SERIE STT/ SUJET 3

 

SUJET

  

On a souvent reproché aux romanciers naturalistes leur pessimisme. Le roman de Zola ou de Maupassant que vous avez étudié cette année confirme-t-il ce jugement ou non ?

 

Vous répondrez à cette question dans un développement argumenté et illustré par des références précises à ce roman.

 

 

 

CORRIGE


Ce corrigé est emprunté aux Annales du Bac Nathan

Texte de référence: Bel-Ami de Maupassant.

 

 

 

COUP DE POUCE

 

ANALYSE DU SUJET

 

Le sujet propose de vérifier le bien-fondé du reproche de pessimisme adressé aux romanciers naturalistes.

 

Rappelons d'abord que la plupart des écoles littéraires ont encouru les critiques de leurs contemporains parce qu'elles révolutionnaient le monde littéraire en lançant des idées neuves et en expérimentant de nouvelles méthodes (cf la « bataille » d'Hernani). Les naturalistes n'échappèrent pas à ce sort.

 

De quelle nature est ce reproche ? D'ordre philosophique puisqu'il est relatif à la vision du monde de ces romanciers.

 

Comment ce pessimisme se traduit-il dans le roman naturaliste? Il fait ressortir la tragédie du ou des destins retracés et mis en scène par le romancier. Le romancier naturaliste privilégie le récit d'une déchéance (L'Assommoir de Zola, Une vie de Maupassant). De plus, il présente d'ordinaire cette déchéance comme inéluctable.

 

Comment s'explique ce pessimisme? Il découle à la fois de la sociologie déterministe de Taine (l'homme n'est pas libre, mais déterminé par la race, le milieu et le moment) et de la philosophie de Schopenhauer (1788-1860), selon laquelle le « vouloir-vivre » ancré en chacun de nous est la racine de tous les maux parce qu'il nous entraîne dans un cycle sans fin, du désir et de la douleur à l'ennui.

 

 

CONNAISSANCES À MOBILISER

 

Quelles sont les marques du pessimisme dans Bel-Ami?

 

‑ Le protagoniste: un bellâtre qui réussit par les femmes; un arriviste sans scrupules qui se sert des autres (Forestier, Madeleine, Mme Walter, Suzanne ... ) pour réussir; un cynique qui ne cache pas ses sentiments même s'ils blessent autrui: sa lassitude des assiduités de Mme Walter; un homme cupide qui veut faire fortune...

 

‑ les autres personnages : aucun ne suscite une franche sympathie, aucun n'est vraiment estimable ;

 

‑ le milieu: le monde de la presse à sensation, la collusion de la presse de la politique et de l'argent;

 

‑ la société: une société dominée par la poursuite du plaisir et l'amour de l'argent, la perte des valeurs morales (le mariage est systématiquement bafoué);

 

‑ la vision du monde: la récurrence du thème de la mort.

 

 

ARGUMENTATION

 

Deux sortes de plans sont possibles, selon que l'oeuvre étudiée est plus ou moins pessimiste.

 

‑ Le plan analytique: si l'on donne une réponse affirmative à la question posée par le sujet, le devoir consistera à la justifier par divers arguments en suivant une progression.

 

‑ Le plan dialectique: on peut montrer dans une première partie que le roman étudié est effectivement pessimiste pour telle et telle raisons; mais que ce pessimisme est nuancé par l'espoir d'un avenir meilleur (Germinal) par une fin ouverte, par la présence de personnages sympathiques, etc.

 

 Les axes de raisonnement

 

Nous avons opté ici pour le plan dialectique afin de faire ressortir le pessimisme de Bel-Ami : ce roman présente quelques apparences d'un livre optimiste, alors qu'en réalité il est très pessimiste.

 

 Le plan

 

I. Le roman d'une réussite apparente

       1. Le roman d'une ascension

       2. Le roman d'une réussite

       3. Un roman au héros entreprenant

 

II. Un roman très pessimiste en réalité

       1. Le portrait d'un arriviste sans scrupules

       2. Une critique sévère de la société

       3. Le spectre de la mort

 

CORRIGÉ

 

[Introduction]

 

De La Rochefoucauld à Céline, nombreux sont les écrivains qui ont des vues sans illusions sur la nature humaine. C'est ainsi qu'il a souvent été reproché aux naturalistes de ne pas croire en l'homme, en particulier à Guy de Maupassant, dont le pessimisme paraît manifeste dans les nouvelles comme dans les romans. À première vue Bel-Ami, son deuxième roman, (qui est l'histoire d'une ascension et d'une réussite, semble cependant moins noir que les autres. En réalité, le pessimisme de Bel-Ami se lit dans le regard impitoyable de Maupassant sur son héros, sur la société et sur la vie.

