjà le drame de l'incompatibilité des humeurs
mis en scène par Molière dans Le
Misanthrope. Alceste, lui aussi, ne rêvait que de « désert » et de
solitude alors que Célimène ne pouvait se passer de la société brillante
et frivole dont elle était la reine. Mais cette chanson du mal-aimé n'est
pas aussi triste que le suggère le titre, car la sensibilité inquiète du
poète se cache derrière l'humour.