SERIES GENERALES / SUJET 1

 

LA BRUYERE (1645-1696)

Extrait de « Des Jugements » (Les Caractères XII – 1688)


Petits hommes, hauts de six pieds, tout au plus de sept, qui vous enfermez aux foires comme géants ; et comme des pièces rares dont il faut acheter la vue, dès que vous allez jusques à huit pieds ; qui vous donnez sans pudeur de la hautesse et de l'éminence, qui est tout ce que l'on pourrait accorder à ces montagnes voisines du ciel, et qui voient les nuages se former au-dessous d'elles ; espèce d'animaux glorieux et superbes, qui méprisez toute autre espèce, qui ne faites pas même comparaison avec l'éléphant et la baleine ; approchez, hommes, répondez un peu à Démocrite. Ne dites-vous pas en commun proverbe : des loups ravissants, des lions furieux, malicieux comme un singe ? Et vous autres ; qui êtes-vous ? J'entends corner sans cesse à mes oreilles : L 'homme est un animal raisonnable ; qui vous a passé cette définition ? sont-ce les loups, les singes et les lions, ou si vous vous l'êtes accordée à vous-mêmes ? C'est déjà une chose plaisante que vous donniez aux animaux, vos confrères, ce qu'il y a de pire, pour prendre pour vous ce qu'il y a de meilleur, laissez-les un peu se définir eux-mêmes, et vous verrez comme ils s'oublieront, et comme vous serez traités. Je ne parle point, ô hommes, de vos légèretés, de vos folies et de vos caprices qui vous mettent au-dessous de la taupe et de la tortue, qui vont sagement leur petit train, et qui suivent, sans varier, l'instinct de la nature ; mais écoutez-moi un moment. Vous dites d'un tiercelet de faucon qui est fort léger, et qui fait une belle descente sur la perdrix : «Voilà un bon oiseau» ; et d'un lévrier qui prend un lièvre corps à corps : «C'est un bon lévrier». Je consens aussi que vous disiez d'un homme qui court le sanglier, qui le met aux abois, qui l'atteint et qui le perce: «Voilà un brave homme.» Mais si vous voyez deux chiens qui s'aboient, qui s'affrontent, qui se mordent et se déchirent, vous dites «Voilà de sots animaux», et vous prenez un bâton pour les séparer. Que si l'on vous disait que tous les chats d'un grand pays se sont assemblés par milliers dans une plaine, et qu'après avoir miaulé tout leur soûl, ils se sont jetés avec fureur les uns sur les autres, et ont joué ensemble de la dent et de la griffe ; que de cette mêlée il est demeuré de part et d'autre neuf à dix mille chats sur la place, qui ont infecté l'air à dix lieues de là par leur puanteur, ne diriez-vous pas : "Voilà le plus abominable sabbat dont on ait jamais ouï parler ?» Et si les loups en faisaient de même : « Quels hurlements, quelle boucherie ! » Et si les uns ou les autres vous disaient qu'ils aiment la gloire, concluriez-vous de ce discours qu'ils la mettent à se trouver à ce beau rendez-vous à détruire ainsi, et à anéantir leur propre espèce ; ou près l'avoir conclu ne ririez-vous pas de tout votre coeur de l'ingénuité de ces pauvres bêtes ? Vous avez déjà, en animaux raisonnables, et pour vous distinguer de ceux qui ne se servent que de leurs dents et de leurs ongles ; imaginé les lances ; les piques, les dards, les sabres et les cimeterres, et à mon gré fort judicieusement ; car avec vos seules mains que pouviez-vous vous faire les uns aux autres, que vous arracher les cheveux, vous égratigner au visage, ou tout au plus vous arracher les yeux de la tête ? au lieu que vous voilà munis d'instruments commodes, qui vous servent à vous faire réciproquement de larges plaies, d'où peut couler votre sang jusqu'à la dernière goutte, sans que vous puissiez craindre d'en échapper. Mais, comme vous devenez d'année à autre plus raisonnables, vous avez bien enchéri  sur cette vieille manière de vous exterminer : vous  avez de petits globes qui vous tuent tout d'un coup, s'ils peuvent seulement vous atteindre à la tête ou à la poitrine ; vous en avez d’autres plus pesants et plus massifs, qui vous coupent en deux parts ou qui vous éventrent, sans compter ceux qui, tombant sur vos toits, enfoncent les planchers, vont du grenier à la cave, en enlevant les voûtes, et font sauter en l'air, avec vos femmes, l'enfant et la nourrice ; et c'est là encore où gît la gloire ; elle aime le remue-ménage, et elle est personne d'un grand fracas.[ ... ]

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1) le pied est une mesure de longueur valant 32 cm 2) hautesse : appellation du sultan ; éminence: titre donné à un cardinal. 3) qui : ce qui. 4) glorieux et superbes : vaniteux et orgueilleux. 5) Démocrite : philosophe grec (Vème s. av. J.-C.), qui tournait tout en dérision. 6) ravissants : ravisseurs. 7) a passé : a permis. 8) ou si : ou. 9) tiercelet de faucon : faucon mâle. 10).un brave homme : un homme brave. 11) que si : si. 12) Fureur : folle passion, folie. 13) après l'avoir conclu : après avoir fait cette conclusion. 14) vous avez enchéri sur : vous avez fait des progrès par rapport à. 15) gît: réside. Le mot lui semblant vieilli, La Bruyère utilise l'italique.