 

[I. Le roman d'une réussite apparente]

 

[1. Le roman d'une ascension]

 

Contrairement à Une vie, dont l'intrigue est l'histoire d'une inéluctable décadence, Bel-Ami est le roman d'une ascension. Un obscur employé de bureau devient en l'espace de trois ans un homme influent, le rédacteur en chef d'un grand journal parisien et le gendre de son directeur, non sans avoir amassé une jolie fortune avant même d'épouser Suzanne Walter. Dans Une vie les rêves de bonheur de l'héroïne et la brève période heureuse de sa vie tiennent en cinq chapitres, alors qu'il en faut neuf au romancier pour raconter les étapes de sa déchéance financière et ses abdications successives devant son mari, puis son fils. Rien de semblable dans Bel-Ami : la vie du héros commence à suivre une courbe ascendante dès la scène d'exposition, lorsqu'il croise un soir, place de l'Opéra, un ancien camarade de régiment, Forestier, qui va le faire entrer à La Vie française.

 

Ce parcours n'est d'ailleurs nullement achevé à la fin du roman, car après son ascension professionnelle et sociale, Bel-Ami s'est donné pour objectif de réussir sa carrière politique. À la dernière page, Maupassant montre son héros sortant de la Madeleine, après la cérémonie du mariage, et découvrant le panorama parisien: «Il lui sembla qu'il allait faire un bond du portique de la Madeleine jusqu'au Palais-Bourbon. » Contrairement à Rastignac, qui n'est qu'un étudiant avec pour seul atout une maîtresse très riche, Delphine de Nucingen, quand il lance son fameux défi à la société parisienne du haut de la butte Montmartre : « À nous deux maintenant ! », Bel-Ami, à peine plus âgé que lui, est déjà un homme arrivé.

 

[2. Le roman d'une réussite]

 

L'ascension de Georges Duroy coïncide avec une réussite professionnelle, financière et sociale que tous reconnaissent et que beaucoup lui envient. Le jeune homme qui avait échoué à deux reprises au baccalauréat, l'employé besogneux qui se morfondait d'ennui dans les bureaux du chemin de fer et qui supportait mal sa position de subalterne, devient rapidement un échotier capable de trousser prestement un article, puis un journaliste qui signe des articles de fond. Il est nommé successivement chef des échos, rédacteur politique, puis rédacteur en chef, occupant ainsi le poste le plus important dans l'équipe d'un journal. Ce chroniqueur en vogue est adulé par un vaste public féminin, il fait et défait les ministres, il exerce un pouvoir considérable sur l'opinion.

 

Bien entendu, la réussite sociale accompagne les succès professionnels. Ce fils de paysans normands s'achète un titre de baron, reçoit la Légion d'honneur, fréquente les hommes influents du monde de la presse, de la finance et de la politique. Ses deux mariages lui apportent la considération et la fortune. Georges Duroy n'est pas un homme désintéressé pour qui ne compterait que l'amour du métier. Dès le premier chapitre il rêve de faire fortune, et il y parviendra grâce à l'augmentation régulière de son salaire qui suit le rythme de ses promotions, mais surtout grâce aux femmes : des largesses de Clotilde de Marelle à la dot de Suzanne Walter, en passant par la fructueuse opération boursière que lui fait faire madame Walter (70000 francs rapportés par un investissement de 10 000 francs) et la succession du comte de Vaudrec qu'il oblige Madeleine Forestier à partager avec lui. Georges Du Roy de Cantel savoure pleinement ce triomphe le jour de son mariage avec Suzanne: « Il devenait un des maîtres de la terre, lui, lui, le fils des deux pauvres paysans de Canteleu. »

 

[3. Un roman an héros entreprenant]

 