Questions (10 points)

1 ) Rapprochez la première et la dernière phrase du texte pour trouver l'idée qui sert de base à l'argumentation. (3 pts)

2 ) Quelles sont les différentes étapes de l'argumentation ? (5 pts)

3) La Bruyère, dans cette page, utilise différents tons. Relevez l'un d'eux en vous appuyant sur une citation du texte que vous commenterez. (2 pts)

Ecriture (10 points)

En imitant les procédés utilisés par La Bruyère, vous raillerez à votre tour l'utilisation déraisonnable que font parfois de leur intelligence les hommes d'aujourd'hui.


CORRIGE DES QUESTIONS

 

1 ) Rapprochez la première et la dernière phrase du texte pour trouver l'idée qui sert de base à l'argumentation (3pts)

 

Dans les deux phrases qui encadrent le texte revient le thème de la “gloire” : adjectif “glorieux”, ligne 4; substantif : “gloire”, ligne 37.

A la fin du texte, « la gloire » est dénoncée comme ce qui pousse les hommes au surarmement. Humoristiquement, La Bruyère personnifie la gloire : «elle aime le remue-ménage ; elle est personne de grand fracas ». Dans cette formule, où l’on retrouve l’art du portrait de l’auteur des “Caractères”, la guerre est déguisée en « petit marquis », le vacarme de la mitraille identifié aux rodomontades bruyantes du vaniteux.

Cette phrase renvoie à la définition de l’homme proposée au début du texte : « espèce d’animaux glorieux et superbes » (l.4). Au XVII° siècle, les mots « gloire, glorieux » ont un sens polyvalent : ils peuvent désigner (comme aujourd’hui) l’honneur reconnu, la réputation justement acquise ; mais aussi le sentiment de satisfaction de celui qui a mérité de tels honneurs (la fierté, l’orgueil légitime) ou l’excessif contentement de soi (la prétention, la superbe, la vanité). C’est ce dernier sens qu’il faut donner à la formule de la ligne 4 : les hommes sont une espèce d’animaux vaniteux et prétentieux. Cette insistance lexicale nous aide à identifier la principale intention du texte : rabattre l’orgueil des hommes.

On trouve encore le mot “gloire” l.23: « Et si les uns ou les autres vous disaient qu’ils aiment la gloire… ». L’amour de la « gloire», nous dit La Bruyère, est ce qui  sert à justifier les guerres. A trois reprises dans le texte, l’auteur reproche aux hommes de régler leur comportement sur le souci de leur « gloire ».

 

2 ) Quelles sont les différentes étapes de l'argumentation ? (5 pts)

 

            Afin de démontrer aux hommes à quel point ils sont misérables, l’auteur utilise essentiellement quatre arguments.

Le premier argument du texte (l.1 à 6) est d’ordre physique. Face aux  « montagnes voisines du ciel », face à l’éléphant et à la baleine, les « petits hommes, hauts de six pieds, tout au plus de sept » ne soutiennent pas la comparaison : petitesse de l’homme dans la nature.

Le second argument (l.6 à 11) dénonce la relativité du jugement humain. La Bruyère attaque l’homme sur sa prétention à la supériorité intellectuelle. « J’entends corner sans cesse à mes oreilles : l’homme est un animal raisonnable ». Le mot familier « corner », au double sens de « parler très fort » et de « ressasser » désigne péjorativement cette formule comme une idée à réfuter. L’homme se considère comme un « animal raisonnable ». Mais ce jugement est-il  digne de foi, dès lors que c’est l’homme lui-même qui le porte? Qu’en diraient les animaux si on leur demandait leur avis ? En suggérant cette inversion du point de vue qu’on trouve très souvent aussi chez La Fontaine, La Bruyère tente d’ébranler notre certitude sur l’objectivité de notre jugement. A partir de cet endroit, toute l’argumentation va s’orienter vers la réfutation du caractère raisonnable de l’homme.