Si la part du hasard, à commencer par la rencontre fortuite de Forestier, n'est nullement négligeable, il n'en reste pas moins que Bel-Ami doit son succès à ses qualités personnelles et à son charme physique. D'abord, ce beau garçon fait tourner la tête de toutes les femmes, toutes veulent être aimées de lui, toutes veulent lui rendre service. Duroy sait à merveille faire jouer cette corde sensible, il pratique la séduction avec un art consommé. C'est aussi un homme actif, un opportuniste qui ne laisse jamais passer une occasion favorable, et un homme qui travaille avec acharnement et méthode pour apprendre le métier de journaliste. Les hommes sont sensibles à ses qualités intellectuelles: Forestier, qui facilite son apprentissage en lui donnant Madeleine comme professeur, de même que ses confrères journalistes et les députés. De plus, il sait inspirer confiance. Son patron Walter, qui le connaît à merveille, dira de lui à la fin du roman: « Il est fort tout de même. Nous aurions pu trouver mieux comme position, mais pas comme intelligence et comme avenir. C'est un homme d'avenir. Il sera député et ministre. »

 

[Transition] : Si Maupassant a décrit avec un grand luxe de détails l'ascension de son héros, il n'en a pas fait pour autant un personnage sympathique. Sous le joli surnom de Bel-Ami se cache un bellâtre, et sous la réussite matérielle l'angoisse de la mort.

 

[II. Un roman très pessimiste en réalité]

 

[1. Le portrait d'un arriviste sans scrupules]

 

En réalité, Georges Duroy se sert des autres pour réussir dans la vie: flatterie, hypocrisie, mensonge, tout lui est bon. Il ne recule devant rien, pas même devant la mort. Cet homme qui réussit par les femmes les rejette dès qu'elles ne peuvent plus servir ses ambitions, non sans avoir pris son plaisir avec elles: il n'est pas surprenant que « lit » soit le dernier mot du livre. Il délaisse madame de Marelle pour se marier avec Madeleine Forestier, niais bientôt il considère Madeleine comme « un boulet à son pied » et jette son dévolu sur la richissime Suzanne Walter après avoir séduit puis rejeté sa mère, qu'il conduit au bord de la folie par son ignoble conduite. Madame de Marelle, qui l'a percé à jour, le lui dit sans ménagement: « Tu trompes tout le monde, tu exploites tout le monde, tu prends du plaisir et de l'argent partout.» Froid et calculateur, Bel-Ami est le type de l'arriviste sans scrupules. Contrairement au Rastignac de Balzac ou au Julien Sorel de Stendhal, les deux autres arrivistes du roman du XIX° siècle, Georges Duroy n'a rien qui éveille la sympathie du lecteur.

 

[2. Une critique sévère de la société]

 

Mais Bel-Ami est aussi un produit de son époque, qui favorise l'ascension des hommes de son espèce, applaudit à leurs succès et ferme les yeux sur leurs turpitudes. Que Maupassant jauge et juge la famille, la presse, la haute finance ou la politique, son regard sur la société du second Empire est d'autant plus sévère qu'il est désespéré. La famille est en pleine décomposition : parmi les femmes mariées du roman, il n'en est pas une qui ne trompe son mari sans le moindre scrupule: madame de Marelle, madame Forestier, madame Walter. Quant aux maris, ils sont aveugles ou complaisants. Si l'on quitte le monde clos des hôtels particuliers pour s'immiscer dans les hautes sphères politiques ou financières, on trouve un tableau de moeurs tout aussi répugnant. Les hommes politiques? des médiocres, tel Laroche-Mathieu : « C'était un de ces hommes politiques à plusieurs faces, sans convictions, sans grands moyens, sans audace et sans connaissances sérieuses. » Les députés ? des «déclassés » et des « avortés ». Les coups de Bourse? « Les accès de hausse et de baisse ruinant en deux heures de spéculation des milliers de petits bourgeois, de petits rentiers, qui ont placé leurs économies sur des fonds garantis par des noms d'hommes honorés, respectés, politiques ou hommes de banque. »

 

La presse enfin, au lieu d'éduquer son public et de stimuler son esprit critique, ne cherche ni à l'informer ni à l'élever : on abreuve les lecteurs de « potins » glanés chez les concierges, on cache ou on dénature les événements importants. L'éloge du journaliste que Maupassant place dans la bouche du prélat célébrant le mariage de Georges et de Suzanne doit être lu comme une suite d'antiphrases, car Georges Duroy ne s'est jamais cru investi d'une mission éducative, personne ne le lui a demandé, personne ne le lui a enseigné: « Vous qui écrivez, qui enseignez, qui conseillez, qui dirigez le peuple, vous avez une belle mission à remplir, un bel exemple à donner. » Son expérience personnelle du journalisme avait permis à Maupassant de constater cette collusion de la presse, de la haute finance et de la politique illustrée dans le roman par l'affaire Laroche-Mathieu et surtout par Walter, le patron du journal : « La Vie française était avant tout un journal d'argent, le patron étant un homme d'argent à qui la presse et la députation avaient servi de leviers. » Rien n'est plus étranger aux journalistes de La Vie française que la notion d'une déontologie journalistique.

 

[3. Le spectre de la mort]

 

Enfin Maupassant rappelle constamment à son héros la loi inexorable de la vie, illustrée par la symétrie dans les deux parties du roman entre la mort du mari de Madeleine et celle de son amant, le comte de Vaudrec : tout nous achemine vers la mort, les plaisirs comme les profits sont destinés à s'abîmer dans le néant. Dans la première partie, cette cruelle leçon est administrée en trois temps, d'abord d'une façon abstraite, puis par l'épreuve du duel, enfin par l'agonie de Charles Forestier. Georges Duroy avait naguère participé au meurtre de trois Arabes durant la campagne d'Algérie sans le moindre état d'âme, mais lorsqu'il doit lui-même affronter la mort dans un duel, il éprouve la veille du jour décisif une peur panique, qu'il ne réussit à surmonter partiellement qu'en s'abrutissant avec de l'alcool. Les alternatives de terreur et d'indifférence fataliste par lesquelles il passe alors lui rappellent la méditation angoissée de Norbert de Varenne, au sortir de son premier dîner chez les Walter: « Moi, depuis quinze ans, je la sens qui me travaille comme si je portais en moi une bête rongeuse. Je l'ai sentie peu à peu, mois par mois, heure par heure, me dégrader ainsi qu'une maison qui s'écroule. »

 

La deuxième épreuve le marque encore davantage, quand il voit de ses propres yeux le lent travail de la mort sur un être jeune. Il constate, impuissant, les progrès du mal et l'incapacité de « l'autre », qu'il soit le médecin, l'ami, l'épouse ou le prêtre, à aider le mourant pour affronter l'ultime épreuve : face à la mort, Charles est seul. Devant le cadavre de son ami, la hantise de la mort resurgit chez Georges : « Une terreur, confuse, immense, écrasante, pesait sur l'âme de Duroy, la terreur de ce néant illimité, inévitable, détruisant indéfiniment toutes les existences si rapides et si misérables. » Il devra l'affronter à nouveau quand, devenu l'époux de Madeleine, chaque objet de leur maison lui rappellera qu'il a appartenu naguère à Charles. Dans Bel-Ami, comme dans les autres oeuvres de Maupassant, la mort happe les jeunes et les moins jeunes, elle n'épargne ni les riches ni les heureux, toutes les tentatives de l'homme pour lui échapper sont vaines.

 

[Conclusion]

 

Rien ne résume mieux le pessimisme de Maupassant dans Bel-Ami que les réflexions désabusées de Norbert de Varenne : tout est vanité et la vie conduit inéluctablement à la mort. L’histoire de Georges Duroy n'illustre pas ce lent cheminement vers la mort, elle le masque sous les apparences de la réussite, mais l'appétit de jouissance du héros s'explique largement par cette désespérance. Le mal qui ronge l'individu gangrène également la société : l'amour n'existe pas, le mariage est bafoué, l'amitié n'est que la façade de l'intérêt, le travail compte moins que l'entregent. En réalité, les hommes ne se passionnent que pour le sexe et l'argent. Cet effondrement des valeurs qui conduit l'individu et la société à la déliquescence morale s'explique certes par l'influence du naturalisme, mais il faut aussi faire la part de l'expérience personnelle de Maupassant - la séparation de ses parents et les atteintes de plus en plus cruelles de la maladie. Le pessimisme peut enfin apparaître comme une résurgence, à la fin du siècle, du mal du siècle romantique.