Le  troisième argument dénonce les  « légèretés » et  les «folies des hommes ». Les lignes 11 à 14 développent, à la manière d’une prétérition, ce nouvel argument contre le caractère raisonnable de l’homme. La prétérition est un procédé de rhétorique : on déclare ne pas vouloir parler d’une chose dont on parle néanmoins par ce moyen. C’est exactement ce que fait La Bruyère : « Je ne parle point, ô hommes, de vos légèretés, de vos folies et de vos  caprices… ». L’argument ne sera peut-être pas développé, mais il a été compris. Cela suffit !

Le quatrième argument dénonce la folie guerrière des hommes. De la ligne 14 jusqu’à la fin du texte, La Bruyère se centre sur l’argument de la guerre : l’attrait pour la guerre est la meilleure preuve de la déraison humaine. Mais il vaut la peine de détailler la description du raisonnement qui est complexe :

·         Concession : de la ligne 14 à la ligne 17, le raisonnement commence par un mouvement concessif : il est vrai que les animaux chassent, comme les hommes (« Je consens aussi que vous disiez d’un homme qui court le sanglier (…) : voilà un brave homme ». Le verbe « consentir » est un indice typique de la concession).

·         Fable : le passage suivant (l.17 à 23) commence par « Mais » ; il amène le second mouvement de la concession : l’opposition. La guerre se conçoit entre espèces différentes, « mais » elle est absurde entre individus d’une même espèce comme la pratiquent les hommes. A l’appui de cet argument, La Bruyère nous propose un développement narratif, une petite fable mettant en scène des animaux et tendant à prouver que les animaux ne se combattent pas au sein d’une même espèce. La principale scène de la fable montre un combat de chats en cinq phases : le rassemblement, les cris ou miaulements, l’affrontement, le corps à corps, et le spectacle après la bataille ; le tout sur le modèle d’une bataille humaine.  La présence anaphorique de la conjonction « si » indique bien la nature hypothétique de comportements aussi absurdes : « si vous voyez… » ; « si l’on vous disait …» ; « et si les loups faisaient de même… ».

·         Réfutation de l’héroïsme : la dernière phrase hypothétique (le dernier « si », l.23-26 ) ne se contente pas de mettre en place une situation imaginaire, elle a pour fonction de réfuter un argument courant en faveur de la guerre, la valeur de l’héroïsme. Si les animaux justifiaient leurs tueries fratricides par un éloge des vertus guerrières, comme le font les hommes, nous nous moquerions d’eux (« ne ririez-vous pas de tout votre cœur de l’ingénuité de ces pauvres bêtes »).

·         Paradoxe : la « raison » de l’homme mise au service de la « déraison guerrière »  : enfin, la dernière partie du texte (l.26-37) présente un nouvel argument accompagné d’une gradation  (cf le jeu des deux connecteurs « déjà »(l.26)-« Mais »(l.32) . Le caractère « raisonnable » des hommes, leur supériorité sur les animaux réside finalement dans leur capacité à inventer des armes de plus en plus meurtrières. Etrange supériorité. Ce paradoxe achève de démontrer l’incongruité de l’orgueil humain.

 

 

3 ) La Bruyère, dans cette page, utilise différents tons. Relevez l'un d'eux en vous appuyant sur une citation du texte que vous commenterez.

 

 

Première réponse possible : le ton polémique, l’interpellation brutale des hommes (l’un des exemples cités, correctement commenté : 2 points) .

 

Par certains procédés qu’il convient d’étudier, l’auteur met en place une situation d’énonciation particulière qui confère au texte une tonalité polémique. Le texte tout entier est une longue apostrophe. L’apostrophe est selon le Larousse « une interpellation brusque et peu courtoise ». Dès le début, on trouve l’interpellation méprisante : « Petits hommes… », qui se prolonge par des impératifs sommant les hommes de prêter attention aux remarques du moraliste : « approchez, hommes, répondez un peu à Démocrite » ; « laissez-les un peu se définir eux-mêmes » ; « écoutez-moi un moment ». L’emploi de l’impératif, mode de l’ordre, indique la volonté de l’énonciateur de rudoyer son destinataire, de le prendre à parti . A deux reprises, La Bruyère utilise le tour familier « un peu » qui renforce le ton de défi de ces impératifs. Les verbes « approchez », « écoutez-moi un moment » sont ceux d’un orateur improvisé qui harangue dans la rue une foule hésitante et qui l’incite à s’approcher pour faire cercle autour de lui. Ils contribuent à conférer un caractère de langue orale et (relativement) familière à cette page. Le discours s’adresse à l’humanité toute entière, comme si l’argumentateur, non sans orgueil, se retranchait du nombre des hommes et se plaçait au dessus d’eux. Il n’hésite pas à s’engager à titre personnel dans la dispute, comme le montre la récurrence de la première personne : « J’entends corner » ; « Je ne parle point » ; « Je consens » ; «écoutez-moi »; « à mon gré ». Par ailleurs, la deuxième personne est omniprésente dans le texte. La deuxième personne du pluriel désigne les hommes en général, mais derrière ce destinataire théorique, c’est bien entendu le lecteur réel qui est sans arrêt sollicité. L’auteur multiplie les adresses directes sous forme de questions : « et vous autres ; qui êtes-vous ? » ; « qui vous a passé cette définition ? » ; ou encore sous forme d’interro-négatives qui sont des questions plus pressantes dans la mesure où elles suggèrent fortement un assentiment du destinataire : « Ne dîtes-vous pas … ? » ; « ne diriez-vous pas …? » ;  « ne ririez-vous pas… ?» . L’auteur engage un dialogue fictif avec le lecteur, en isolant par des moyens typographiques des idées qu’il ne reprend pas à son compte et qu’il discute. Il cite en italiques des formules courantes qui traduisent les mauvaises coutumes des hommes (« vous donner sans pudeur de la hautesse et de l’éminence ») et leurs jugements intéressés (« des loups ravissants, des lions furieux, malicieux comme un singe » ; « l’homme est un animal raisonnable »). Il rapporte entre guillemets ce que sont ou ce que seraient les réactions des hommes devant certaines situations réelles ou imaginaires («Voilà un bon oiseau » ; « c’est un bon lévrier » ; « Voilà un brave homme » ; « Voilà le plus abominable sabbat dont on ait jamais ouï parler » ; « quels hurlements ! quelle boucherie !»). Ces procédés introduisent dans le texte un ton très direct, du naturel, de la vie, du rythme : alternance de longues phrases explicatives et de courtes phrases de dialogue. La vigueur avec laquelle l’auteur s’en prend à lui pourrait rebuter le lecteur, mais la vivacité de l’algarade le réjouit et accroche son intérêt.

 

Deuxième réponse possible : le ton ironique (l’un des exemples cités, correctement commenté : 2 points).

 

On le trouve essentiellement dans les deux dernières phrases du texte (l.26 à 38), qui sont fort longues et segmentées par des points-virgules. Il y a bien quelques traces localisées d’ironie dans le reste du texte (l’expression élogieuse « ô hommes ! » employée par antiphrase au beau milieu d’une critique cinglante, l.12 ; l’expression « ce beau rendez-vous » pour désigner le rendez-vous de la bataille, l.25) mais c’est à partir de la ligne 26 que la satire explicite et ouverte bascule dans le procédé inverse, fondé sur l’implicite et l’accusation indirecte : l’ironie. Le principe constant de l'ironie est ici le faux éloge.

L’orateur feint d’abord de partager la bonne opinion que les hommes ont d’eux-mêmes : « Vous avez, en animaux raisonnables,… ». Il adopte à l’égard des animaux la même attitude méprisante que les hommes, comme on le voit dans la périphrase : « ceux qui ne se servent que de leurs dents et de leurs ongles ». Il  félicite les hommes de leur inventivité dans le domaine des armements : « et à mon gré fort judicieusement ». Mais, plus on s’avance dans cette première phrase, plus les éloges décernés aux hommes prennent une tournure paradoxale et absurde qui sert de révélateur à l’ironie : c’est particulièrement sensible dans l’oxymore final : « craindre / d’en échapper ». Sauver sa vie n’est pas, logiquement, quelque chose que l’on puisse craindre. L’absurdité de la formule finale fait imploser la fausse logique du discours ironique.

Comme la précédente la phrase qui suit commence par des formules (faussement) élogieuses : « comme vous devenez d’année en année plus raisonnables… ». Les inventions meurtrières des hommes sont décrites avec des périphrases qui en atténuent l’aspect choquant (ce sont des euphémismes : « petits globes …  autres plus pesants et massifs »), les présentant comme de merveilleux jouets, absolument comme le ferait quelqu’un voulant mettre en valeur l’ingéniosité des hommes en dissimulant la réalité odieuse du but poursuivi. La construction syntaxique, fondée sur une gradation, est typique du discours d’éloge : « vous avez … vous en avez d’autres…. sans compter ceux…. ». Après la gradation , l’accumulation : « enfoncent… vont…  font sauter… ; tombant …. enlevant… ; la femme, l’enfant et la nourrice ». Formellement, nous sommes dans l’éloge emphatique. Mais, comme dans la phrase précédente, la fin de la phrase fait éclater l’absurdité du raisonnement par le contraste entre le sens apparent et la tonalité pathétique qui se dégage de l’évocation :  « et font sauter en l’air, avec vos femmes, l’enfant et la nourrice ».

Forme indirecte et donc plus élégante de polémique, l’ironie permet à La Bruyère d’abandonner le ton agressif du début du texte et de terminer sur une note d’humour qui achève de séduire le lecteur.